Tonalité et orchestration

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En musique classique, la composition d'une partition confiée à un orchestre repose sur un équilibre entre tonalité et orchestration. Les tonalités accessibles à un compositeur présentent des difficultés plus ou moins grandes, lors de la lecture de l'ouvrage ou pour son étude en réduction pour piano, mais un grand nombre de dièses ou de bémols à la clef modifie considérablement la sonorité des instruments à cordes, et celle de l'orchestre en général.

Dans son Traité d'instrumentation et d'orchestration de 1843, Hector Berlioz dresse un tableau complet des possibilités offertes par les tonalités classiques, en précisant leur degré de difficulté mais aussi le caractère de l'orchestre qui peut leur être associé. Les progrès des musiciens d'orchestre et le perfectionnement de la plupart des instruments ont conduit Charles Koechlin à renouveler ce classement dans son Traité de l'orchestration, en 1941.

Ces deux auteurs ne manquent pas de reconnaître le caractère subjectif de telles associations, et l'importance de l'écriture musicale elle-même, qui peut altérer le caractère tonal d'une œuvre par l'emploi du chromatisme, du langage modal, de la gamme par tons, de l'atonalité et de la polytonalité.

En théorie[modifier | modifier le code]

Dans son Traité de l'orchestration, Charles Koechlin rappelle que, « depuis longtemps, les musiciens ont reconnu un caractère propre à chaque tonalité. Et s’ils ne s’accordent pas exactement dans tous les détails, il n’en reste pas moins que sur bien des points ils sont du même avis. Ainsi, personne n’ira soutenir que le ton de La majeur soit plus sombre que celui de Mibémol mineur, ni même que Labémol mineur soit plus clair que Fadièse mineur ou que Ré majeur[1],[2] ».

Questions de tonalités[modifier | modifier le code]

Charles Koechlin considère deux raisons pour attribuer un caractère particulier à une tonalité donnée[2] :

1. « La sonorité des instruments à cordes est beaucoup plus brillante avec des tons à dièses (ou même en Ut) qu’avec les tons bémolisés, du fait des résonances harmoniques des cordes à vide de l’instrument ».

2. « Une sorte d’éclairement progressif se manifeste lorsqu'on va vers un plus grand nombre de dièses, alors que le contraire se produit dans la marche inverse, menant à un plus grand nombre de bémols ».

L’oreille obéit aussi à une autre suggestion, qui est le rapport de la tonalité entendue avec la tonalité centrale d’Ut majeur, prise comme point de départ, ce qui se vérifie également dans des œuvres composées pour le clavecin, le piano ou l'orgue[2].

Question de diapason[modifier | modifier le code]

Selon Koechlin, « dans tous les cas, on peut être certain que le caractère des divers tons ne tient pas à leur hauteur absolue : il est déterminé soit par la sonorité des cordes de l’orchestre, soit par le rapport de la tonalité avec celle d’Ut, soit pour ces deux raisons. […] Rameau attribuait au ton de Sol des caractères analogues à ceux discernés par Gevaert. Or, le La du temps de Rameau était de plus d’½ ton au-dessous du La qu’entendait Gevaert ![2] »

En pratique[modifier | modifier le code]

L'exemple des grands maîtres classiques viennois permet de mesurer quel niveau de difficulté un compositeur pouvait imposer aux musiciens d'orchestre, au XVIIIe siècle et jusqu'au milieu du XIXe siècle.

Haydn[modifier | modifier le code]

Le plus prolifique des compositeurs de la « première école de Vienne », Joseph Haydn, a composé 106 symphonies. On observe, dans son catalogue, qu'il s'aventure rarement au-delà des tonalités suivantes :

Mozart[modifier | modifier le code]

Le catalogue des œuvres de Mozart révèle que le compositeur s'est limité à des tonalités « d'exécution aisée » pour ses 41 symphonies.

Beethoven[modifier | modifier le code]

Le catalogue des œuvres de Beethoven est limité à neuf symphonies. On observe, d'ailleurs, une préférence pour les tons bémolisés — avec une volonté d'explorer, fugitivement, des tonalités plus difficiles.

Caractère des différentes tonalités[modifier | modifier le code]

Hector Berlioz[modifier | modifier le code]

Berlioz est le premier compositeur à proposer une synthèse du caractère des tonalités possibles pour une œuvre symphonique, en considérant les différentes possibilités de réalisation par les instruments d'orchestre. Dans son Traité d'instrumentation et d'orchestration, Berlioz considère « le timbre des divers tons, pour le violon, en indiquant les plus ou moins grandes facilités d'exécution[3] ».

