Théorie queer

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La théorie queer est une théorie post-structuraliste sociologique qui critique principalement l'idée que le genre et l'orientation sexuelle seraient déterminés génétiquement en arguant que la sexualité mais aussi le genre social (masculin ou féminin) d'un individu n'est pas déterminé exclusivement par son sexe biologique (mâle ou femelle), mais principalement par son environnement socio-culturel et son histoire de vie. Ce faisant, la théorie queer se distingue aussi, parfois vigoureusement, des féminismes essentialiste ou différentialiste.

Cette théorie différencie donc sexe (mâle/femelle) et genre (masculin/féminin) par rapport à une société qui tendrait à considérer comme anormaux les individus qui ne se situent pas dans la normalité d'une hétérosexualité perçue comme naturelle et innée, avec un genre découlant du seul sexe acquis à la naissance. Fortement influencé par le travail de Gloria Anzaldúa, Eve Kosofsky Sedgwick et Judith Butler, la théorie queer s’appuie à la fois sur l'idée féministe selon laquelle la sexualité est une partie essentielle de la construction de soi, sur des études gaies et lesbiennes du social et sur la nature construite des actes sexuels et des identités.

Approche universitaire

Sexe, genre et rôle social

La théorie queer apparait au sein des études de genre, développées à partir du début des années 1990 aux États-Unis, au travers de relectures déconstructivistes, dans le prolongement des idées de Foucault[1] et Derrida.

Avec le genre, la sexualité compose un des thèmes principaux de la théorie queer, et comprend de la recherche sur la prostitution, la pornographie, le non-dit de la sexualité, entre autres.

Les enquêtes queer sur le genre cernent surtout les instances déviantes du genre (les transgenres, les gender-queers, et les travesties) ainsi que la séparation de genre et de sexe biologique. S'appuyant sur l'idée de la féministe Simone de Beauvoir qu'on « ne naît pas femme, on le devient », Judith Butler a été la première théoricienne queer à aborder cette séparation de sexe et de genre. La biologiste Anne Fausto-Sterling constate que la peur de la confusion de genres a poussé la science et la médecine à chercher des critères irréfutables de sexe anatomique et du genre psychologique. Son travail interroge les interventions médicales qui peuvent guérir la dysphorie du genre et l'hermaphroditisme.

Outre la sexualité et le genre, la théorie queer s'intéresse beaucoup à la parenté et aux revendications identitaires en général. Judith Butler a fait une exploration de la parenté dans son livre Antigone's Claim et de la question d'identité dans The Psychic Life of Power, où elle s'est donnée la tâche d'expliquer pourquoi on insiste sur une revendication identitaire qui peut mettre quelqu'un en danger (en suscitant une violence physique ou psychique). Presque tout le travail qui se proclame queer partage une résistance théorique à l'essentialisme et aux prétentions totalisantes, ce qui rend la théorie queer et le terme queer si difficiles à décrire.

Sortie du déterminisme social

La théorie queer veut avant tout repenser les identités en dehors des cadres normatifs d'une société envisageant la sexuation comme constitutive d'un clivage binaire entre les humains, ce clivage étant basé sur l'idée de la complémentarité dans la différence et censé s'actualiser principalement par le couple hétérosexuel. Elle considère le genre comme un fait construit et non comme un fait naturel, et s'intéresse à la manière dont une identité de genre peut être le résultat d'une construction sociale.

Inversement, une identité peut au contraire échapper à un tel déterminisme, dans des personnes ou des pratiques qui sont alors qualifiées de queer. L'identité queer, de ce fait, est par nature éphémère. Et malgré l'insistance de la théorie sur la sexualité et le genre, l'analyse peut s'appliquer à presque tout le monde : qui ne s'est jamais senti inadéquat face aux restrictions de l'hétérosexualité et de rôles de genre ? Si une femme s'intéresse aux sports, ou un homme au ménage, sont-ils donc queer ?

Le terme queer, quand il est appliqué aux pratiques sexuelles, offre beaucoup plus d'innovation que d'autres termes comme « lesbienne » et « gai ». La théorie queer, avec son intérêt pour les implications de sexualité et de genre, reste surtout une exploration de ces implications en termes d'identité. La nature provisoire de l'identité queer implique beaucoup de discussion (au niveau théorétique autant qu'au niveau social) sur la façon de définir l'adjectif « queer ». Lorsqu'un interlocuteur se désigne comme « queer », il est impossible de déduire son genre. Pour cette raison, la plupart des théoriciens queer insiste sur l'auto-désignation de l'identité queer.

