Le Livre de Jean de Mandeville

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Voyages d’outre mer
Première page du manuscrit français n° 3219.
Langue
Auteur
Genres
Littérature de voyage (en)
Voyage imaginaire (en)
Récit de voyageVoir et modifier les données sur Wikidata
Date de création
XIVe siècleVoir et modifier les données sur Wikidata
Date de parution

Voyage d'outre mer, également intitulé Le Livre des merveilles du monde, est un ouvrage décrivant l'Orient rédigé par Jean de Mandeville, chevalier anglais, à Liège entre 1355 et 1357 (soit pendant la guerre de Cent Ans).

Il se base sur un prétendu voyage que son auteur aurait effectué en Égypte, Inde, Asie centrale, Chine, qui aurait duré 34 ans de 1322 à 1356, et surtout sur les récits publiés par des missionnaires franciscains et dominicains, ainsi que sur Le Livre de Marco Polo. Le voyage de Mandeville est une mise en scène destinée à rendre son récit plus vivant. Son auteur a certainement voyagé en Terre sainte, mais il est très peu probable qu'il ait atteint l’Asie centrale et encore moins l’Inde et la Chine.

Ce livre est aussi connu sous le titre Voyages ou bien encore Une geste ou aussi Un roman sur les merveilles du monde[1]. Il ne doit pas être confondu avec Le Livre de Marco Polo rédigé un demi siècle plus tôt. Enfin l’expression Livre des merveilles reprend le titre d'une traduction en français d’un ouvrage de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny : Les merveilles de Dieu, dont l'original est De miraculis, en latin, écrit entre 1135 et 1156.

Incipit[modifier | modifier le code]

L'incipit du manuscrit est « C'est en cette terre qu’il lui a plu de s’incarner en la Vierge Marie pour y prendre un corps humain, c’est sur cette terre qu’il a marché, la foulant de ses pieds bénis ».

Contenu[modifier | modifier le code]

Entre conte de voyage et traité savant, l'ouvrage décrit le monde connu au XIVe siècle, notamment l'Asie extrême-orientale. Il discute en particulier des possibilités théoriques de circumnavigation du monde, invitant ses lecteurs à partir à la découverte de la Terre, voire d'en faire le tour. Mais c'est avant tout une véritable géographie médiévale qui se dessine à travers les lignes de Mandeville.

L'ouvrage décrit des itinéraires dans lesquelles s'insèrent des histoires et légendes fabuleuses dans un récit mélangeant références bibliques et considérations religieuses. Il dépeint un Orient qui correspond à l'imaginaire mythique du lecteur occidental de cette époque tel les œuvres fantastiques ou de science-fictions actuelles. Il aborde également les climats des pays traversés, la géographie, ainsi que les coutumes des peuples rencontrés (certains territoires ou peuples décrits sont fictifs)[2].

Cet ouvrage innove en n'étant consacré qu'à la Terre, sans l'environnement cosmique dans lequel elle était jusque-là enserrée. De plus, l'auteur ne se contente pas de lister les pays figurant dans son ouvrage, puisqu'il les décrit, avec plus ou moins de précision. Il se focalise surtout sur la géographie humaine, la géographie physique étant assez réduite. Même si tous ces territoires ne sont pas clairement situés, il est possible de dessiner la mappemonde des « voyages » de Mandeville. Celui-ci désire montrer la profonde unité du monde, pourtant si divers. Bien qu'à cette époque, la rotondité de la Terre était connue (tous les livres le répétaient à l'envi, au moins depuis le XIIe siècle), l'auteur insiste aussi pour tirer toutes les conséquences de cette affirmation théorique. Il s'agit de relativiser notre notion des points cardinaux, l'orient d'Asie n'étant pas le même que celui d'Europe. Mandeville refuse l'européocentrisme, à une période où l'étendue de l'Asie commençait à être connue et celle de l'océan Indien pressentie. Quelques années avant la parution de l'ouvrage, Raymond Étienne, missionnaire en Éthiopie, disait dans son Directorium ad passagium faciendum que la chrétienté n'occupait pas la vingtième partie de la surface du monde[2].

