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Les Ruines (Volney)

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Les Ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires
Image illustrative de l’article Les Ruines (Volney)

Auteur Volney
Lieu de parution Paris
Date de parution 1791

Les Ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires est un livre de Volney publié en 1791.

L’auteur se met en scène au milieu des vestiges de Palmyre, où un « génie des ruines et des tombeaux » lui apparaît en songe. Ce fantôme lui révèle les secrets de la loi naturelle régissant l’histoire humaine, avant de lui prophétiser l’avènement de la Révolution française et sa diffusion à l’ensemble du globe.

À la fin de l’ouvrage, un chapitre est consacré à l’interprétation astronomique des religions. Avec Charles-François Dupuis (Origine de tous les cultes), Volney est le premier à défendre la thèse mythiste concernant la naissance du christianisme, qu’il décrit comme un « culte allégorique du soleil ».

Œuvre phare de la pensée déiste, à l’intersection des Lumières et du romantisme[1], Les Ruines ont rencontré un important succès en France, en Angleterre et aux États-Unis, où Thomas Jefferson s’est personnellement occupé de la traduction.

Contexte[modifier | modifier le code]

Le thème des ruines inspire de nombreux artistes au XVIIIe siècle. Diderot, que Volney a croisé chez le baron d’Holbach, commente ainsi une peinture d’Hubert Robert : « Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste[2]. »

Dans le roman de Louis-Sébastien Mercier, L'An 2440, rêve s'il en fut jamais (1771), le narrateur arpente les ruines du château de Versailles où se lamente le fantôme de Louis XIV, rongé par la culpabilité.

Le site de Palmyre, décor dans lequel s’ouvre le récit, est entré dans l’imaginaire européen depuis sa découverte en 1751 par deux archéologues britanniques, Robert Wood et James Dawkins. Volney, qui a voyagé en Égypte et en Syrie entre 1782 et 1785, ne l’a pas vu de ses propres yeux.

La rédaction de Ruines, débutée en 1787, est achevée alors qu’il siège à l’Assemblée nationale constituante. L’ouvrage est publié en septembre 1791, au moment de l’entrée en vigueur de la Constitution.

Comme Anacharsis Cloots (Appel au genre humain, 1793) ou Nicolas de Condorcet (Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1795), Volney voit dans la Révolution française le signal d’une libération mondiale des peuples, et l’annonce d’un avenir radieux.

Plan[modifier | modifier le code]

Invocation
I - Le voyage
II - La méditation
III - Le fantôme
IV - L’exposition
V - Condition de l’homme dans l’univers
VI - État originel de l’homme
VII - Principe des sociétés
VIII - Sources des maux des sociétés
IX - Origine des gouvernements et des lois
X - Causes générales de la prospérité des anciens états
XI - Causes générales des révolutions et de la ruine des anciens états
XII - Leçons des temps passés répétées sur les temps présents
XIII - L’espèce humaine s’améliorera-t-elle ?
XIV - Le grand obstacle au perfectionnement
XV - Le siècle nouveau
XVI - Un peuple libre et législateur
XVII - Base universelle de tout droit et de toute loi
XVIII - Effroi et conspiration des tyrans
XIX - Assemblée générale des peuples
XX - La recherche de la vérité
XXI - Problème des contradictions religieuses
XXII - Origine et filiation des idées religieuses
XXIII - Identité du but des religions
XXIV - Solution du problème des contradictions

Résumé[modifier | modifier le code]

L’ouvrage commence par une invocation[3] : « Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux ! C’est vous que j’invoque ; c’est à vous que j’adresse ma prière. »

Volney se replonge en 1784, « la onzième année » du règne du sultan ottoman Abdülhamid Ier, lors de son voyage en Syrie. Après trois jours de marche dans le désert, il découvre les ruines de l’antique Palmyre. Au crépuscule, « assis sur le tronc d’une colonne, le coude appuyé sur le genou, la tête soutenue sur la main », il s’abandonne à une profonde rêverie. Deux images se superposent dans son esprit : la Palmyre de jadis, animée et prospère, et la cité morte gisant devant lui, réduite à l’état de « lugubre squelette ».