La théoricienne queer Eve Kosofsky Sedgwick a exploré cette difficulté de définition, remarquant que même si le terme change beaucoup de signification selon qu'il s'applique à soi ou à un autre, « Queer a l'avantage d'offrir, dans le contexte de la recherche universitaire sur l'identité de genre et l'identité sexuelle, un terme relativement neuf qui connote étymologiquement une traversée des frontières mais qui ne réfère à rien en particulier, laissant donc la question de ses dénotations ouverte à la contestation et à la révision. »[2]

Teresa de Lauretis, qui a été la première à employer le terme queer afin de décrire son projet théorique, espérait qu'il aurait des applications identiques pour le rapport entre la sexualité et la race, la classe et d'autres catégories que le genre.

L'avenir de la théorie queer

Avec la critique de la théorie de la performance proposée par Butler dans Gender Trouble et la mort lente des troupes burlesques, des drag queens et drag kings, beaucoup de théoriciens queers sont actuellement à la recherche de nouvelles analyses de la résistance queer. L'essentiel de ce travail se produit dans les cadres de la littérature, la psychanalyse et la linguistique, mais également dans les domaines de la biologie et des sciences sociales (même si en raison de la rupture universitaire-populaire, il y a aujourd'hui davantage de résistances envers les chercheurs en sciences sociales).

Lee Edelman met en rapport la théorie queer et la psychanalyse en examinant les notions lacaniennes de construction identitaire à travers l'acquisition du langage et le stade du miroir ; selon eux, la conscience de soi relève bien plus de la culture et du langage que de la biologie. Dans son texte No Future, Edelman s'appuie également sur le concept foucaldien du Biopouvoir en examinant la résistance des queers aux systèmes sociaux de reproduction (le mariage, la production des enfants).

Anna Livia a fait paraître un travail linguistique (Pronoun Envy) sur l'usage 'queer' du genre grammatical en littérature française.

Après une décennie d'élaboration d'une théorie, une identité queer commence à se solidifier. Il existe cependant des désaccords entre les théoriciens privilégiant l'étude du genre et ceux s'intéressant plus spécifiquement à la sexualité, et entre les universitaires et anti-universitaires. Enfin, une autre fêlure est apparue entre les communautés queer et des féministes dits de la deuxième vague. Avec ses ruptures multiples, la deuxième vague du féminisme a toujours ses fidèles, quoique certains se revendiquent d'une troisième vague féministe tandis que d'autres affirment que la théorie queer a provoqué un post-féminisme.

Selon J-B Marchand, « Les gender studies et la théorie queer sont plutôt réticentes, voir hostiles à l'approche psychanalytique. »[3].

Théorie Queer et engagement politique

Fondement théorique d'un discours LGBT

No gender, No Master, Activiste anarcho-queer

En dehors de l'université, quand le terme queer réfère à la sexualité, il est plus souvent un synonyme pour « gai et lesbienne », parfois « gai, lesbienne et bi » et moins souvent « gai, lesbienne, bi et trans ». L'exclusion commune des transgenres de cet usage populaire peut être dû au fait qu'un transgenre exprime des rapports différents avec le genre et la sexualité. Beaucoup de transgenres, s'inspirant de la théorie queer aux niveaux sexuel et genré, préfèrent se distinguer des personnes transsexuelles traditionnelles (les FtM et MtF qui affirment le binarisme du genre) par l'usage des termes « gender queer » et « FtN ou MtN » (féminin-à-neutre ou masculin-à-neutre).

La pratique et l'engagement politique jouent un rôle beaucoup plus important dans le travail qui se produit hors de l'université. Au contraire des théories féministes, la théorie queer à l'université s'intéresse moins au militantisme, d'où vient une rupture récente de la théorie queer. Dans une vision militante, la théorie permet de justifier que la normalité imposée aux LGBT par la société est une forme de domination, contre laquelle il est légitime de se défendre.

