La famille Rosenstock fait partie des 800 000 personnes juives recensées à qui le code civil de 1866, en vigueur à l'époque, refuse la citoyennetéroumaine, à cause de lois discriminatoires, bien que les charges incombant aux Juifs, dont leur service militaire, aient été renforcées par l'État roumain[1]. Ainsi, le futur Tzara et sa famille n'étaient pas des citoyens à part entière dans le royaume de Roumanie, ne pouvaient voter ni circuler librement, avant 1918[1].
Fils de Filip Rosenstock (1867-1936) originaire de Tîrgu Ocna et Emilia née Zibalis (1874-1948)[2], originaire de Siret et figure dominante de la famille, Samuel, surnommé « Samicǎ » est élevé dans une certaine aisance matérielle grâce à son père, comptable et travailleur acharné dans une société d'exploitation forestière[3]. Sa famille n'est pas observante ; son père indique « athée » à la rubrique « religion » de son passeport[1]. Sa sœur Lucie-Marie appelée « Lucicǎ » naît en juin 1902[4].
Si ses parents parlaient yiddish dans leur jeunesse, c'est le roumain qui est employé à la maison de Moinești, ville composée pour moitié de Juifs, dans la région historique de Moldavie[1],[5].
Samuel connaît une enfance et une adolescence sans histoire, recevant des cours de piano dans sa maison bourgeoise, bien qu'outre sa petite taille et sa myopie, sa santé soit toujours fragile et le tienne souvent alité[6].
À onze ans, il quitte Moinești, pour être envoyé au pensionnat Schevitz-Thierrin à Bucarest, enseignant les langues étrangères, les sciences et les arts[1]. Il suit un cours sur la culture française dans un institut privé, s'éveille à la littérature au lycée Saint-Sava et s'inscrit en section scientifique pour le certificat de fin d'études au lycée Mihai-Viteazul. C'est un bon élève et ses professeurs notent son ouverture d'esprit et sa curiosité intellectuelle infatigable[7].
Le cercle Chemarea en 1915. De gauche à droite : Tristan Tzara, M. H. Maxy, Ion Vinea et Jacques G. Costin.
En 1915, il adopte le pseudonyme de « Tristan Tzara »: « Tristan » en référence au héros de l'opéra de Richard WagnerTristan et Isolde et « Tzara » parce que cela se prononce comme le mot roumain ţara (prononciation roumaine : [ˈt͡sara]) qui signifie « terre » ou « pays »[9]. Le nom entier se lit comme le roumain trist în țară, « triste dans le pays [natal] ». Il a également comme autres pseudonymes : S. Samyro (années 1910), anagramme partielle de « Samy Rosenstock », Tristan Ruia (dès 1913), Tr. Tzara (1913-1914), Tristan (été 1915)[10],[5]. Dix ans plus tard, « il adopte légalement son nouveau nom en 1925, après avoir déposé une demande auprès du ministère roumain de l'Intérieur. La prononciation française de son nom est devenue monnaie courante en Roumanie »[10].
Tristan Tzara ne déteste pas « choquer le bourgeois ». Il fait paraître dans diverses revues des poèmes comme Les Faubourgs, où il évoque l'« ouragan dévastateur de la folie », ou bien Doute, qui insiste sur le rôle du hasard dans la création poétique :
« J'ai sorti mon vieux rêve de sa boîte, comme tu prends un chapeau /
Le sommeil est un jardin entouré de doutes /
On en distingue pas la vérité du mensonge. »
Il se passionne pour Hamlet de Shakespeare[11] puis pour l'œuvre d'Arthur Rimbaud, fait des Galgenlieder (Les Chants du gibet) de Christian Morgenstern son livre de chevet, tandis que le Bucarest intellectuel résonne des « pages bizarres » d'un certain Urmuz (alias Demetru Demetrescu Buzau), dont Eugène Ionesco dira qu'il était « une sorte de Kafka plus mécanique, plus grotesque, précurseur de la révolte littéraire universelle, un des prophètes de la dislocation des formes sociales de pensée et de langage ».
Ayant obtenu son certificat de fin d'études, Tzara s'inscrit à l'université de Bucarest en mathématiques et philosophie (). Son ami Janco s'inscrit en polytechnique[12].
Tristan Tzara (détail), porteur d'un monocle, en 1920.
L'atmosphère provinciale de Bucarest ennuie Tzara qui rêve de partir. Contre l'avis de son père, mais encouragé par Janco qui le presse de le rejoindre à Zurich, il quitte la Roumanie pour la Suisse, pays neutre accueillant la jeunesse d'Europe refusant la guerre. Il s'inscrit à l'université en classe de philosophie. Mais l'ennui le gagne à nouveau : « les sensations de bien-être devinrent rares et tous les plaisirs étaient catalogués : les excursions, les cafés, les amis… » Il faut l'enthousiasme contagieux de Janco pour l'empêcher de retourner à Bucarest.