Tonalités majeures Tonalités mineures
Ton Armure de clef Difficulté Caractère Ton Armure de clef Difficulté Caractère
Ut Facile Grave, mais sourd et terne Ut Facile Sombre, peu sonore
Utdièse Très difficile Moins terne et plus distingué Utdièse Assez facile Tragique, sonore, distingué
bémol Difficile, mais moins
que le précédent
Majestueux bémol nécessiterait
8 bémol à la clef
Très difficile Sombre, peu sonore
Facile Gai, bruyant,
un peu commun
Facile Lugubre, sonore,
un peu commun
dièse nécessiterait
9 dièse à la clef
À peu près
impraticable
Sourd dièse À peu près
impraticable
Sourd
Mibémol Facile Majestueux, assez sonore,
doux, grave
Mibémol Difficile Très terne et très triste
Mi Peu difficile Brillant, pompeux, noble Mi Facile Criard, avec
une tendance commune
Fabémol nécessiterait
8 bémol à la clef
Impraticable Fabémol nécessiterait
11 bémol à la clef
Impraticable
Fa Facile Énergique, vigoureux Fa Un peu difficile Peu sonore, sombre, violent
Fadièse Très difficile Brillant, incisif Fadièse Moins difficile Tragique, sonore, incisif
Solbémol Très difficile Moins brillant,
plus tendre
Solbémol nécessiterait
9 bémol à la clef
Impraticable
Sol Facile Un peu gai, avec
une tendance commune
Sol Facile Mélancolique, assez sonore, doux
Soldièse nécessiterait
8 dièse à la clef
À peu près
impraticable
Sourd, mais noble Soldièse Très difficile Peu sonore, triste, distingué
Labémol Peu difficile Doux, voilé, très noble Labémol Très difficile,
presque impraticable
Très sourd, triste,
mais noble
La Facile Brillant, distingué, joyeux La Facile Assez sonore, doux,
triste, assez noble
Ladièse nécessiterait
10 dièse à la clef
Impraticable Ladièse Impraticable
Sibémol Facile Noble mais
sans éclat
Sibémol Difficile Sombre, sourd,
rauque, mais noble
Si Peu difficile Noble, sonore, radieux Si Facile Très sonore, sauvage,
âpre, sinistre, violent
Utbémol Presque impraticable Noble mais peu sonore Utbémol nécessiterait
10 bémol à la clef
Impraticable

François-Auguste Gevaert[modifier | modifier le code]

Berlioz accorde une place à des tonalités interdites, telles que « Rédièse majeur » et « Fabémol majeur »… Dans son Nouveau traité d'instrumentation, Gevaert se limite aux caractères des tonalités majeures[4].

Tonalités majeures
Ton Armure de clef Difficulté Caractère
Ut Facile Ferme, décidé
bémol Difficile Grave, austère, tendre aussi
Facile brillant, bruyant
Mibémol Facile Majestueux, puissant
Mi Assez facile Éclatant, tendre
Fa Facile Tranquille, intime
Fadièse Très difficile Dur
Solbémol Très difficile Sombre
Sol Facile Gai, léger
Labémol Peu difficile Grave, mystérieux
La Facile Lumineux, joyeux
Sibémol Facile Distingué, riche
Si Assez difficile Étincelant, violent

Charles Koechlin[modifier | modifier le code]

Dans son Traité de l'orchestration, Charles Koechlin se limite, comme Gevaert, aux tonalités illustrées par les « grands maîtres » classiques et romantiques, en proposant une synthèse pour les gammes majeures et mineures[5].

