Voyelles (sonnet)

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Voyelles
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Voyelles
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Voyelle (en), synesthésieVoir et modifier les données sur Wikidata
Incipit
« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,… »Voir et modifier les données sur Wikidata
Explicit
« …— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! »Voir et modifier les données sur Wikidata
Lecture du poème.

Voyelles est un sonnet d'Arthur Rimbaud, écrit en 1871[Note 1] et publié seulement le dans la revue Lutèce. Il s'agit d'un des plus célèbres poèmes de l'auteur.

Historique[modifier | modifier le code]

Il existe au moins deux anciennes versions manuscrites. La première, de la main de Rimbaud, fut offerte par le poète à son ami Émile Blémont[1],[Note 2]. La seconde est une copie effectuée par Paul Verlaine. Leur différence tient essentiellement dans la ponctuation[2].

Verlaine publie le sonnet, pour la première fois, dans le numéro du au de la revue Lutèce.

Texte[modifier | modifier le code]

Les deux textes ci-après reproduisent les versions :


1 A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

5 Golfe d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

9 U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

12 O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

   


A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

Outre quelques différences mineures de ponctuation et de nombre, le verbe « bombillent » à gauche est devenu « bombinent » à droite, au vers 4[Note 3].

Aspects formels[modifier | modifier le code]

L'utilisation de l'alexandrin donne au sonnet une apparente conformité aux règles du genre.

Par contre, si les quatrains croisent les rimes ils n'en respectent pas la traditionnelle répétition : ABBA au premier mais BAAB au second, au lieu de ABBA ABBA. Le sonnet s'avère donc de type « irrégulier ».

De plus, aux tercets la rime du dernier vers associe une diérèse (« stu/di/eux ») et une synérèse (« yeux »)[Note 4]. La poésie classique proscrit pareille combinaison, qu'elle tient pour harmoniquement fautive.

En outre, les rimes sont presque exclusivement féminines : elles comportent un E muet à la réserve de celles, masculines, qui unissent les deux tercets à « studieux » et « yeux ». L'alternance traditionnelle entre rimes masculines et féminines fait donc défaut, au profit de ces dernières. Ce trait inhabituel plaiderait pour l'interprétation de Robert Faurisson selon qui le titre du poème, lui-même une métaphore du corps féminin, doit s'entendre comme « Vois elles » en vertu d'un jeu de mots.

Plusieurs termes sont répétés, ce qu'interdit un sonnet classique à l'exception des articles :

  • « A », « E », « I », « U » et « O », tous présents dès le premier vers puis redits aux vers :
    • 3 (« A »),
    • 5 (« E »),
    • 7 (« I »),
    • 9 (« U »),
    • 12 et 14 (« O ») ;
  • « paix », au vers 10.

Enfin, on observe trois néologismes tels que Rimbaud les affectionne :

  • « bombinent » pour « bourdonnent » (vers 4) ;
  • « vibrements » pour « vibrations » (vers 9) ;
  • « strideurs » pour « stridences » (vers 12).

Analyse et interprétations[modifier | modifier le code]

Rimbaud caricaturé par Luque dans la revue Les Hommes d'aujourd'hui en janvier 1888.

Avec Le Cœur supplicié, ce poème est sans doute le plus commenté de ceux de Rimbaud. De nombreux chercheurs, enseignants ou érudits, tels Ernest Gaubert[3], Henri Héraut, Henri de Bouillane de Lacoste, Georges Izambard[4], Robert Faurisson, Claude Lévi-Strauss, Jean-Jacques Lefrère et Michel Esnault[5], ont développé des théories diverses sur ses sources et sa signification.

Les interprétations suivantes sont notamment avancées :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Certains poètes visionnaires du XIXe siècle - Ernest Cabaner[7] en tête mais aussi les Symbolistes - pourraient préfigurer, par leur style d'écriture évoquant un algorithme, ce qui s'épanouira cent ans plus tard[8] dans le multimédia[9]. La cyberculture, aux données constamment mises à jour, s'inscrirait ainsi dans une relation temporelle avec le sonnet Voyelles[10],[11].