Après s'être installé en Suisse, le jeune poète abandonne presque complètement le roumain comme langue d'expression, écrivant la plupart de ses œuvres ultérieures en français[13].
Tzara rencontre l'Allemand Hugo Ball, poète et pianiste anarchiste, accompagné de sa femme Emmy Hennings, danseuse et chanteuse de music-hall. Il se présente comme un révolutionnaire professionnel, disciple de Mikhaïl Bakounine, ayant quitté l'Allemagne pour cause d'incitations à l'émeute. Convaincu qu'en Suisse il trouverait quelques jeunes gens comme lui avec la volonté de « jouir de leur indépendance », Ball confie à Tzara son projet d'ouvrir un lieu où se rassembleraient toutes les dissidences. Le , paraît dans la presse zurichoise un communiqué annonçant la création d'un « centre de divertissement artistique » qui s'adresse à tout le monde sauf aux « petites mondanités de l'avant-garde ». Le rendez-vous est fixé dans une taverne de la Spiegelstrasse pour des soirées quotidiennes[14].
Cabaret Voltaire est le nom de la première publication zurichoise au numéro unique du futur groupe Dada (24 mai 1916).
Le 1916, Ball, Hennings, Richard Huelsenbeck, Tzara et les peintres Jean Arp, Janco et Taeuber inaugurent le Cabaret Voltaire situé dans la Spiegelgasse[15] et transforment l'endroit en café littéraire et artistique dont les murs sont couverts de tableaux créant une ambiance à la fois intime et oppressante[16]. Le succès est immédiat.
Selon Ball, parmi les interprétations de chants imitant ou s'inspirant de divers folklores nationaux , « M. Tristan Tzara récitait de la poésie roumaine »[17],[18],[19].
Tzara : « Chaque soir, on chante, on récite — le peuple — l'art nouveau le plus grand au peuple — […] balalaïka, soirée russe, soirée française - des personnages édition unique apparaissent récitent ou se suicident, va et vient, la joie du peuple, cris ; le mélange cosmopolite de dire et de BORDEL, le cristal et la plus grosse femme "sous les ponts de Paris". »
Jean Arp : « Janco a évoqué et fixé Le Cabaret sur la toile de l'un de ses tableaux. Dans un local bariolé et surpeuplé se tiennent sur une estrade quelques personnages fantastiques qui sont censés représenter Tzara, Janco, Ball, Huelsenbeck, Hennings et votre serviteur. Nous sommes en train de mener un grand sabbat. Les gens autour de nous crient, rient et gesticulent. »
Hugo Ball : « Nous sommes tellement pris de vitesse par les attentes du public que toutes nos forces créatives et intellectuelles sont mobilisées. […] Aussi longtemps que toute la ville ne sera pas soulevée par le ravissement, Le Cabaret n'aura pas atteint son but. »[20],[21]
Il a participé à la naissance du mot « Dada » à Zurich et a été le plus actif propagandiste du mouvement. La légende veut que Tzara et Huelsenbeck aient glissé un papier au hasard dans un dictionnaire Larousse, qui serait tombé sur le mot Dada, donc choisi comme nom du mouvement. Huelsenbeck, autre fondateur du mouvement dada, prétend en 1922, dans son histoire du dadaïsme, que Tzara n'a jamais été dadaïste (ce qui s'explique par la rivalité qui régulièrement les opposera), tandis que certains poètes contemporains voient en Tzara le chef de file de l'art nouveau.
S'ouvre une galerie Dada, où Tzara prononce des conférences sur l'art nouveau, et notamment l'art abstrait. Il publie également quatre livraisons de la revue Dada, qui obtient rapidement une audience internationale[22].
Il a écrit lui-même les premiers textes « Dada » :
La Première Aventure céleste de Mr Antipyrine (1916),
André Breton, Philippe Soupault et Louis Aragon sont enchantés par les poèmes de Tzara, qu'ils ont lus à Paris dans les revues SIC et Nord-Sud, mais aussi dans les revues Dada. Ils entrent en correspondance. En 1915, le peintre Francis Picabia vient en Suisse pour soigner une dépression nerveuse : Tzara et lui se lient d'amitié et entrent également en correspondance. Durant ce séjour, il rencontre également Émile Malespine avec lequel il correspond et Tzara participe à la rédaction de la revue lyonnaise Manomètre[24].
C'est en 1919 ou 1920 que Tzara débarque inopinément à Paris, dans l'appartement de Picabia, dont la maîtresse vient d'accoucher. La légende veut que Tzara ait calmé le nouveau-né en lui faisant répéter « Dada, dada, dada ». Le terme même de " dada ", selon d'autres traditions, aurait été trouvé en 1916 par hasard, dans un dictionnaire, par les fondateurs du mouvement de Zurich[25]. André Breton et ses deux acolytes ne tardent pas à venir sonner à la maison, et sont surpris de voir, à la place du nouveau Rimbaud qu'ils avaient escompté, un petit bonhomme frêle roulant encore les r, mais ils s'habituent vite à son rire sonore et éclatant[26].