Tonalités majeures Tonalités mineures
Ton Armure de clef Difficulté Caractère Ton Armure de clef Difficulté Caractère
Ut Facile Ferme, décidé, bien assis,
avec l’équilibre et le définitif
de la force souveraine
Ut Assez difficile Pathétique, mais actif et énergique
dans la révolte, sombre néanmoins
Utdièse Très difficile Utdièse Assez facile Puissant, actif, nullement découragé
bémol Difficile Grave, tendre, profond bémol nécessiterait
8 bémol à la clef
Inusité
Facile, et bien sonore Clair, brillant Facile Pathétique, impétueux, colère parfois
Mibémol Assez difficile Majestueux, puissant. Mibémol Difficile Éteint, sombre, le ton
des fantômes dans la nuit
Mi Encore assez facile Lumineux, éclatant. Mi Facile Assez clair, sans tristesse et
non dénué d’espoir, féerique parfois
Fa Facile Tranquille, intime, pastoral Fa Un peu difficile Dramatique, sombre
Fadièse Très difficile Qualifié de dur par Gevaert,
mais très clair.
Fadièse Facile Clair, légendaire, nocturne, féerique
Solbémol Difficile Sans aucun éclat, très doux,
intime, nocturne et profond
Solbémol nécessiterait
9 bémol à la clef
Inusité
Sol Facile, et bien sonore Gai, léger, pastoral. Sol Assez facile Pathétique, expressif,
plus sombre que Ré mineur
Soldièse nécessiterait
8 dièse à la clef
Inusité Soldièse Assez difficile
Labémol Difficile, et
surtout très sourd
Grave, tendre, mystérieux,
peu sonore aux instruments
à cordes.
Labémol Très peu employé Très éteint, expressif et doux
La Facile, et bien sonore Lumineux, joyeux La Facile Clair, populaire, naïf, serein,
avec un pathétique tempéré
Sibémol Facile Expressif, et plus romantique
que lumineux
Sibémol Difficile Sombre, expressif, douloureux
Si Assez difficile, mais quand
même très abordable
Étincelant ; au besoin, violent,
victorieux ; parfois seulement
très clair et féerique
Si Facile Expressif, mais avec espoir

Transposition et orchestration[modifier | modifier le code]

L'orchestration d'une pièce composée pour le piano peut se révéler difficile pour l'orchestre si l'on retient la tonalité d'origine. Sur ce point, Hector Berlioz montre l'exemple en transposant l'Invitation à la danse de Weber un demi-ton plus haut pour réaliser son orchestration, en 1841, faisant de la valse pour piano en ré bémol majeur un rondo symphonique en majeur sous le titre l'Invitation à la valse[6].

Rimski-Korsakov appliqua une transposition semblable à l'une de ses propres œuvres, sa Première symphonie op.1, composée entre 1861 et 1865, et créée le . Dans ses Chroniques de ma vie musicale, le compositeur revient sur cette expérience : « Sur l'insistance de Balakirev, je me remis à ma symphonie et composai le trio manquant du scherzo. Toujours sur son conseil, je la réorchestrai entièrement et la recopiai au propre […] Mais Dieu que cette partition était horrible ! J'avais grappillé certaines choses d'un assez haut niveau, mais je ne connaissais pas l'alphabet. Néanmoins cette Symphonie en mi bémol mineur existait et fut mise au programme[7] ».

Considérant cette tonalité comme une erreur due à son manque d'expérience, Rimski-Korsakov remania la partition en 1884 et la transposa en mi mineur, tonalité infiniment plus favorable, comme il apparut lors de la création de cette version définitive, le [8].

Exemples d'œuvres classiques par tonalités[modifier | modifier le code]

Charles Koechlin ne manque pas de rappeler que « chacun de ces tons n’a pas qu’un seul caractère, mais plusieurs, selon les cas. Cela dépend beaucoup de la phrase ainsi que des harmonies. Toutefois, ces divers caractères accessoires doivent s’accorder au caractère principal dont ils dépendent, et qui est par exemple : La, lumineux, Mi, éclatant, etc.[4] »

Tonalités majeures[modifier | modifier le code]

Tonalités mineures[modifier | modifier le code]

Modes et tonalités[modifier | modifier le code]

Pour Charles Koechlin, « il serait trop long d’entrer dans le détail des caractères que présentent les différentes tonalités avec les modes grégoriens. Mais nous avertissons le jeune musicien d’y prendre garde et de savoir apprécier les nombreuses richesses que lui peuvent fournir ces admirables modes anciens[9] ».

Bibliographie[modifier | modifier le code]

Traités d'orchestration[modifier | modifier le code]

Monographies[modifier | modifier le code]

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Références[modifier | modifier le code]

  1. Charles Koechlin 1954, p. 203 du vol. I
  2. a b c et d Charles Koechlin 1954, p. 295 du vol. IV
  3. Hector Berlioz 1843, p. 33
  4. a et b Charles Koechlin 1954, p. 296 du vol.IV
  5. Charles Koechlin 1954, p. 297-298 du vol.IV
  6. Henry Barraud 1989, p. 101
  7. Nikolaï Rimski-Korsakov 2008, p. 85
  8. Nikolaï Rimski-Korsakov 2008, p. 274
  9. Charles Koechlin 1954, p. 297 du vol.IV