Les Damnés (film, 1969)

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Les Damnés
Description de cette image, également commentée ci-après
Ingrid Thulin dans une scène du film.
Titre original La caduta degli dei
Réalisation Luchino Visconti
Scénario Nicola Badalucco
Enrico Medioli
Luchino Visconti
Acteurs principaux
Sociétés de production Pegaso Cinematografica
Ital-Noleggio Cinematografico
Praesidens
Eichberg Film
Pays de production Drapeau de l'Italie Italie
Allemagne de l'Ouest Allemagne de l'Ouest
Genre Drame, guerre
Durée 156 min
Sortie 1969

Série Trilogie allemande

Pour plus de détails, voir Fiche technique et Distribution.

Les Damnés (La caduta degli dei) est un film germano-italien réalisé par Luchino Visconti, sorti en 1969. Le titre italien fait référence à l'opéra de Richard Wagner Le Crépuscule des dieux ; le sous-titre « Götterdämmerung » est d'ailleurs utilisé en complément du titre italien original.

Ce film historique opulent dépeint la manière dont la famille d'industriels von Essenbeck tente de redresser ses comptes en collaborant avec les nationaux-socialistes, ce qui précipitera au contraire sa propre désintégration.

Ce premier volet particulièrement controversé de la trilogie allemande met en lumière les aspects obscènes du fascisme. Variation moderne de Macbeth et étude de la décadence, l'histoire révèle non seulement l'influence de Wagner et de Thomas Mann, mais aussi la psychologie de Dostoïevski.

Synopsis[modifier | modifier le code]

L'avènement du nazisme en inquiète l'aristocratique et puissante famille d'industriels von Essenbeck. La nuit de l'incendie du Reichstag (), le vieux baron Joachim, conservateur et opposé à Hitler, est assassiné. Le crime est imputé à Herbert Thalmann, un membre de la famille opposé aux nazis, qui doit fuir à l'étranger. Friedrich Bruckmann, un cadre de l'entreprise, carriériste d'origine modeste, devient le patron des aciéries, avec le soutien de Sophie, la veuve du fils aîné de Joachim, mort pendant la Première Guerre mondiale, dont il est l'amant. Konstantin von Essenbeck, le second fils de Joachim, membre des SA, est vice-président. Une lutte pour le pouvoir commence entre Friedrich et Konstantin.

Une scène du film.

Un cousin officier SS, Aschenbach, intrigue en sous-main pour contrôler l'entreprise, afin qu'elle s'oriente davantage vers la production d'armes et serve les intérêts du régime nazi.

Lors de la nuit des Longs Couteaux (29/), Konstantin est tué par Friedrich. Les filles et l'épouse de Herbert Thalmann sont envoyées au camp de concentration de Dachau, où cette dernière meurt. Herbert revient en Allemagne et se livre à la Gestapo, en échange de la libération de ses filles.

Martin von Essenbeck, petit-fils du baron Joachim, fils de Sophie et seul héritier de l'entreprise, est manipulé par Aschenbach qui le pousse à rejoindre la SS. Martin est un déviant sexuel avec des tendances pédophiles, ce qui donne à Aschenbach un levier pour le manœuvrer, après le suicide d'une fillette juive que Martin harcelait. Longtemps sous la coupe de sa mère, Martin se révolte contre elle et la viole. Friedrich Bruckmann épouse Sophie. Juste après la cérémonie, Martin leur donne du poison pour qu'ils se suicident. Ce qu'ils font. Par l'intermédiaire de Martin, le régime nazi a désormais un contrôle complet sur l'entreprise.

Fiche technique[modifier | modifier le code]

Distribution[modifier | modifier le code]

Production[modifier | modifier le code]

Ingrid Thulin et Dirk Bogarde.

Avec ce film, Visconti faisait allusion à l'implication dans le nazisme de la dynastie Krupp (de), des industriels de la sidérurgie à Essen, dans la Ruhr).

Avec Les Damnés, Visconti voulait créer un Macbeth moderne et montrer l'influence destructrice du capital dénoncée par Wagner[4]. L'état des lieux prouve selon lui que les « dieux » se mêlent des affaires des « hommes » avec l'instrument de pouvoir qu'est l'argent, « de la même manière que les divinités païennes ou les héros de Wagner ». Leurs usines seraient les « temples de leur culte »[5]. Selon Helmut Berger, Visconti avait l'intention de réaliser « une transposition moderne des Buddenbrook »[6].

Outre les emprunts à Shakespeare, Richard Wagner et Thomas Mann, le film laisse également transparaître l'influence de Dostoïevski, sur lequel Visconti s'était déjà appuyé dans son drame social Rocco et ses frères[7]. La scène dans laquelle la jeune fille juive abusée se pend est inspirée du roman Les Démons. Dans cette œuvre sombre qui n'a été publiée qu'à titre posthume, Stavroguine avoue avoir séduit une jeune fille qui s'est ensuite pendue[8].