Façade de la maison fonctionnaliste de Tristan Tzara, construite pour lui à Montmartre par Adolf Loos en 1926, est conçue selon les exigences spécifiques de Tzara et décoré d'objets d'art africain[27], 15 rue Junot dans le XVIIIe arr. Paris.
Par la suite, ils se lancent tous ensemble dans une grande variété d'activités destinées à choquer le public et à détruire les structures traditionnelles du langage[28]. Tzara ne participera pas aux débuts du surréalisme, restant dans les premières années sur ses acquis dadaïstes, mais rejoindra le groupe plus tard. À partir de 1922, Breton s'oppose à Tzara puis publie le premier Manisfeste surréaliste en 1924. Tzara s'éloigne car il n'approuve pas les méthodes ni la politique du groupe. Ce n'est qu'en 1929 qu'il reprend son amitié avec Breton et, de temps en temps, fréquente les rencontres surréalistes qui ont lieu à Paris.
Tristan Tzara se marie à Stockholm en 1925 avec l'artiste et poétesse suédoise Greta Knutson (1899-1983) dont il divorce en 1942. Le couple a un fils, Christophe (1927-2018)[30].
En 1961, en reconnaissance de son travail de poète, Tzara reçoit le prestigieux prix Taormina[34]. Une de ses dernières activités publiques a eu lieu en 1962, lorsqu'il assiste au Congrès international sur la culture africaine, organisé par le conservateur anglais Frank McEwen et tenu à la National Gallery de Salisbury, en Rhodésie du Sud[41].
Son fils Christophe fait alors don des collections d'art de son père à différents musées, ainsi que des écrits de ce dernier à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet (BLJD) à Paris, qui constitue le fonds Tzara et réunit également toutes les archives du dadaïsme.
Timbre postal roumain (2004)La Première Aventure céleste de Mr Antipyrine, première édition 1916, avec des bois gravés et coloriés par Marcel Janco, rééd. 2005, Éditions Dilecta.
Du 24 septembre 2015 au 17 janvier 2016, l’exposition « Tristan Tzara, l’homme approximatif, poète, critique d’art, collectionneur » se tient au musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg[45], en partenariat avec la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Cette exposition est la première consacrée au poète et organisée dans un musée français. Elle présente plus de 450 œuvres et documents rares sur Tristan Tzara. L’exposition évoque la carrière littéraire de Tzara ainsi que "son compagnonnage avec Arp natif de Strasbourg, mais aussi Matisse, Picasso ou Masson", explique le commissaire de l’exposition Serge Fauchereau[46]. Un catalogue de l'exposition est publié à cette occasion.
↑ a et bJean-Yves Conrad - http://melusine.univ-paris3.fr/Association/Conrad.htm
« Promenade surréaliste sur la colline de Montmartre », Archivé le 15 septembre 2008 à la Wayback Machine, à l'Université de Paris III : Sorbonne Nouvelle Centre d'étude du surréalisme, Archivé, le 27 mars 2008 à la Wayback Machine ; récupéré le 23 avril 2008
↑(en) Robert Moses Shapiro, Why didn't the press shout ? American and international journalism during the Holocaust a collection of papers originally presented at an international conference sponsored by the Eli and Diana Zborowski Professorial chair in interdisciplinary Holocaust studies, Yeshiva University, october 1995, KTAV, (ISBN978-0-88125-775-5), p. 404
↑Roselee Goldberg (trad. de l'anglais), La Performance, du futurisme à nos jours, Londres/Paris, Thomas & Hudson / L'univers de l'art, 256 p. (ISBN978-2-87811-380-8), chap 4 le surréalisme / Nouvelles orientations.
(en) Bernard Gendron, Between Montmartre and the Mudd Club: Popular Music and the Avant-Garde, Chicago, University of Chicago Press, (ISBN0-226-28735-1).
(en) Marius Hentea, TaTa Dada: the real life and celestial adventures of Tristan Tzara, The MIT Press, (ISBN978-0-262-02754-0, lire en ligne),
Christian Nicaise, Tristan Tzara : les livres, Rouen, L'Instant perpétuel, 2005 (isbn2-905598-90-5).
Laurent Lebon, Dada, catalogue de l'exposition présentée au centre Pompidou du 5 octobre 2005 au 9 janvier 2006, Paris, éditions du Centre Georges Pompidou, .
Petre Răileanu, Les avant-gardes en Roumanie. La charrette et le cheval-vapeur, Paris, éditions Non Lieu, , 220 p. — 200 illustrations en couleurs.
Irina Livezeanu « 'From Dada to Gaga': The Peripatetic Romanian Avant-Garde Confronts Communism » () — « (ibid.) », dans Mihai Dinu Gheorghiu, Lucia Dragomir (eds.), Littératures et pouvoir symbolique. Colloque tenu à Bucarest (Roumanie), 30 et 31 mai 2003, Paris, Maison des Sciences de l'Homme, Editura Paralela 45, (ISBN2-7351-1084-2)