Robert Faurisson[modifier | modifier le code]

Selon Robert Faurisson, professeur d'enseignement secondaire à Vichy au début des années 1960, il s'agit d'un poème érotique évoquant le corps féminin. Cette interprétation suscite un débat qui mobilise certains médias nationaux, dont Le Monde, et plusieurs universitaires tel René Étiemble[12],[13].

C'est lors de cette polémique que Faurisson se fait connaître du grand public.

Claude Lévi-Strauss[modifier | modifier le code]

L'anthropologue Claude Lévi-Strauss explique le sonnet non par la relation entre voyelles et couleurs énoncée dans le premier vers, mais par une analogie d'opposition entre voyelles d’une part et couleurs d'autre part.

Au phonème « /a/ » qui évoque généralement le rouge, Rimbaud associe le noir, comme par provocation. En fait, le « A » (phonème le plus saturé) s'oppose au « E muet » comme le noir s’oppose au blanc[14].

Le rouge du « I » — couleur supérieurement chromatique — s’oppose ensuite au noir et au blanc achromatiques qui le précèdent. Le « U » vert suit le « I » rouge et « l’opposition chromatique rouge/vert est alors maximale comme l'opposition achromatique noir/blanc à laquelle elle succède ». Cependant, du point de vue phonétique, l’opposition la plus forte au « I » est le « OU » et non le « U » : Rimbaud aurait choisi le « U » faute de disposer, en français, d'une voyelle traduisant le son « OU »[14].

Restent alors une voyelle, le « O », et deux couleurs, le bleu et le jaune. Sous le bleu du « O » transparaît, dans le second tercet, le jaune des clairons, comme le rouge d’éclatantes était sous-jacent au « A » noir du premier quatrain : le « O » contient l'opposition bleu/jaune, analogue au rouge/vert. Au dernier vers le bleu, couleur la plus saturée après le rouge, s'assombrit en se mêlant à ce dernier et renvoie ainsi au « A » noir du début[14].

Jean-Jacques Lefrère[modifier | modifier le code]

L'écrivain Jean-Jacques Lefrère observe que l’adjectif définissant une couleur ne contient jamais la voyelle à elle associée.

En outre, l’ordre alphabétique de présentation des voyelles (A, E, I, U, O), qui inverse les deux dernières pour finir par O - l'oméga grec - traduit l'idée d'un achèvement par la progression de l'alpha à l'oméga.

Occurrence des voyelles[modifier | modifier le code]

Comme précisé supra, Rimbaud énonce les voyelles[Note 5] dans leur ordre alphabétique. Mais s'il commence logiquement au A, il intervertit les deux dernières pour finir par le O. Il s'inspire manifestement de l'« alpha et l'oméga », première et dernière lettres grecques par lesquelles la Bible - et plus précisément l'Apocalypse, dont les sept trompettes résonnent dans le « suprême Clairon » - résume Dieu dans son accomplissement temporel[15]. En nommant indirectement l'auteur de « vibrements divins », maître « des Mondes et des Anges » dont l'Œil (ici dupliqué sous l'effet du « dérèglement des sens ») voit absolument tout, il suggère une perfection qui confère à son poème une portée quasi-universelle.

On remarque aussi qu'il omet le Y pourtant présent dès le titre, que la phonétique considère, selon le cas, comme voyelle ou semi-voyelle. Cette mise à l'écart (comme peut-être aussi celle du violet) pourrait s'expliquer par le parti-pris - répondant à une nécessité métrique - de n'utiliser, pour les lettres comme pour leurs couleurs, que des termes monosyllabiques.