Mandeville décrit des animaux imaginaires fabuleux (licornes, dragons aux ailes rouges, monocéron ou rinocéron)[3], des hommes sans têtes nus brutaux et sauvages (les acéphales), dont les yeux, les narines et la bouche sont sur la poitrine (appelé aussi Blemmyes, Blemmiens, Blemnyes, Blènes), des géants hirsutes « ophiophages ». Certains peuples ne surprennent pas par leur aspect, mais leurs coutumes : ils sont cannibales, vivent nus, se marient sans soucis des interdits de parenté. Comme l'évoque l'historien Jacques Le Goff, ces peuples sont décrits comme « l'image inversée du monde occidental »[4]. En mêlant réalité et imaginaire, Mandeville arrive par son récit, à rendre crédible le fantastique, le merveilleux et l'extraordinaire. Son récit est un véritable succès auprès des lecteurs contemporains, sans doute dû à sa richesse thématique. Il est bien mieux accueilli que Le Livre de Marco Polo[réf. nécessaire], qui décrivait quelques miracles mais non des vallées démoniaques ou des fontaines de jouvence.

L'ouvrage est construit sur le schéma « par-deçà/par-delà », termes fréquemment employés. « Par-deçà », c'est essentiellement le monde connu, familier, de la chrétienté occidentale. Il est si connu qu'il n'est pas vraiment besoin de le décrire, sinon comme point de départ de voyages vers Jérusalem et les terres plus lointaines. L'étrangeté commence dès la description de la Grèce, avec son alphabet, différent de l'alphabet latin. À ce propos, Mandeville consigne dans son ouvrage six alphabets : le grec, l'égyptien, l'hébraïque, l'arabe, le persan et le chaldéen. Ceux-ci expriment à la fois l'étrangeté et la proximité : ce sont d'autres systèmes d'écriture, mais qui peuvent être maîtrisés[5].

Même si les croyances et les langues des chrétiens d'Orient diffèrent de celles des Latins, le lecteur n'est pas encore trop dépaysé. Les références antiques et religieuses sont assez familières. Mandeville se garde de critiquer le christianisme oriental, contrairement à ce que font les auteurs de la plupart des ouvrages de l'époque. Curieusement, l'évocation de l'islam n'introduit pas de véritable rupture dans le récit, même si l'auteur déplore plusieurs fois que la Terre promise ait été enlevée à ses légitimes héritiers. La présentation qu'il en fait est respectueuse et optimiste, empruntée au témoignage de Guillaume de Tripoli. Celui-ci montre que deux siècles de vie en commun sur cette terre avaient fait plus voir les musulmans comme des hérétiques que comme des païens[5].

La suite relève du « par-delà », domaine de l'étrange, où la communication avec les populations devient difficile : il n'y a plus d'alphabet pour cette partie du monde. Cette étrangeté possède plusieurs aspects. Pour décrire les distances, Mandeville abandonne les lieues et les milles pour compter en journées de voyage. Il estime par exemple à sept ans la durée de parcours de la totalité de l'empire du Grand Khan. Il en est de même pour la taille des villes, la richesse des souverains, la largeur des rivières, la taille des animaux... présentés comme démesurés[5].

Lorsque sont abordés les « idoles et simulacres », les condamnations sont légères, visiblement purement formelles. L'auteur prend soin de décrire les raisons des rites et coutumes évoqués. Le bœuf vénéré en Inde est qualifié de « plus sainte bête qui soit en terre » ; si les malades de l'île de Caffoles sont abandonnés aux oiseaux de proie, c'est pour leur éviter le déshonneur d'être dévoré par les vers. Des points communs entre christianisme et paganisme sont approchés : les Indiens vont voir leur idole en pèlerinage « avec autant de dévotion que les chrétiens à Saint-Jacques en Galice ». Aussi, comment critiquer les idoles alors que, parlant des chrétiens, il dit : « nous avons des images de Notre-Dame et des saints que nous adorons » ? Tandis que les peuples monstrueux sont réintroduits dans l'humanité. Les Pygmées sont très bons pour travailler la soie. Les Cynocéphales de l'île de Nacameran sont « pourvus de raison et de bonne intelligence » et leur roi se fait introniser devant son peuple comme le ferait un souverain occidental. L'authentique humanisme de cet ouvrage en donne tout son prix[5].

Langue[modifier | modifier le code]

L'Éthiopie et l'Inde accompagnée d'une illustration, 1499.