Ce spectacle lui fait prendre conscience de la mortalité de sa propre civilisation. « Qui sait si sur les rives de la Seine, de la Tamise ou du Sviderzée, un voyageur comme moi ne s’assoira pas un jour sur de muettes ruines, et ne pleurera pas solitaire sur la cendre des peuples et la mémoire de leur grandeur ? »

L’intervention du génie[modifier | modifier le code]

Absorbé par la mélancolie[4], le voyageur se lamente sur le destin de l’humanité, qui lui semble frappée d’une malédiction divine. Soudain apparaît un « fantôme blanchâtre », qui s'adresse à lui d’une voix grave et profonde : « Cessez donc, ô mortels, d’accuser la fatalité du sort ou les jugements de la divinité ! (…) La source des calamités n’est point reculée dans les cieux ; elle réside dans l’homme même, il la porte en son cœur[5]. » Le fatalisme et la superstition, lui dit le génie, viennent de ce que l’homme est aveugle aux « lois éternelles antérieures à tous les codes, à tous les prophètes[6]. »

« Ô jeune homme ! Puisque ton cœur cherche avec droiture la vérité, puisque tes yeux peuvent encore la reconnaître à travers le bandeau des préjugés, ta prière ne sera point vaine : je te révélerai la sagesse des tombeaux et la science des siècles… » Le génie pose sa main sur la tête de Volney, et pénétré d’un « feu céleste », son esprit s’élève dans les airs.

« Nageant dans l’espace », il se retrouve en orbite du globe terrestre. Ses yeux, rendus « plus perçants que ceux de l’aigle », parcourent l’hémisphère Nord, de l’Atlantique à la Sibérie et jusqu’à la Malaisie. Son regard se porte sur la vallée du Nil où il distingue les pyramides de Gizeh. « C’est là qu’un peuple maintenant oublié, alors que tous les autres étaient barbares, fondait sur l’étude des lois de la nature des systèmes civils et religieux qui régissent encore l’univers. » Volney aperçoit également les ruines de Babylone et celles de Palmyre, où il se tenait quelques instants auparavant.

Plus tard dans le récit, au-dessus des rives de la mer Noire et de la mer d’Azov, en Crimée et au Kouban, des volutes de fumée captivent son attention. C’est, vue du ciel, la guerre opposant les Russes aux Tatars de Crimée, qui aboutit en 1783 à l’annexion de la Péninsule par l’impératrice Catherine II.

Les musulmans turcs et les orthodoxes russes prient pour la victoire, ayant chacun la vaine certitude de détenir la vérité. « Dieu qui, dans l’immensité des cieux, diriges la marche des mondes, et peuple les abymes de l’espace de millions de soleils entassés : dis, que paraissent à tes yeux ces insectes humains que déjà ma vue perd sur la Terre ! Quand tu t’occupes à guider les astres dans leurs orbites, que sont pour toi les vermisseaux qui s’agitent sur la poussière ? Qu’importe à ton immensité leurs distinctions de partis, de sectes ? »

Naissance et décadence des civilisations[modifier | modifier le code]

Volney, par la voix du génie, esquisse une histoire générale de la civilisation. De tout temps, l’espèce humaine a été régie par « l’amour de soi, l’aversion de la douleur, le désir du bien-être » (il reprend ici la philosophie de ses maîtres, Helvetius et d’Holbach).

Dans son état originel, l’homme, « semblable aux autres animaux », était sans expérience du passé et sans prévoyance de l’avenir, motivé uniquement par sa survie et sa reproduction. C’est pour parvenir à ces fins qu’il a maîtrisé son environnement, au cours d’une évolution rythmée par « l’épreuve répétée d’accidents divers ». Pour compenser leur faiblesse individuelle et faire face aux lendemains incertains, les hommes s’unirent en tribus puis en communautés sédentaires, passant de l’état de chasseurs-cueilleurs à celui d’éleveurs et d’agriculteurs.

Il identifie deux causes essentielles au malheur et à l’asservissement des peuples : l’ignorance et la cupidité[7]. « Tantôt insolents et audacieux, les chefs d’une nation ont tiré ses fers de son propre sein, et l’avidité mercenaire a fondé le despotisme politique ; tantôt hypocrites et rusés, ils ont fait descendre du ciel des pouvoirs menteurs, un joug sacrilège ; et la cupidité crédule a fondé le despotisme religieux. »

L’injustice, écrit-il, s’enracina dans les familles, avec le patriarcat et la patrilinéarité : « Parce que le chef de famille put exercer une autorité absolue dans sa maison, il donna ou ôta ses biens sans égalité, sans justice, et le despotisme paternel jeta les fondements du despotisme politique[8]. »

Disposant du pouvoir fiscal et militaire, les aristocrates s’attribuèrent des privilèges héréditaires et formèrent une caste séparée de la multitude. Finalement, « un seul homme maîtrisa des millions de ses semblables contre leur gré ou sans leur aveu. »

Volney décrit ensuite l’engrenage au cœur de l’effondrement des civilisations. Les masses laborieuses, résignées face aux injustices, privées de toute liberté économique, sont exploitées par quelques « oisifs opulents » qui détournent les richesses à des « fantaisies personnelles », à des « travaux stériles ». Et les empires, gangrénés par la corruption, incapables d’affronter les crises, finissent par s’écrouler sous leur propre poids[9].