Le personnage de Martin von Essenbeck a les traits d'Arndt von Bohlen und Halbach (de) qui, en 1967, renonça à son héritage d'au moins 2,5 milliards de Deutsche Mark et reçut à la place une allocation relativement modeste de 2 millions de Deutsche Mark par an ainsi que d'autres fonds complémentaires, permettant ainsi la création de la fondation Alfried Krupp von Bohlen und Halbach[9]. Le fils unique du grand industriel et compagnon de route des nazis Alfried Krupp von Bohlen und Halbach était homosexuel, se soumettait à de nombreuses opérations de chirurgie esthétique et son style de vie extravagant semblait peu adapté à la direction d'une entreprise aussi importante que Friedrich Krupp AG en tant que propriétaire unique[10].

Visconti a déjà dû essuyer deux revers au cours de la phase préparatoire. Tout d'abord, il n'a pas pu imposer le titre « Götterdämmerung », car les distributeurs américains l'ont rejeté et ont insisté pour titrer Les Damnés à la place. Ensuite, il ne lui a pas été possible d'utiliser la musique de Gustav Mahler dès ce premier volet de la trilogie. Il dut s'accommoder de la musique d'accompagnement du compositeur français Maurice Jarre, jugée trop pesante, ce qui le contraria beaucoup[11].

Attribution des rôles[modifier | modifier le code]

Helmut Berger joua pour la première fois un grand rôle sous la direction de Visconti dans le rôle de Martin von Essenbeck et devint une vedette internationale. Dans ses mémoires, Berger raconte comment il a côtoyé Arndt von Bohlen und Halbach pendant des semaines avant le début du tournage à Kitzbühel : « À chaque occasion, je copiais sa façon de vivre, ses manières et ses gestes. La façon dont il marchait en dansant, regardait nerveusement d'un côté à l'autre, jouait avec ses longues chaînes en or... et se maquillait comme Elizabeth Taylor ». D'après des croquis de Berger, les bijoux créés par Bohlen lui-même auraient également été reproduits pour le film.

D'autres acteurs allemands ont joué de petits rôles, comme Klaus Höhne et le fils d'un politicien, Peter Brandt. Karl Hass, ancien Sturmbannführer et auteur du massacre des Fosses ardéatines, a participé en tant que figurant[12]. Piero Tosi et Vera Marzot étaient responsables des costumes.

Tournage[modifier | modifier le code]

Unterach am Attersee, où a été tournée la scène de « La nuit des longs couteaux ».

Le film a été tourné sur place en Allemagne de l'Ouest, en Autriche et en Italie, ainsi qu'aux studios Cinecittà à Rome du au . Les lieux de tournage comprenaient le lac Attersee, Düsseldorf, Essen, Unterach am Attersee (pour représenter Bad Wiessee), et l'aciérie de Terni[13].

Exploitation[modifier | modifier le code]

Après la première bruxelloise le , la première italienne du film a eu lieu à Rome le , et le film est ensuite sorti dans les cinémas du pays le de la même année.

Aucun autre film de Visconti n'a été aussi controversé que Les Damnés. On a reproché à Visconti d'avoir, dans le premier volet de sa trilogie, mis en scène le nazisme de manière mélodramatique et esthétiquement inappropriée, et de l'avoir en quelque sorte « doté d'une auréole romantique, bien que démoniaque »[14]. De manière comparable, on avait reproché à Thomas Mann d'avoir présenté l'effondrement de l'Allemagne dans son roman d'époque, Le Docteur Faustus, comme « une version boursoufflée du Crépuscule des dieux, voire comme un spectacle d'opéra grotesque »[15].

Le film n'aurait rien de commun avec la réalité du régime nazi « hormis une esthétique fascisante » ; les Essenbeck ne seraient pas représentatifs de la grande industrie et de son importance à l'époque du nazisme[16].

Selon Laurence Schifano, les commentaires des critiques de cinéma rappellent les reproches faits à Jean-Paul Sartre d'avoir transformé, dans sa pièce de théâtre Les Séquestrés d'Altona, qui fut ensuite adaptée au cinéma, des magnats de l'industrie en protagonistes qui « trouvent leur sombre grandeur dans la criminalité et leur pacte avec le mal »[14]. Sartre rétorqua qu'il avait voulu montrer avec ses personnages la contradiction de principe que pose le choix de la collaboration d'une famille noble avec un grand passé, une culture et un pouvoir industriel. L'« accord secret de leur jeu truqué » aurait ainsi été mis en évidence[14].

Le scénariste Nicola Badalucco explique le « statut difficile » du film par le fait que l'Allemagne n'était pas prête à « parler d'elle-même », ce qui a changé par la suite : Une pièce de théâtre adaptée du scénario a été jouée plusieurs fois à Salzbourg en 2002 ; une autre adaptation a fait l'objet d'une tournée en Allemagne[17].