L'ouvrage rend également compte de la diversité des usages des langues vernaculaires au XIVe siècle. Longtemps, on a pensé qu'il avait été écrit en latin puis traduit en langues française et anglaise, avant d'être traduit dans presque toutes les langues de l'Occident.

En fait, les dernières recherches[2] ont montré la complexité de l'écriture et de la transmission du texte.

Il existe actuellement trois versions reconnues :

  • la version insulaire, en parler anglo-normand ou en parler continental ;
  • la version continentale, en parler français continental[6] ;
  • la version liégeoise ou Ogier[7], avec interpolations de textes mettant en scène Ogier le Danois.

Certains indices laissent à penser que la version insulaire est la plus ancienne.

Écrit probablement en 1356 à Liège, le texte serait passé en Angleterre aux environs de 1375. De même, sur le continent, il a été traduit en parler anglo-normand d'où serait née la version continentale. En Angleterre apparaît aussi une autre rédaction de la version insulaire en parler continental.

Les sources[modifier | modifier le code]

Édition illustrée de 1696.

En réalité, ce récit est l'œuvre d'un voyageur qui s'appuie sur un ensemble de sources diverses. Jean de Mandeville a compilé les ouvrages de voyageurs de l'époque et a ainsi créé un véritable état des connaissances géographiques du XIVe siècle. On ne peut parler de plagiat, car les auteurs médiévaux composaient toujours à partir de sources existantes. Il extrait de nombreux récits tirés des œuvres des premiers franciscains et dominicains qui ont exploré l’Asie. À partir d'un récit parfois confus, où des histoires anecdotiques alternent avec de longs récits descriptifs, les dernières recherches menées par des spécialistes sont arrivées à reconnaître les sources de son inspiration. En fait, son récit est entre autres la compilation de la description de Constantinople par le dominicain Guillaume de Boldensele, de propos sur les musulmans tirés de L'état des Sarrasins de Guillaume de Tripoli et d'informations extraites des écrits d'Odoric de Pordenone pour ce qui concerne l'Asie au-delà de la Terre Sainte.

Par ailleurs, Jean de Mandeville prend comme source les grands classiques de la littérature antique comme Flavius Josèphe, Pline l'Ancien et Solin.

L’Inde est un pays fabuleux peuplé d’hommes étonnants tel le sciapode, et d’animaux non moins extraordinaires comme l’unicorne ou la manticore. Ce bestiaire ordinaire du Moyen Âge, tiré de l'Histoire naturelle de Pline était entré dans la géographie par les récits de Ctésias.

Il s'appuie aussi sur l'encyclopédie de Vincent de Beauvais, Speculum historiale, qui était une référence très sérieuse à l'époque, sans compter les ouvrages religieux, considérés comme des ouvrages scientifiques, la Bible et La Légende Dorée.

Les écrits faisant référence à l’Égypte sont les seuls pour lesquels on peut actuellement affirmer avec certitude qu'ils sont le fruit d’observations personnelles. D'après les dernières études du manuscrit, tous les spécialistes s’accordent pour affirmer qu’il a réellement séjourné dans ce pays.

Les arbres mentionnés en Asie proviennent d'Historia Hierosolymitana Jacques de Vitry. Citons enfin comme autres sources Héthoum de Korikos, Brunetto Latini, Isidore de Séville[5]...

Thèmes abordés[modifier | modifier le code]

Le Royaume du prêtre Jean[modifier | modifier le code]

L'auteur émaille son œuvre de nombreux commentaires sur le prêtre Jean et son royaume. Ce légendaire roi chrétien s'est fait connaître en Europe à l'époque des croisades. D'après la Chronique de l'évêque allemand Otton de Freising publiée au XIIe siècle, il aurait adressé une lettre à l'empereur Manuel Ier Comnène de Byzance. Le document connut alors une grande diffusion et fut plusieurs fois remanié et augmenté. En 1254, Guillaume de Rubrouck explique avoir voyagé en Asie, sans avoir entendu parler de ce personnage. Ce qui n'empêcha pas sa légende de continuer à se propager, avec son territoire d'abord situé en Asie, puis en Éthiopie et enfin sur le continent Américain. Cette légende a pourtant des fondements historiques, puisque les tribus turco-mongoles de la région du Gobi et de l'Orkhon comptaient des chrétiens nestoriens. Les descriptions de Mandeville sont essentiellement basés sur le texte d'Odoric de Pordenone, ainsi que la fameuse lettre, bien qu'il rajoute lui-même des éléments inédits.