Dans Queer Theory, Gender Theory, Riki Wilchins, une trans, élabore une réfutation catégorique de la théorie universitaire à propos des queers, constatant que la théorie s'inspire toujours de la façon « bottom-up », et que les universitaires qui font la théorie queer l'ont « volée » aux queers populaires. Cette opinion s'entend de plus en plus parmi les queers, qui sentent que les universitaires parlent d'eux sans qu'ils puissent comprendre ce qui est dit. Il est possible que cette séparation très récente entre la théorie queer universitaire et la théorie queer « populaire » puisse être due au langage châtié des universitaires, notamment de Butler (qui a gagné des prix pour ses textes que plusieurs considèrent incompréhensibles). De même, les universitaires qui font la théorie queer se sont probablement servis d'un tel langage à cause de leur statut « inférieur » à l'intérieur du monde universitaire.

Les manifestes militants

La production des textes queer non-universitaires est prodigue. Les zines et les blogs sont notables parmi les textes qui sont le résultat d'un mouvement qui privilégie tant l'auto-identification que l'importance de raconter son histoire soi-même. Les blogs ont visiblement amélioré l'accès d'une audience trans aux informations (et images) précises de ce qu'on peut attendre d'une transition chirurgicale. Les textes les plus influents sur la population queer depuis les années 1990, cependant, sont ceux qui proviennent du milieu queer populaire.

L'autobiographie Stone Butch Blues, de Leslie Feinberg, a été peut-être les premières mémoires d'un trans à paraître. Ce texte influent n'est pas non plus le récit d'un simple mouvement d'une personne d'un genre à un autre ; Feinberg y montre toute une ambivalence vers les identités masculines et féminines et habite toujours la liminalité du genre et de la représentation. Dans Trans Warriors, Feinberg examine les perceptions corporelles qu'on utilise pour déterminer le genre d'une personne, y compris le statut des vêtements et les structures sociales qui ont historiquement été ouvertes ou fermées à la variance de genre.

En langage très clair et efficace, Kate Bornstein utilise un cahier d'exercices (My Gender Workbook) pour aider le lecteur à déconstruire systématiquement ses notions de rôles masculin et féminin. Bornstein a été la première transsexuelle à proposer d'établir une catégorie de trans qui revendique l'identité queer ou trans au lieu de celle du sexe adopté.

Patrick Califia-Rice (qui a également publié sous le nom Pat Califia), est un écrivain, psychologue et thérapeute américain. Il a publié des textes divers, y compris des romans pornographiques, de science-fiction et une histoire des transgenres. Califia défend la pornographie et la science-fiction, des genres souvent critiqués, à son avis, à cause des possibilités qu'ils offrent en tant que des lieux de résistance à la normativité sexuelle et genrée. Son travail Sex Changes traite de l'histoire des transgenres à travers les domaines de la biologie, la psychanalyse, la sociologie et dans la politique.

Critiques

Privilégiant la construction sociale du genre sur l'inné et le biologique, la queer theory est la cible de vives critiques. Ainsi, d'après l'étude de la théorie par le sociologue Adam Green, professeur à l'Université de Toronto, la théorie queer nie l'« urgence sociale »[Laquelle ?] dans certains cas (positions des sujets homosexuels) tout en récupérant cette « urgence sociale » dans d'autres (positions des opposants radicalisés)[4].

Du fait de son engagement dans la déconstruction, il est presque impossible à la théorie queer de parler d'un sujet « lesbien » ou « gay », puisque toutes les catégories sociales sont dénaturées et réduites au discours[5]. Ainsi, la théorie queer ne peut pas examiner les subjectivités, mais seulement les discours[4]. Par conséquent, la sociologie et la théorie queer sont considérées[Par qui ?] comme inconciliables tant d'un point de vue méthodologique qu'épistémologique.

Une critique récurrente contre la théorie queer, qui a généralement recours à un jargon très technique, est qu'elle est écrite par une petite élite idéologiquement orientée et qu'elle possède un biais de classe sociale évident[6].

Une critique morale est également portée contre la théorie queer qui refuse toute référence à des idées standards de normalité et fait des distinctions considérées comme cruciales d'un point de vue éthique. Par exemple, d'après la théoricienne du queer Camille Paglia, le terme « queer » inclut les transsexuels, sadomasochistes, et d'autres sexualités marginalisées, mais aussi les paraphilies (comme la pédophilie[citation nécessaire]) considérées comme tout autant légitime[7].