Cette oppression politique se traduit sur le plan religieux. « Sous un tel régime, les peuples tombèrent dans le désespoir et l’accablement. Et les accidents de la nature s’étant joints aux maux qui les assaillaient, ils en reportèrent les causes à des puissances supérieures et cachées ; et parce qu’ils avaient des tyrans sur la terre, ils en supposèrent dans les cieux. (…) Et il naquit des doctrines funestes, des systèmes de religion atrabilaires et misanthropiques, qui peignirent les dieux méchants et envieux comme les despotes. Et pour les apaiser, l’homme leur offrit le sacrifice de toutes ses jouissances. Prenant ses plaisirs pour des crimes, ses souffrances pour des expiations, il voulut aimer la douleur, abjurer l’amour de soi-même. (…) Sa vie ne fut plus à ses yeux qu’un voyage fatigant, qu’un songe pénible ; son corps, qu’une prison, obstacle à sa félicité ; et la terre, un lieu d’exil et de pèlerinage. »

« Ah ! C’est maintenant que j’ai reconnu le mensonge de l’homme ! En voyant le tableau qu’il a tracé de la divinité, je me suis dit : non, non, ce n’est point Dieu qui a fait l’homme à son image ; c’est l’homme qui a figuré Dieu sur la sienne. »

Pour Volney, le destin de l’humanité n’est donc pas à chercher « au loin dans les astres, ou caché dans des codes mystérieux », mais dans la psychologie des hommes, qui sont « les éternels instruments de leurs infortunes ». La ruine d’une civilisation advient lorsque ses lois s’éloignent de la loi naturelle[10],[11].

L’espoir dans le progrès[modifier | modifier le code]

Face à « la perversité de ceux qui gouvernent » et « l’avilissement de ceux qui sont gouvernés », la tentation du nihilisme envahit l’âme du narrateur : « Que reste-t-il à l’homme vertueux, que de joindre sa cendre à celle des tombeaux ! »

Observant les différentes civilisations sur la Terre, aucune ne lui semble en mesure d’échapper à la ruine[12]. Les peuples, rendus amnésiques à chaque nouvelle génération, semblent condamnés à répéter les mêmes erreurs. « Partout, l’ignorance, la tyrannie, la misère, ont frappé de stupeur les nations ; et des habitudes vicieuses dépravant les sens naturels, ont détruit jusqu’à l’instinct du bonheur et de la vérité. »

« Garde-toi de l’illusion et des paradoxes du misanthrope », lui répond le génie : « l’homme mécontent du présent suppose au passé une perfection mensongère, qui n’est que le masque de son chagrin. Il loue les morts en haine des vivants, et bat les enfants avec les ossements de leurs pères. »

Il interroge le narrateur en ces termes : « Embrassant d’un coup d’œil l’histoire de l’espèce, et jugeant du futur par l’exemple du passé, as-tu constaté que tout progrès lui est impossible ? Depuis leur origine, les sociétés n’ont-elles fait aucun pas vers l’instruction et un meilleur sort ? Les hommes sont-ils encore dans les forêts, manquant de tout, ignorants, féroces, stupides ? (…) L’expérience du passé n’a pas été totalement perdue. Depuis trois siècles surtout, les lumières se sont accrues, propagées ; la civilisation, favorisée de circonstances heureuses, a fait des progrès sensibles. » Il évoque les découvertes scientifiques et les inventions techniques, en particulier l’alphabétisation et l’imprimerie[13] qui facilitent grandement la circulation des savoirs et leur transmission entre les générations.