L'auteur explique que le royaume de ce prêtre est frontalier de celui du « Grand Chan » (Grand Khan), le Cathay, qui est bien plus puissant et riche que lui. C'est parce que les marchands se rendent moins facilement dans le territoire du prêtre, qui est trop loin pour eux. Mandeville qualifie le prêtre d'empereur des Indes (ou de la Haute Inde), dirigeant un pays vaste et prospère. Selon l'écrivain, le pays d'Inde est composé d'une multitude d'îles, car il irrigué par les fleuves issus du Paradis terrestre (qu'il situe en Extrême-Orient), le divisant en plusieurs parties. S'ajoutent à ce territoire impérial les îles de la mer d'Inde. Il existe soixante-douze provinces sont sous son autorité, chacune gérée par un roi, qui lui sont tous soumis et lui doivent un tribut. L'empereur a pour royaume une île que l'auteur nomme « Pentexoire », pays mal localisable, dont parle Odoric de Pordenone. La plus belle cité de cette île, Nyse, est également la cité royale, où l'empereur possède un palais. Mais celui-ci préfère passer le plus clair de son temps dans son inestimable palais de la cité de Suse (aucun rapport avec la Suse iranienne), doté de tours et richement décoré. Ces détails proviennent de la lettre. Tandis que Nyze est une ville légendaire évoquée par l'ecclésiastique du VIIe siècle Isidore de Séville. Il la décrit comme la cité fondée par Dionysos (ou Liber Pater) sur le fleuve Indus, après avoir traversé l'Inde en vainqueur, qu'il nomma d'après son propre nom et qu'il peupla de cinquante mille hommes[8].

L'ouvrage explique qu'à côté de Pentexoire se trouve la longue île de Milstorak, décrite par Pordenone comme une possession du prêtre en Asie centrale. Y vivait autrefois un certain Gathalonabes, dont le nom pourrait être une déformation de l'arabe « qatil-an-nafs », signifiant « le meurtrier ». Cet homme habite une forteresse entourée de montagnes, doté d'un splendide jardin. Mandeville reprend l'histoire du Vieux de la Montagne et de la secte des Assassins, située à Alamut, en Iran, également évoquée par Marco Polo. À côté de Milstorak coule le Pishon, fleuve biblique que l'auteur assimile au Gange. Vers la partie orientale du royaume se trouve l'île de Taprobane (Sri Lanka), dont le roi est vassal du prêtre. La description qu'en fournit Mandeville, comme un pays connaissant deux pays et deux hivers, s'inspire du Speculum historiale (de Vincent de Beauvais). Tandis que l'évocation des fourmis qui sur cette île gardent des montagnes d'or évoque la légende de fourmis similaires, que Pline l'Ancien situe en Éthiopie, dans son Histoire naturelle, livre XI, 31.

Prêtre Jean, illustration de La Chronique de Nuremberg par Hartmann Schedel 1493 (manuscrit original en collection privée)

Mandeville ajoute que sur le royaume, à une journée de voyage de Yazd (Iran), se trouve également la mer Aréneuse, mer sans eau, constituée de sable et de gravier. Cette mer serait reliée souterrainement à la fosse Memnon remplie de sable, située près d'Acre, en Israël, à côté de la rivière Belus (actuelle Na'aman (en)). Cette fosse, servant à fabriquer du beau verre transparent et se remplissant de nouveau une fois vide, est mentionnée dans l'Histoire naturelle, livre XXXVI, 65.

Toujours dans le royaume du prêtre, des montagnes entourent une plaine désertique. Quotidiennement, des arbrisseaux y croissent du lever du soleil jusqu'à midi, puis décroissent jusqu'au crépuscule. Les fruits qu'ils portent sont comme féériques, au point que personne n'ose y toucher. On y trouve des hommes sauvages cornus qui grognent comme des pourceaux, ainsi que beaucoup de chiens et de perroquets. Certains de ces hommes, qui parlent aussi parfaitement qu'un humain, ont cinq orteils à chaque pied. Tandis que ceux n'en ayant que trois ne font que crier. Les merveilles décrites proviennent également de la lettre.