Sans préjuger ni exclure une correspondance numérologique, le tableau suivant recense l'occurrence des voyelles A, E, I, O, U et Y :

Titre Vers 1 Vers 2 Vers 3 Vers 4 Vers 5 Vers 6 Vers 7 Vers 8 Vers 9 Vers 10 Vers 11 Vers 12 Vers 13 Vers14 Total
A
0
2
4
3
2
2
3
2
2
0
5
3
2
2
2
34
E
2
6
5
6
5
10
6
8
8
6
5
4
7
9
5
92
I
0
2
3
1
2
0
4
2
2
5
5
5
3
1
1
36
O
1
4
2
3
2
2
3
1
2
0
0
1
2
1
4
28
U
0
3
3
2
6
2
0
1
1
1
1
4
2
0
1
27
Y
1
1
0
0
0
0
0
0
0
1
0
0
0
0
1
4
Total 4 18 16 15 17 16 16 14 15 13 16 14 16 13 14
217

Ordre des couleurs[modifier | modifier le code]

La vision humaine ne perçoit qu'une partie des ondes lumineuses : le spectre.

Les couleurs apparaissent dans l'ordre suivant : noir, blanc, rouge, vert, bleu et violet, si l'on prend en compte l'oméga.

Elles forment deux groupes distincts mais complémentaires :

  • le noir (absence de couleur) et le blanc (obtenu par mélange de toutes les couleurs), qui traduisent un passage du vide au plein ;
  • le rouge, le vert, le bleu et le violet, quatre des sept couleurs fondamentales du rayon lumineux (il manque l'orangé, le jaune et l'indigo) dont elles suivent fidèlement l'ordre, qui reflètent la vision chromatique dans sa globalité.

Rimbaud ne cite pas les couleurs au hasard. En optique, la lumière se compose d'ondes électromagnétiques. L'œil humain n'en perçoit qu'une partie, appelée spectre, formée de rayonnements monochromatiques allant du rouge au violet[Note 6].

Ainsi, comme les sons qui ponctuent le sonnet (bourdonnement des mouches ; rire des lèvres ; stridence du Clairon) et se dissolvent dans le silence, les couleurs participent à la « profonde unité » qu'ont révélées les « correspondances » baudelairiennes.

Commentaire de François Coppée[modifier | modifier le code]

Le poète François Coppée, que Rimbaud et Verlaine aimaient railler en le pastichant, commenta ainsi le sonnet rimbaldien :

Rimbaud, fumiste réussi,
Dans un sonnet que je déplore,
Veut que les lettres O, E, I
Forment le drapeau tricolore.
En vain le décadent pérore,
Il faut sans « mais », ni « car », ni « si »
Un style clair comme l'aurore :
Les vieux Parnassiens sont ainsi[16].

Postérité[modifier | modifier le code]

  • Le sonnet est un élément de l'intrigue du roman Oriane ou la cinquième couleur, de Paul-Loup Sulitzer.
  • Dans le roman Cosme publié en 2018[17], Guillaume Meurice narre la vie de son régisseur Cosme Olvera. Fasciné par le sonnet Voyelles, cet autodidacte pense en avoir percé le secret (le nombre 666 repéré de plusieurs manières différentes, l'ordre des voyelles de "alpha" à "oméga", les couleurs rappelant celle des montures des quatre Cavaliers de l'Apocalypse, le O bleu symbolisant "Dieu" (remplacé par "bleu" dans les jurons de l'époque) seraient autant d'indices convergeant vers l'Apocalypse de Saint-Jean, apocalypse signifiant "révélation")[18],[19].

Notes et références[modifier | modifier le code]

Notes[modifier | modifier le code]

  1. Verlaine aurait recopié le poème en ou début 1872. Rimbaud, Œuvres, Bordas, classiques Garnier, 1991.
  2. Une version autographe de Rimbaud est conservée au Musée Rimbaud de Charleville-Mézières.
  3. « Bombillent » semble être une coquille ou une correction éditoriale dans l'édition Vernier car le texte manuscrit de Rimbaud comporte bien le néologisme « bombinent » repris dans l'édition Le Livre de Poche.
  4. Sauf à prononcer « yeux » en deux syllabes en vertu d'une dièrèse, ce qui ne correspond pas à l'usage courant, et « violet » en deux syllabes par synérèse.
  5. On peut légitimement se demander pourquoi Rimbaud a choisi d'associer aux couleurs des voyelles et non des consonnes. Le nombre sensiblement égal de voyelles (6) et de couleurs du prisme (7) explique aisément ce choix. Bâtir un sonnet de 14 vers en citant 20 consonnes et autant de couleurs relève de l'impossible : les lettres ne peuvent s'individualiser.
  6. La lecture d'un traité d'optique aurait pu inspirer le « rayon violet » du dernier vers. Avide de connaissance, Rimbaud fréquentait assidûment la bibliothèque municipale de Charleville et lisait beaucoup.