« Par la loi de l'imitation, l’exemple d’un premier peuple sera suivi par les autres ; ils adopteront son esprit, ses lois. Les despotes mêmes, voyant qu’ils ne peuvent plus maintenir leur pouvoir sans la justice et la bienfaisance, adouciront leur régime par besoin, par rivalité, et la civilisation deviendra générale[14]. (…) Un siècle nouveau va s’ouvrir ! siècle d’étonnement pour le vulgaire, de surprise et d’effroi pour les tyrans, d’affranchissement pour un grand peuple, et d’espérance pour toute la terre ! »

Mais le voyageur n’est pas convaincu par ce discours optimiste : « Ces peuples qui se disent policés, ne sont-ils pas ceux qui, depuis trois siècles, remplissent la terre de leurs injustices ? ne sont-ce pas eux qui, sous des prétextes de commerce, ont dévasté l’Inde, dépeuplé le nouveau continent, et soumettent encore aujourd’hui l’Afrique au plus barbare des esclavages ? La liberté naîtra-t-elle du sein des tyrans ? Et la justice sera-t-elle rendue par des mains spoliatrices et avares ? (…) Plus je médite sur la nature de l’homme, plus j’examine l’état présent des sociétés, moins un monde de sagesse et de félicité me semble possible à réaliser. »

La Révolution française[modifier | modifier le code]

À ces mots, il est interrompu par « un bruit immense » venu d’occident : c’est l’écho de la révolution américaine. « Un cri de liberté, prononcé sur des rives lointaines, a retenti dans l’ancien continent. À ce cri, un murmure secret contre l’oppression s’élève chez une grande nation… »

Volney retrace ensuite l’histoire des états généraux de 1789[15] sous la forme d’un dialogue opposant d’un côté les nobles et les prêtres, qui tentent de justifier leurs privilèges, et de l’autre le peuple, qui réfute habilement leurs arguments[16]

Élevant « un trône immense en forme de pyramide » et déployant « l’étendard de la justice universelle », le peuple confie son pouvoir à des représentants - non sans les avertir : « Souvenez vous que vous êtes nos semblables ; que le pouvoir que nous vous conférons est à nous ; que nous vous le donnons en dépôt, non en propriété ni en héritage ; que les lois que vous ferez, vous y serez les premiers soumis ; que demain vous redescendrez parmi nous ; et que nul droit ne vous sera acquis, que celui de l’estime et de la reconnaissance. »

Assemblés dans un immense hémicycle présidé par un Législateur, « des millions d'hommes » lèvent les bras vers le ciel et font le serment de vivre libres et égaux. Ému aux larmes par ce spectacle, le narrateur dit au génie : « Que je vive maintenant, car je puis espérer. »

L'assemblée générale des peuples[modifier | modifier le code]

L'origine des systèmes religieux[modifier | modifier le code]

Réception et postérité[modifier | modifier le code]

En France[modifier | modifier le code]

Napoléon Bonaparte, qui rencontre Volney en Corse en 1792, est un admirateur de l’ouvrage. La fameuse harange attribuée au conquérant devant le plateau de Gizeh (« Soldats, songez que du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent ! »), résonne curieusement avec une phrase du fantôme[17],[18].

Les Ruines, rééditées en 1792 et 1799[19], sont l’un des plus grands succès de librairie sous la Révolution[20]. Toute une génération d’écrivains est imprégnée de la pensée volneyenne, à l’image de Senancour ou Fauriel.

Madame de Staël lui emprunte une épigraphe en couverture de son essai De la Littérature[21] (1800).

Le jeune Chateaubriand est profondément influencé par l’ouvrage[22]. L’hostilité qu’il manifeste dans un premier temps à l’égard de la religion, dans son Essai sur les révolutions (1797), y trouve indéniablement l’une de ses sources[23]. Le Génie du christianisme (1802), ouvrage apologétique, semble parfois écrit en réponse au génie des Ruines, tant certains passages y font directement allusion[24],[25].

Volney, qui apprécie peu le fidéisme de ce pionnier du romantisme français, glissera quelques piques visant explicitement Chateaubriand dans ses ouvrages postérieurs[26]. La rivalité entre les deux écrivains, qui siégeront ensemble à la Chambre des pairs, est aussi politique (l’homme de 1789 et le contre-révolutionnaire).

Après la mort de Volney en 1820, son œuvre connaît un regain de popularité dans les milieux anticléricaux[27]. Les Ruines sont d’ailleurs mises à l’index en décembre 1821 par l’Église catholique[28].

L’ouvrage circule encore beaucoup sous la Monarchie de Juillet. Balzac y fait par exemple référence dans une lettre à Ewelina Hańska, mais en des termes peu élogieux[29]. Jean Gaulmier piste l’héritage de Volney jusque chez Victor Hugo (La Légende des siècles) et Charles Baudelaire (« Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre[30] »).

En 1853, Sainte-Beuve consacre deux causeries du lundi à l’auteur[31], indiquant qu’il n’est alors plus lu par grand monde[32]. Il se montre sévère quant au style « ennuyeux » et « pindarique » du philosophe. « C’est terne, fatigué, pompeux, monotone, sonore et sourd à la fois[33]. » Le critique rend toutefois hommage à cet « excellent voyageur » et distingué salonnier qui, à certains égards[34], appartenait avant l’heure à « la société industrielle future ».