Le royaume est essentiellement chrétien. Mandeville raconte l'origine du nom du prêtre Jean et sa conversion au christianisme, anecdote qu'il est le seul à faire connaître en Occident et qu'il a peut-être recueillie en Égypte. Jadis, un empereur très vaillant avait pour compagnon des chevaliers chrétiens, comme il en a maintenant. Il voulut voir comment se déroulent les offices dans les églises. Il entra donc avec un de ces chevaliers dans une église égyptienne, le samedi après la Pentecôte, alors que l'évêque faisait les ordinations. L'empereur interrogea alors son compagnon sur ce qu'il voyait, notamment les prêtres. C'est alors qu'il ne voulût plus être empereur mais prêtre. Il demanda à prendre le nom du premier qui sortirait de l'église : l'homme en question s'appelant Jean, l'empereur se fit appeler Prêtre Jean[5].

Alexandre le Grand[modifier | modifier le code]

Buste d’Alexandre, IIe – Ier siècles av. J.-C., British Museum.

De nombreuses allusions sont faites à Alexandre le Grand, mêlant des fait historiques avec des éléments légendaires, tirés notamment du Roman d'Alexandre. Par exemple, il est question de villes qu'il fonda, telles que Celsite, qui correspond à l'actuelle ville turkmène de Merv. Ou encore une Alexandrie située entre la mer Maure et celle de Caspille, dans un passage étroit menant à l'Inde : cette ville fut ensuite nommée Porte-de-Fer.

Le roi de Macédoine aurait aussi enfermé en Scythie les Juifs des dix tribus, nommées Gog et Magog, entre la mer et les montagnes de Caspille. Ce passage est basé sur le Roman, bien qu'agrémenté par Mandeville de détails inédits. Par exemple, le fait que ce peuple paye un tribut aux Amazones qui leur sont voisines.

Se basant sur la description des brahmanes dans le Speculum historiale, l'auteur décrit l'île de Bragmey ou Terre de Foi, située en Inde, où coule une rivière nommée Thebe. Ses habitants, plus droits et loyaux qu'ailleurs, sont exempts de péchés et de vices, ne commettent aucun crime et jeûnent quotidiennement. Ils auraient envoyé à Alexandre le Grand, qui voulut les envahir, des messagers lui expliquant leur mode de vie sain. Celui-ci, aurait alors refusé de faire du mal à des personnes ayant d'aussi bonnes mœurs et leur aurait promis de ne pas les attaquer. Alexandre aurait également tenté d'envahir les îles alentour d'Oxidrate et de Gymnosophe : ces noms désignent des peuples dans le Roman[a], Mandeville en a fait des îles. Le roi aurait proposé aux habitants, aussi vertueux que ceux de Bragmey, de lui réclamer ce qu'ils souhaiteraient. En retour, ceux-ci se seraient moqués de ses ambitions de conquérant.

Mandeville décrit enfin une île, où coule une rivière large d'environ deux lieues et demie appelée Buenar, à partir de laquelle il faut voyager quinze jours à travers les déserts pour parvenir de l'autre côté de l'Inde. Dans ces déserts se trouvent les arbres du soleil et de la lune, ayant prédit sa mort à Alexandre : ce détail est tiré du Roman[5].

Les Amazones[modifier | modifier le code]

Pierre-Eugène-Émile Hébert, Amazone se préparant à la bataille, Washington, National Gallery of Art.

La légende des Amazones est évoquée par de nombreux auteurs depuis l'Antiquité. Elle insiste sur l'aspect merveilleux de ce royaume de femmes, en adoptant parfois un sens moralisateur. Mandeville en donne sa version dans son ouvrage. Il situe leur royaume, qu'il appelle Amazonie ou « Terre de Féminie », au-dessous de la Scythie et de la mer Caspienne, s'étendant jusqu'au fleuve de Tanaïs (nom grec antique de l'actuel fleuve russe Don). Ce territoire est décrit comme entouré d'eau, sauf en deux endroits, où se trouvent les entrées du royaume.