Références

  1. Tim Dean, « Lacan et la théorie queer », Cliniques méditerranéennes, n°73,‎ , p. 71-78 (DOI 10.3917/cm.074.0061., lire en ligne)
  2. « Queer » has the virtue of offering, in the context of academic inquiry into gender identity and sexual identity, a relatively novel term that connotes etymologically a crossing of boundaries but that refers to nothing in particular, thus leaving the question of its denotations open to contest and revision. (Extrait de son livre Epistemology of the Closet, aussi résumé dans le texte de Turner A Genealogy of Queer Theory, p. 35.)
  3. Le Sexuel, ses différences et ses genres. direction par Guillemine Chaudoye, Dominique Cupa et Hélène Parat, EDK Editions, 2011, chapitre sur Judith Butler
  4. a et b Adam Grenn, Gay But Not Queer: Toward a Post-Queer Study of Sexuality, Theory and Society 31 (4): p.  521–545, DOI 10.1023/A:1020976902569, 2002
  5. Joshua Gamson, Sexualities, Queer Theory, and Qualitative Research, in Denzin, N.; Lincoln, Y., Handbook of Qualitative Research (2nd ed.), Sage Publications, p. 347–65, 2000
  6. Queer Theory and the Social Construction of Sexuality, Homosexuality, Stanford Encyclopedia of Philosophy.
  7. Camille Paglia (1994). No Law in the Arena: A Pagan Theory of Sexuality, in her Vamps and Tramps NY, Vintage Books, p.  70 (ISBN 0679751203)

Bibliographie

En anglais

  • Kate Bornstein, Gender Outlaw: On Men, Women, and the Rest of Us - New York, Routledge, 1994.
    • My Gender Workbook: How to Become a Real Man, a Real Woman, the Real You, or Something Else Entirely. New York: Routledge, 1998.
  • Judith Butler, "Against Proper Objects." differences: A Journal of Feminist Cultural Studies (Summer-Fall 1994), 6(2-3): 1-27.
    • Antigone's Claim: Kinship between Life and Death. Wellek Library Lecture at the University of California, Irvine. New York: Columbia University Press, 2000.
    • Bodies that Matter: On the Discursive Limits of "Sex". New York & London:Routledge, 1993.
    • Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity. Thinking Gender. New York & London: Routledge, 1990.
    • Psychic Life of Power: Theories of Subjection. Stanford: Stanford UP, 1997.
  • Pat Califia (a.k.a. Patrick Rice-Califia). Sex Changes: The Politics of Trangenderism. San Francisco: Cleis Press, 1997.
  • Lee Edelman, No Future: Queer Theory and the Death Drive. Durham: Duke UP, 2004.
  • Anne Fausto-Sterling, Myths of Gender. New York: Basic Books, 1992.
    • Sexing the Body: Gender Politics and the Construction of Sexuality. New York: Basic Books, 2000.
  • Leslie Feinberg, Stone Butch Blues. Ann Arbor: Firebrand, 1993.
    • Trangender Warriors: Making History from Joan of Arc to Dennis Rodman. Boston: Beacon Press, 1996.
  • Scott Gunther, The Elastic Closet: A History of Homosexuality in France, 1942-present. New York: Palgrave-Macmillan, 2009.
    • Alors, are we 'queer' yet?, The Gay & Lesbian Review, Volume XII, no 3, mai-juin, 2005, pages 23-25.
  • David M. Halperin, Saint Foucault. Towards a Gay Hagiography. Oxford University Press, 1995.
  • Teresa de Lauretis, “Queer Theory, Lesbian and Gay Studies: An Introduction.” differences: A Journal of Feminist Cultural Studies 3/2 (Summer 1991; special issue), iii-xviii.
  • Carol Queen and Lawrence Schimel, ed. PoMoSexuals: Challenging Assumptions About Gender & Sexuality. 1997.
  • Eve Kosofsky Sedgwick, Between Men: English Literature and Male Homosocial Desire. New York: Columbia UP, 1992.
    • Performativity and Performance. New York: Routledge, 1995.
    • “Queer Performativity.” GLQ, vol. 1, no. 1, 1993, p. 1-16.
    • Tendencies. Durham: Duke UP, 1993.
  • William B. Turner, A Genealogy of Queer Theory. Philadelphia: Temple UP, 200. Extraits Google Books.
  • Michael Warner, Fear of a Queer Planet. Queer Politics and Social Theory. Minneapolis: University of Minnesota Press, 1994.
  • Riki Wilchins, Queer Theory, Gender Theory: An Instant Primer. Alyson: Los Angeles, 2004.
    • Read My Lips. Ann Arbor: Firebrand, 1997.

En français

Voir aussi

Articles connexes

Liens externes