En Grande-Bretagne[modifier | modifier le code]

L’ouvrage est traduit en anglais dès 1792 par James Marshall, un proche du philosophe anarchiste William Godwin. Il se diffuse d’abord autour de l’éditeur Joseph Johnson et dans les cercles de la London Corresponding Society[35].

Mary Shelley, la fille de William Godwin, est l’une des premières lectrices. Dans Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818), la créature se cache au début de son existence dans la chaumière d’une famille française. Le soir, au coin du feu, le fils prénommé Félix lit Les Ruines à Safie, sa fiancée arabe, pour lui apprendre le français[36],[37]. Le monstre de Frankenstein parvient ainsi à se faire une idée de l’histoire humaine et de la diversité des systèmes politiques et religieux[38],[39],[40].

L’influence de Volney est aussi perceptible dans l’œuvre du poète Percy Bysshe Shelley, époux de Mary[41], notamment dans Queen Mab (1813), Alastor, or The Spirit of Solitude (1816), The Revolt of Islam (1818), et Prometheus Unbound (1820).

Des universitaires ont perçu des échos des Ruines dans certaines œuvres de Lord Byron, William Blake[42], Thomas Moore ou Thomas Love Peacock[43].

Selon les historiens Peter Linebaugh, Marcus Rediker[44] et Edward Palmer Thompson[45], l’empreinte de Volney est comparable à celle de Thomas Paine dans la pensée radicale du début du XIXe siècle. La diffusion de son livre dans le monde anglophone est telle que Marilyn Butler le décrit comme le « Foucault de son temps[46] ».

Cette renommée connaît un nouvel élan après les guerres napoléoniennes[47]. Parmi les intellectuels se revendiquant de son héritage, on peut citer le socialiste agraire Thomas Spence[48], l'incrédule Richard Carlile[49] (qui déclare que ce livre « a fait plus de déistes et d’athées que tous les autres écrits anti-chrétiens ayant circulé dans ce pays[50] ») ou les chartistes Feargus O'Connor et George Julian Harney[51].

Aux États-Unis[modifier | modifier le code]

Le 15 juillet 1796, pendant le séjour américain de Volney, The Vermont Gazette reproduit le chapitre central des Ruines, « Le Siècle nouveau » (The New Age), qui circule sous forme de tracts. The Polar Star, journal bostonien, publie à son tour des passages en décembre 1796. Le livre complet est traduit anonymement à Philadelphie en 1799.

Une version anglaise supervisée par Volney paraît en 1802, fruit de la collaboration du président Thomas Jefferson (ami du philosophe depuis 1785[52]) et du diplomate Joel Barlow[53].

Abraham Lincoln sera marqué par la lecture des Ruines dans les années 1830[54] et le poète Walt Whitman, dont le père est un admirateur de Volney, sera « élevé » avec ce livre[55].

En Allemagne[modifier | modifier le code]

Les Ruines sont traduites en 1792 par Georg Forster et Meta Forkel-Liebeskind. Des extraits sont publiés dans Minerva, le journal de Johann Wilhelm von Archenholz, dont le jeune Hegel est un fidèle lecteur. Le génie des ruines, en tant qu’esprit narratif de l’histoire humaine, préfigure le Weltgeist régissant la Weltgeschichte dans la pensée hégélienne[56].

La thèse mythiste esquissée dans l’ouvrage sera largement étayée dans les années 1840 par Bruno Bauer, qui niera explicitement l’existence historique de Jésus de Nazareth.

Dans le reste du monde[modifier | modifier le code]

L’ouvrage a aussi été traduit en néerlandais, en italien ou en espagnol[57]. Une version arabe a existé au XIXe siècle, même si aucune copie n’a été retrouvée[58].