La présence masculine est exclue de ce royaume, les femmes qui y habitent refusant d'être dirigées par des hommes. Autrefois, alors que l'Amazonie comptait encore des hommes, son roi Colopeus guerroya contre les Scythes. Mais celui-ci fut tué, tout comme la totalité des nobles de son royaume. Leurs veuves, éplorées, tuèrent alors tous les hommes survivant car elles voulaient que toutes les femmes soient également veuves. Depuis ce moment en Amazonie, aucun homme ne peut rester plus de sept jours et aucun enfant masculin n'est élevé.

Mandeville qualifie les Amazones de bonnes guerrières, courageuses, vaillantes, valeureuses et sages. Elles se rendent quand elles le souhaitent dans les royaumes voisins amis pour y rencontrer des hommes et prendre du plaisir avec eux. Elles peuvent avoir un enfant avec eux et, une fois enceinte, rentrer chez elles. Si elles ont un garçon, ou bien elles l'envoient à leur père dès qu'il sait marcher seul, ou bien elles le tuent. Si elles ont une fille, elles lui enlèvent au fer chaud un des deux seins, selon son rang. Les Amazones de noble lignée se font enlever le sein gauche, afin qu'elles portent facilement le bouclier. Celles dites « piétonnes » se font retirer le droit, afin de ne pas être gêné en tirant à l'arc turc ; elles sont de très bonnes archères. Pour élire leur reine, à laquelle elles sont toutes soumises, les Amazones choisissent la plus vaillante aux armes. Enfin, ce peuple monnaye souvent son aide aux rois des royaumes voisins[5].

Des milliers d'îles[modifier | modifier le code]

Sixième feuille de l'Atlas catalan de la Bibliothèque nationale de France, représentant l'Asie et ses nombreuses îles

Mandeville évoque de très nombreuses îles situées en Asie. Certaines sont aisément identifiables, comme celle d'Ormuz, nommée telle quelle, ou Sri Lanka, appelée Taprobane ou Silha. Mais il n'est pas facile de toutes les reconnaître, surtout que certaines sont fictives. Comme les îles asiatiques étaient à peine connues, l'auteur y place toutes les légendes qu'il ne pouvait plus localiser en Asie continentale, déjà connue grâce aux récits des autres voyageurs.

L'auteur considère que l'Inde, étant traversé par un fleuve aux multiples ramifications, est constitué de myriades d'îles. Il estime que dans et autour de l'Inde, il existe plus de cinq mille îles habitables, sans compter celles qui ne le sont pas et les îlots minuscules. Ces îles figurent notamment dans l'Atlas catalan, portulan réalisé vers 1375 et se basant notamment sur les informations fournies par Mandeville. Ce dernier décrit ces îles comme très bâties et habitées, les Indiens n'ayant pas coutume de quitter leur pays. Voici les îles qui ne sont pas identifiées de manière formelle à des îles réelles[5] :