Références[modifier | modifier le code]

  1. « Poésies : Voyelles », sur mag4.net (consulté le ).
  2. André Guyaux, « Voyelles d’Arthur Rimbaud, virgules et points-virgules », sur larevuedesressources.org (consulté le ).
  3. Ernest Gaubert, « Une explication nouvelle du Sonnet des Voyelles d'Arthur Rimbaud », sur gallica.bnf.fr, Mercure de France, (consulté le ), p. 551-553.
  4. a et b Henri de Bouillane de Lacoste & Georges Izambard, « Notes et Documents littéraires. Sur le sonnet des Voyelles de Rimbaud », sur gallica.bnf.fr consulté le=18 août 2015, Mercure de France, , p. 180-189.
  5. a et b Michel Esnault, « Rimbaud : Voyelles (1871) », sur rimbaudexplique.free.fr, .
  6. Charles Baudelaire, « Correspondances ».
  7. Ernest Cabaner est probablement l'initiateur de cet « algorithme poétique » qui aurait produit Voyelles : lire en ligne.
  8. Ex : Le logiciel ARThur ; V.A..
  9. Nouvelles Technologies de l'Information et de la Création.
  10. « Textes inédits : Arthur Rimbaud », sur mag4.net (consulté le ).
  11. Memorial 1991 & 2004.
  12. Florent Brayard, « Comment l'idée vint à M. Rassinier », Fayard, 1996, pages 422-428.
  13. [vidéo] « POESIA 2 : "Robert Faurisson & Arthur Rimbaud" - L'explication de Voyelles », interview de Robert Faurisson par Mérée Drante sur son livre A-t-on lu Rimbaud ?, sur Dailymotion, (consulté le ).
  14. a b et c Lévi-Strauss 1993.
  15. Apocalypse, 22-13.
  16. Bertrand Degott, Ballade N'Est Pas Morte, p. 107, Presses universitaires de France-Comté, 1996.
  17. Guillaume Meurice,Cosme, Arthaud-Flammarion, 2018 (ISBN 978-2081425620).
  18. « Guillaume Meurice et le jongleur de voyelles », L'Express.fr, 10 mars 2018.
  19. Lire en ligne le folioscope.

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Sur les autres projets Wikimedia :

Bibliographie[modifier | modifier le code]

  • Steve Murphy, Le Premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion, CNRS et Presses Universitaires de Lyon, 1990.
  • René Étiemble, Le Sonnet des Voyelles, Gallimard, coll. « Les Essais », 1968
  • Georges Poulet, La Poésie éclatée, PUF, 1981
  • Dominique Combe, « Poésies », « Une saison en enfer », « Illuminations » d’Arthur Rimbaud, Gallimard, coll. Foliothèque, 2004
  • Pierre Brunel, Arthur Rimbaud ou l’éclatant désastre, Champ Vallon, 1983.
  • Pierre Brunel, Rimbaud Projets et réalisations, Champion, coll. Unichamp, 1983
  • Claude Lévi-Strauss, Regarder écouter lire, Paris, Plon, , 192 p. (ISBN 2-259-02715-6), « Des sons et des couleurs », chap. XIX, p. 127-137. Ouvrage utilisé pour la rédaction de l'article
  • Robert Faurisson, A-t-on lu Rimbaud ? suivi de L'Affaire Rimbaud, 3e édition, La Vieille Taupe, 1991

Article connexe[modifier | modifier le code]

Liens externes[modifier | modifier le code]

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