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. Les Ruines sont un curieux mélange de satire voltairienne, de lyrisme mélancolique, d’angoisse eschatologique et de millénarisme révolutionnaire.
  2. Salon de 1767 », Œuvres de Denis Diderot : Salons, vol. 2, (Paris: J. L. J. Brière, 1821), 371-2).
  3. Gérard de Nerval est sensible à la poésie de ce « magnifique préambule »
  4. « Jean Ehrard, « Volney ou la Révolution mélancolique », dans Révolutions, résurrections et événements. Mélanges offerts à Paul Viallaneix, Paris, 1991, p. 7-16 »
  5. L’influence du baron d’Holbach est patente dans ce passage. Dans son Système de la nature, d’Holbach écrit : « Que l’homme cesse donc de chercher hors du monde qu’il habite des êtres qui lui procurent un bonheur que la nature lui refuse […] C’est pour s’être trompé, que le genre humain s’est rendu malheureux. Faute de connaître la nature, il se forma des Dieux qui sont devenus les seuls objets de ses espérances et de ses craintes. »
  6. Volney partage avec Helvétius la conviction d’une science morale aussi positive que la mécanique céleste de Newton.
  7. « Par l’ignorance et la cupidité, l’homme s’est armé contre l’homme, la famille contre la famille, la tribu contre la tribu, et la terre est devenue un théâtre sanglant de discorde et de brigandage. »
  8. Volney joint une note à ce passage : « Des faits sans nombre démontrent que, chez tout peuple naissant, dans l’état sauvage et barbare, le père, le chef de famille est un despote cruel et insolent. La femme est son esclave, ses enfants ses serviteurs [...]. Cet état se retrouve tout entier chez nos paysans non civilisés. À mesure que la civilisation croit, les mœurs s’adoucissent et la condition des femmes s’améliore. » L’idée qu’à l’origine des sociétés, la femme est l’esclave de l’homme (conception aujourd’hui remise en cause) était largement répandue parmi les auteurs du XVIIIe siècle. Dans Histoire des deux Indes, Diderot écrit : « la famille fut la première société ; et le premier gouvernement fut le gouvernement patriarcal ».
  9. « The Ruins: Meditations on the Revolutions of Empires, Cambridge Scholars Publishing, préface de Minchul Kim »
  10. « Partout, si un peuple est puissant, si un empire prospère, c’est que les lois de convention y sont conformes aux lois de la nature. (…) Si, au contraire, un empire tombe en ruines ou se dissout, c’est que les lois sont vicieuses ou imparfaites, ou que le gouvernement corrompu les enfreint. » Ainsi, « l’amour de soi qui, modéré et prudent, était un principe de bonheur et de perfection ; aveugle et désordonné, se transforme en un poison corrupteur. » 
  11. Cette loi naturelle, qui permet aux hommes de « déployer toute l’étendue de leurs facultés, toute l’énergie de l’amour de soi-même », se traduit en premier lieu par « la liberté et la sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés ».
  12. « Je parcours de mes regards toute la face de notre hémisphère ; en aucun lieu je n’apperçois le germe, ou ne pressens le mobile d’une heureuse révolution. L’Asie entière est ensevelie dans les plus profondes ténèbres. Le chinois, régi par un despotisme insolent, par des coups de bambou, par le sort des fiches ; entravé par un code immuable de gestes, par le vice radical d’une langue mal construite, ne m’offre dans sa civilisation avortée, qu’un peuple automate. L’indien, accablé de préjugés, enchaîné par les liens sacrés de ses castes, végète dans une apathie incurable. Le tartare, errant ou fixé, toujours ignorant et féroce, vit dans la barbarie de ses aïeux. L’arabe, doué d’un génie heureux, perd sa force et le fruit de sa vertu dans l’anarchie de ses tribus, et la jalousie de ses familles. L’africain, dégradé de la condition d’homme, semble voué sans retour à la servitude. Dans le nord, je ne vois que des serfs avilis, que des peuples troupeaux, dont se jouent de grands propriétaires. »
  13. « Un art sacré, un don divin du génie, l’imprimerie, ayant fourni le moyen de répandre, de communiquer en un même instant une même idée à des millions d’hommes, et de la fixer d’une manière durable, sans que la puissance des tyrans pût l’arrêter ni l’anéantir. »
  14. « Antoine Lilti, « Et la civilisation deviendra générale » : L’Europe de Volney ou l’orientalisme à l’épreuve de la Révolution, La Révolution française, Dire et faire l’Europe à la fin du XVIIIe siècle. »