  • Lamory, qui est selon Odoric de Pordenone un des trois royaumes de Sumatra (nommé Sinnobor par celui-ci), qui l'avoisine. Les deux autres royaumes sont Sumatra et Resengo. Mandeville explique que les habitants de Lamory, où il règne une grande chaleur, vivent nus, puisque Dieu créa Adam et Ève ainsi. Cette vision est conforme à celle véhiculée par Le Roman de la Rose, ouvrage rédigé au XIIIe siècle et qui eut beaucoup d'influence en Europe médiévale. Les femmes ne sont pas mariées, mais sont mises en commun et ne se refusent à personne. Elles obéissent à l'injonction « Croissez et multipliez-vous et remplissez la Terre » (extrait de la Genèse). Aussi, les habitants sont cannibales, aimant acheter des enfants aux marchands de passage pour les manger, après éventuel engraissage. Mandeville parle aussi de l'île très fertile de Resengo, qu'il nomme Botemga et qu'il situe près de Java.
  • Thalamasse ou Panthey, royaume regorgeant de belles cités. Elle pourrait correspondre au royaume de Bandjermasin, que Pordenone situe sur l'île de Bornéo. Le nom ressemble d'ailleurs à la ville de Banjarmasin, sur cette même île. Parmi les arbres qui y poussent, certains produisent de la farine dont on tire du bon pain, d'autres du miel (le koompassia, peut-être), d'autres du vin, d'autres encore du venin (dont on ne guérit qu'en consommant ses propres excréments dilués). S'y trouve aussi une mer Morte sans fond, au bord de laquelle poussent des roseaux appelés par les habitants « chabin » (il s'agit de bambous), utilisés pour la construction. Dans leurs racines, on trouve des pierres aux grandes vertus, préservant des blessures par le fer ou l'acier quiconque en porte une sur lui. C'est ce qui permet aux habitants d'être si résistants au combat. C'est le bézoard, pour la production de laquelle Bornéo était réputée.
  • Calanoc, appelée Champa par Pordenone, difficilement localisable. Il pourrait s'agir du Cambodge. Dans un des dialectes indigènes de la côte de Coromandel, le poisson s'appelle « ciampa ». Le roi a plus de mille femmes et bon nombre d'enfants, ainsi que treize mille éléphants élevés sur place, appelés « warkes ». Mandeville a sans doute créé ce terme à partir du cri de l'animal « barrus », d'après l'Etymologiae d'Isidore de Séville[9]. En cas de guerre, le roi utilise ces éléphants, qu'il fait surmonter de « châteaux » afin d'y placer des combattants (actuellement appelés «howdahs »). De plus, chaque année, des poissons marins de toutes les sortes viennent s'échouer sur les rivages, une espèce après l'autre et les habitants en prennent autant qu'ils veulent. Ceux-ci pensent que c'est Dieu qui récompense le roi pour avoir obéi à son ordre « Croissez et multipliez-vous et remplissez la Terre ». On trouve aussi dans l'île des escargots si grands que leur coquille pourrait loger plusieurs personnes, comme une maison. Ces escargots apparaissent dans Histoire naturelle (IX, 10) ; toutefois, on trouve dans l'océan Indien de grandes tortue de mer, dont la carapace est utilisée par l'Homme.
  • De Calanoc, on peut naviguer jusqu'à Caffoles. Quand des habitants sont malades, ils sont pendus à des arbres par leurs amis. Ceux-ci expliquent qu'il vaut mieux que ces personnes soient mangées par des oiseaux, qui sont des anges de dieu, plutôt que par des vers s'ils étaient enterrés. Non loin, sur une autre île, les habitants, de très mauvaise nature, dressent des chiens à étrangler leurs amis lorsqu'ils sont malades, avant de les manger. Ce, afin d'éviter que ces amis souffrent en mourant de mort naturelle. Ces descriptions proviennent du Speculum historiale (I, 87), sur les mœurs des Hyrcaniens et des Scythes.
  • En naviguant d'île en île depuis la précédente, on peut atteindre l'île de Milke. Ses habitants tuent des hommes pour boire leur sang et ils appellent ce sang « dieu ». De même que lors d'une alliance entre deux personnes, chacun doit boire le sang de l'autre.
  • En naviguant d'île en île depuis cette Milke, on atteint Tracorde. Ses habitants se comportent en bestiaux et vivent dans des cavernes qu'ils creusent. Ils n'ont pas idée de se construire des maisons. Ils se nourrissent de serpents et ne s'expriment qu'en sifflant comme ces animaux. Ils ont pour richesse des pierres aux soixante couleurs appelées tracordice, qu'ils estiment pour sa beauté. Là encore, Mandeville se base sur ce que raconte le Speculum historiale (I, 87) sur les Éthiopiens et les Scythes. Les habitants font penser aux Troglodytes, peuple mentionné dans divers endroits du monde par de nombreux auteurs.
    Illustration d'un sciapode, un cyclope, un acéphale et un cynocéphale, inspirée des descriptions de Mandeville
  • Nacameran, également citée par Pordenone, serait une des Îles Nicobar, sur la mer d'Andaman. Grande d'environ mille lieues de tour, elle est peuplée de Cynocéphales (Hommes à tête de chien). Mandeville réutilise ce peuple légendaire, mentionné notamment dans les Histoires d'Hérodote (VI, 17-30 et VII 2), qu'il dote en plus d'un roi et qu'il décrit comme intelligents et raisonnés. Les habitants de cette île sont vêtus seulement d'un pagne. Ils vénèrent un bœuf comme dieu et montrent leur adoration en portant sur le front un bœuf d'or et d'argent. Le roi, très riche, puissant et pieux, porte toujours autour du cou trois cents très grosses perles d'Orient, dont il se sert comme chapelet pour ses prières. Il porte autour du cou un gros rubis, symbolisant son statut de roi et qui lui est remis une fois élu, convoité par le grand Chan.
  • Dondia, évoqué par Pordenone et dont Mandeville reprend la description, serait une des îles Andaman. Ses habitants ont pour coutume de s'entredévorer. Le roi de cette île dirige soixante-quatre autres îles, dont les rois lui sont soumis. Ces îles sont peuplées de créatures très diverses : cyclopes, acéphales, hermaphrodites, Panotiis... Elles sont toutes issues des Histoires d'Hérodote (VI, 17-30 et VII 2).
  • Orille et Argire, qui se trouvent entre la mer Rouge et l'océan Indien, rappellent les îles Chryse et Argyre, mentionnées par Brunetto Latini dans son ouvrage Li livres dou Tresor (de) et par Pline l'Ancien dans le livre VI de son Histoire naturelle[10]. Elles sont riches, respectivement, en mines d'or et d'argent. On n'y voit aucune autre étoile que Canopos.
  • Près du royaume du prêtre Jean se trouve la très longue île de Cassaon. Des villes s'y étendent à perte de vue. Elle regorge de vivres, d'épices et de forêts de châtaigners. Son roi est soumis au grand Chan. Elle correspond peut-être à la ville de Si gnan fu ou à la province de Kan-Sou, en Chine.