Selon le critique allemand Wolfram Schütte (de), Les Damnés est une tentative audacieuse de combiner la tradition du naturalisme psychologique avec les dimensions des opéras de Wagner. Il en résulte une œuvre opulente, intempestive et problématique, très éloignée des débuts réalistes de Visconti. Par le raffinement des couleurs et des décors, elle surpasserait ses précédents films Senso et Le Guépard[18].

Pour le Lexikon des internationalen Films, Visconti a tenté, dans ce premier volet de sa Trilogie allemande, de « montrer les liens entre la décadence morale, la névrose sexuelle, la sehnsucht de la mort, l'égocentrisme narcissique et l'opportunisme politique » et a mis cela en scène de manière opératique et mélodramatique. Par endroits, il a analysé « de manière impressionnante la (les) conscience(s) fascisante(s) », mais il a affaibli « le caractère historiquement explosif du sujet » par une « stylisation artificielle »[19].

L'Evangelischer Filmbeobachter a qualifié l'œuvre de « fresque gigantesque sur la chute autodestructrice d'une dynastie industrielle allemande pendant l'ère hitlérienne ». Le « rapport forcé à la réalité » est toutefois anhistorique et a « privé le film d'une assise crédible ». Le résultat serait un « cabinet de curiosités surdimensionné » qui présenterait « du bon jeu d'acteur, la maîtrise de la photographie de Visconti, des arrangements musicaux démesurés, des farces scéniques et des dialogues bricolés »[20].

Le cinéaste Rainer Werner Fassbinder[21] et le dramaturge Falk Richter[22] comptent cependant Les Damnés parmi leurs dix films préférés.

La scène du film où Helmut Berger imite Marlene Dietrich dans L'Ange bleu.

Dans son spectacle en présence de sa famille, Martin imite la prestation de Marlene Dietrich dans L'Ange bleu (1930) de Josef von Sternberg. Quand elle a vu le film, l'actrice allemande a complimenté Helmut Berger, lui envoyant un mot disant « tu étais encore meilleur que moi ! »[23].

Postérité[modifier | modifier le code]

Adaptations théâtrales[modifier | modifier le code]

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. (it) « La caduta degli dei », sur archiviodelcinemaitaliano.it (consulté le )
  2. (de) « Die Verdammten », sur filmportal.de (consulté le )
  3. « Les Damnés », sur encyclocine.com (consulté le )
  4. Storch 2003, p. 10.
  5. Storch 2003, p. 11.
  6. (de) Helmut Berger, Ich, Die Autobiographie, Munich, , p. 120
  7. Schifano 1988, p. 356.
  8. Wolfram Schütte in: Luchino Visconti. Reihe Film 4, Carl Hanser Verlag, München 1985, p. 116.
  9. Storch 2003, p. 9.
  10. Schifano 1988, p. 422-423.
  11. Schifano 1988, p. 427.
  12. (de) « Die Hakenkreuzfahrer: Brisante Details über die Flucht hochrangiger Nazi-Verbrecher », sur profil.at, (consulté le )
  13. (it) « La caduta degli dei », sur movieplayer.it
  14. a b et c Schifano 1988, p. 424.
  15. (de) Klaus Harpprecht, Thomas Mann. Eine Biographie, Reinbek, Rowohlt, , p. 1585
  16. Wolfram Schütte in: Luchino Visconti. Reihe Film 4, Carl Hanser Verlag, München 1985, p. 111.
  17. Storch 2003, p. 36.
  18. Wolfram Schütte in: Luchino Visconti. Reihe Film 4, Carl Hanser Verlag, München 1985, p. 126.
  19. (de) « Die Verdammten (1968) », sur filmdienst.de (consulté le )
  20. Evangelischer Filmbeobachter, Evangelischer Presseverband München, Kritik no 54/1970
  21. (en) « The Damned - La caduta degli dei (Götterdämmerung) », sur filmlinc.org (consulté le )
  22. (de) « Interview zur Oper "Unter Eis" », (consulté le )
  23. (it) « L'Angelo azzurro (1930): curiosità e frasi celebri », sur movieplayer.it (consulté le )
  24. La Chute des dieux de Joan Simons, sur culturebox.francetvinfo.fr, consulté le 19 juillet 2016.
  25. Les Damnés ouvrent le 70e Festival d’Avignon avec la Comédie-Française, sur liberation.fr, consulté le 19 juillet 2016.

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Bibliographie[modifier | modifier le code]

  • (de) Wolfgang Storch, Götterdämmerung. Luchino Viscontis deutsche Trilogie, Berlin, Deutsches Filmmuseum Berlin, Jovis,
  • (de) Laurence Schifano, Luchino Visconti. Fürst des Films, Gernsbach, Casimir Katz Verlag,

Liens externes[modifier | modifier le code]