  15. « cette nation se trouva tout à coup partagée en deux corps inégaux, et d’un aspect contrastant : l’un innombrable et presque total, offrait, dans la pauvreté générale des vêtements et l’air maigre et hâlé des visages, les indices de la misère et du travail ; l’autre, petit groupe, fraction insensible, présentait, dans la richesse des habits chamarrés d’or et d’argent, et dans l’embonpoint des visages, les symptômes du loisir et de l’abondance. »
  16. « Tout est perdu, la multitude est éclairée » se lamentent les privilégiés. Et le peuple répond : « Tout est sauvé, car si nous sommes éclairés, nous n’abuserons pas de notre force : nous ne voulons que nos droits. Nous avons des ressentiments, nous les oublions : nous étions esclaves, nous pourrions commander ; nous ne voulons qu’être libres, et la liberté n’est que la justice. »
  17. « Et vous, témoins de vingt siècles divers ! » (chapitre III).
  18. Une autre phrase paraît annoncer la prise de pouvoir de Bonaparte, à laquelle l’auteur contribuera, et les désillusions futures de Volney : « Hélas ! des conquérants viendront ; ils chasseront les oppresseurs et s’établiront à leur place ; mais, succédant à leur pouvoir, ils succéderont à leur rapacité, et la terre aura changé de tyrans sans changer de tyrannie. »
  19. Jed Buchwald and Diane Josefowicz, The Zodiac of Paris: How an Improbable Controversy over an Ancient Egyptian Artifact Provoked a Modern Debate between Religion and Science (Princeton, NJ: Princeton University Press, 2010), 39.
  20. Jean Gaulmier, « Volney : un grand témoin de la Révolution et de l’Empire », avant-propos.
  21. « Germaine de Staël, De la Littérature »
  22. « Cantagrel Laurent. Dire l'absence. Chateaubriand et la mise en scène du mélancolique autour de 1800. In: Romantisme, 2002, n°117. Paysages de la mélancolie. pp. 31-44. »
  23. Chateaubriand écrit : « Des hommes adroits, s’apercevant de ce penchant de la nature humaine à la superstition, en profitèrent. Il s’éleva des sectes sacerdotales dont l’intérêt fut d’épaissir le voile de l’Erreur. (…) Les prêtres de la Perse et de l’Égypte ressemblaient parfaitement aux nôtres. Leur esprit se composait également de fanatisme et d’indifférence. » On y sent l’influence de Voltaire, ravivée par la lecture des Ruines qui connaît un vif succès à Londres au moment de l’exil de Chateaubriand dans la capitale anglaise.
  24. Chateaubriand : « On croit voir les ruines de Palmyre, restes superbes du génie et du temps, au pied desquelles l’Arabe du désert a bâti sa misérable hutte. » Et Volney, dans le chapitre initial des Ruines, alors qu’il contemple les vestiges de Palmyre : « Il est dans la cour de ce même temple un spectacle plus intéressant pour un Philosophe. C’est de voir sur ces ruines sacrées de la magnificence d’un peuple puissant et poli, une trentaine de huttes de terre où habitent autant de familles de paysans qui ont tout l’extérieur de la misère. »
  25. Dans René, publié une première fois à la fin du Génie du christianisme, le génie des Ruines semble aussi se manifester : « Je visitai d’abord les peuples qui ne sont plus : je m’en allai m’asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce… Tantôt, ce même soleil qui avait vu jeter les fondements de ces cités se couchait majestueusement à mes yeux sur leurs ruines ; tantôt, la lune se levait dans un ciel pur, entre deux urnes cinéraires à moitié brisées, me montrant les pales tombeaux. Souvent aux rayons de cet astre qui alimente les rêveries, j’ai cru voir le Génie des souvenirs, assis tout pensif à mes côtés. »
  26. « Jean Gaulmier, « Chateaubriand et Volney », Annales de Bretagne, Tome 75, numéro 3, 1968, p. 570-578. »
  27. Sainte-Beuve écrit que dans sa jeunesse, « lorsqu’on voulait, par tous les moyens, combattre l’invasion politique d’un parti religieux, on exhuma ces livres déjà oubliés, on en multiplia les éditions, on leur refit une vogue qui ne fut qu’artificielle et d’un moment. »
  28. Index Librorum Prohibitorum (1600-1966), Jesús Martínez de Bujanda, Genève, 2002, p.927.
  29. « J’ai failli me faire dévorer pour avoir dit que littéralement parlant la forme des Paroles d’un Croyant n’était qu’une niaiserie, que Volney l’avait déjà employée.... », lettre du 20 août 1834.
  30. Baudelaire, « Bénédictions », Les Fleurs du mal (1857).
  31. « Sainte-Beuve, Causeries du lundi, tome VII, 14 et 21 février 1853. »