Sans compter les îles évoquées plus haut : Pentexoire, Milstorak, Bragmey, Oxidrate et Gymnosophe, ainsi que toutes celles qui sont décrites mais pas nommées.

Diffusion et influence[modifier | modifier le code]

Jusqu'au XVIIe siècle, plus de 250 manuscrits dans dix langues vernaculaires ont été recensés, et en 1501 il existait déjà 35 éditions imprimées (la première en 1478), ce qui est considérable[11]. Cela prouve l'influence que ce texte a eu dans la société occidentale de l'époque et sur les voyageurs et explorateurs qui se lancèrent dans les Grandes découvertes, dont Christophe Colomb.

Critique[modifier | modifier le code]

Au XIXe siècle, à la découverte de ses sources, Jean de Mandeville fut accusé d'être un imposteur car il n'a jamais voyagé plus loin que la Terre Sainte, et a recopié des passages entiers d'autres œuvres pour décrire des contrées plus lointaines. Cependant beaucoup de ses contemporains devaient accorder foi à son livre.

Notes et références[modifier | modifier le code]

Références[modifier | modifier le code]

  1. « Jean de Mandeville, Le Livre des Merveilles du Monde », sur www.irht.cnrs.fr (consulté le )
  2. a b et c Nathalie Bouloux, « Jean de Mandeville, Le Livre des merveilles du monde, édition critique par Christiane Deluz », Médiévales, 45 (2003), Texte en ligne.
  3. Miniature sur classes.bnf.fr
  4. Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen Âge, , « L’Occident médiéval et l’Océan Indien »
  5. a b c d e f g h et i Jean de Mandeville, Livre des merveilles du monde, ʽLes Belles Lettresʽ, coll. « La Roue à livres »,
    Traduit et commenté par Christiane Deluz
  6. The Defective Version of Mandeville's Travels, Numéro 319 publié par Michael C. Seymour, Introduction [1]
  7. Jean de Mandeville
  8. Isidore de Séville, Etymologiae, Livre XV, [6], (lire en ligne en anglais ou en latin).
  9. Isidore de Séville, Etymologiae, Livre XII, [14], (lire en ligne en latin).
  10. Livre VI, chapitre XXIII., partie 11 : lire en ligne
  11. Xavier de Castro (dir.), Le voyage de Magellan (1519-1522), Chandeigne, 2007, p. 1029.

Notes[modifier | modifier le code]

  1. Aussi, la Vie d'Alexandre par Plutarque (LXIV, lire en ligne) mentionne la rencontre d'Alexandre en Inde des gymnosophistes.

Annexes[modifier | modifier le code]

Éditions modernes[modifier | modifier le code]

  • Le livre des merveilles du monde, édition critique de Christiane Deluz, Paris, CRNS, 2000.
  • Voyage autour de la terre, Paris, Les Belles Lettres, 1993. Version grand public modernisée.

Articles connexes[modifier | modifier le code]

Liens externes[modifier | modifier le code]