  32. « L’espèce de délit social » dont l’auteur des Ruines se serait rendu coupable expliquerait que ses « tristes livres » soient condamnés à sombrer dans l’oubli.
  33. « Au moral, combien il y a plus de vérité, même pour le philosophe, dans deux mots de Pascal où éclate le cri du cœur ! et, s’il s’agit d’art, combien plus de lumière et de mélancolique reflet en quelques pages de Chateaubriand ! »
  34. Par son indélicatesse et son dénigrement du sacré, son irrespect pour la culture classique, et sa pensée « mécanique » propice aux généralisations abusives : « Volney, même quand il atteint la ligne juste, exagère toujours en la creusant trop ou en la dépouillant de ce qui l’accompagne. »
  35. « A. Cook, Reading Revolution: towards a history of the Volney vogue in England, Anglo-French attitudes: Comparisons and transfers between English and French intellectuals since the eighteenth century, Manchester University Press, 2007, p.125-147. »
  36. « Krul, W. (2002). Volney, Frankenstein, and the Lessons of History. In: Verhoeven, W.M. (eds) Revolutionary Histories. Romanticism in Perspective: Texts, Cultures, Histories. Palgrave Macmillan, London. »
  37. « Lamoureux, J. (2007). Frankenstein et Les Ruines de Volney : l’Éducation littéraire de la Créature. Protée, 35(2), 65–73. »
  38. Lire en ligne ici.
  39. « Catron Lisa, Newman Edgar, Vovelle Michel. Frankenstein : Les lumières et la Révolution comme monstre. In: Annales historiques de la Révolution française, n°292, 1993. pp. 203-211. »
  40. La créature met ensuite la main sur trois autres livres qui complètent son éducation : Le Paradis perdu de Milton, un volume des Vies parallèles de Plutarque et Les Souffrances du jeune Werther de Goethe.
  41. « Kenneth Neill Cameron, « A Major Source of A Revolt of Islam », PMLA, 1941, vol. 56, no 1, p. 175-206. »
  42. J. Mee, Dangerous Enthusiasm: William Blake and the Culture of Radicalism (Oxford, Clarendon Press, 1992), p.4-5, 13, 120-121.
  43. S. Deane, The French Revolution and Enlightenment in England (Harvard University Press, 1988), p.98-99.
  44. Peter Linebaugh and Marcus Rediker, The Many-Headed Hydra: Sailors, Slaves, Commoners, and the Hidden History of the Revolutionary Atlantic, Boston, Beacon Press, 2000, p. 341-344.
  45. E. P. Thompson, The Making of the English Working Class, London, Penguin, 1968, p. 107.
  46. « Cook, A 2010, 'Volney and the science of morality in Revolutionary France', Humanities Research, vol. XVI, no. 2, pp. 7-28. »
  47. Le libraire londonien Thomas Tegg (en) prétend en 1820 avoir vendu à lui seul dix mille copies des Ruines.
  48. I. McCalman, Radical Underworld: Prophets, Revolutionaries and Pornographers in London (Cambridge University Press, 1988), p.24, 244.
  49. J. Weiner, Radicalism and Freethought in Nineteenth-Century Britain: The Life of Richard Carlile (1983), p.63-64.
  50. Des extraits des Ruines sont lus en public à Londres, dans les « sermons infidèles » des Rotunda radicals (en).
  51. Le Français aurait aussi inspiré à William Benbow (en) le concept de grève générale en 1832 (I. Prothero, William Benbow and the concept of “General Strike”, Past and Present (63), 1974, p.164).
  52. Pour le remercier de sa contribution à cette édition anglophone, Volney lui fait parvenir une reproduction de la pyramide de Khéops, que Jefferson expose dans sa résidence de Monticello.
  53. « Caron, Nathalie. « Friendship, Secrecy, Transatlantic Networks and the Enlightenment: The Jefferson-Barlow Version of Volney’s Ruines (Paris, 1802). » Mémoires du livre / Studies in Book Culture, volume 11, numéro 1, automne 2019. »
  54. « Caron, Nathalie. “Lincoln, Paine and the American Freethought Tradition.” American Studies Journal (2016). »
  55. « Smith, Sherwood. "Volney, Constantin (1757–1820)." The Walt Whitman Archive. Gen. ed. Matt Cohen, éd. Folsom, & Kenneth M. Price. »
  56. Lambrecht, Roland. Melancholie: Vom Leiden an der Welt und den Schmerzen der Reflexion, 1993, p.262.
  57. Volney, Las Ruinas, o Meditacion sobre las revoluciones de los imperios, Por C.-F. Volney ... Va anadida la ley natural. Nueva traduccion en castellano, de la ultima edicion del original frances por Don Josef Marchena, 2a edicion (Burdeos: P. Beaume, 1822).
  58. Paschalis M. Kitromilides, “The Enlightenment and the Orthodox World: Historiographical and Theoretical Challenges,” in Enlightenment and Religion in the Orthodox World, éd. Kitromilides (Oxford: Voltaire Foundation, 2016), 12.