Évangile selon Matthieu

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L'Évangile selon Matthieu est le premier des quatre évangiles canoniques que contient le Nouveau Testament.

Ce livre est traditionnellement attribué à Matthieu, collecteur d'impôt devenu apôtre de Jésus-Christ.

Origine de l'évangile selon Matthieu

Rédaction du premier évangile de Matthieu

Il est généralement postulé que l'évangile est l'œuvre d'un seul auteur, avec peut-être quelques corrections par un rédacteur final. La recherche actuelle postule également une rédaction uniquement en grec, même si certaines parties peuvent avoir été d'abord reprise de textes hébreux ou araméens[1]. L'attribution à Matthieu est douteuse, mais pas impossible selon certains chercheurs[2].

Datation et contexte de l'évangile selon Matthieu

La question de la date de composition du premier évangile est controversée, les propositions allant des années 60-65 à 80-85 en passant par la toute proximité de la période de destruction de Jérusalem (70). Plusieurs critères sont pris en compte, en particulier la manière dont Matthieu rend compte de la prophétie de Jésus concernant la destruction du Temple (Mt 25) et le rapport de Matthieu au judaïsme.

Concernant la date de rédaction, la majorité des historiens tend à dater la rédaction après 70, malgré quelques résistances [3]. En revanche, il n'y pas consensus sur la date exacte mais il est rarement envisagé que le texte date d'après 95. On postule habituellement une datation entre 80 et 95[4].

Les nombreuses références aux prophéties de l'Ancien Testament, la généalogie de Jésus, la façon dont est traité le problème de la Loi, suggèrent en tout cas la proximité de l'auteur et de son monde avec le judaïsme du premier siècle.

De nombreuses hypothèses ont été avancées sur le lieu de rédaction de l'évangile et pendant longtemps, c'est la Palestine qui a été favorisée. C'est désormais plutôt l'hypothèse d'une rédaction à Antioche qui a les faveurs de l'exégèse. Toutefois, rien n'est certain et il s'agit ici au mieux de suppositions, aucune ne pouvant être démontrée de manière définitive[5].

L'Évangile selon Matthieu et la théorie des deux sources

Longtemps considéré comme le plus ancien des évangiles, dont Marc se serait inspiré, lÉvangile selon Matthieu est parfois présenté comme le second évangile dans le cadre de la théorie des deux sources[Note 1]. D'après cette théorie et ses dérivés, lÉvangile de Marc lui serait antérieur et aurait été l'une de ses sources, en compagnie de ce qu'on appelle la source Q[Note 2]. Cependant, un certain nombre d'auteurs maintiennent encore des solutions au problème synoptique qui préservent la primauté de Matthieu[6].

On définit la source Q comme étant ce que les Évangiles de Matthieu et de Luc ont en commun, en dehors de Marc. La source Q peut être reconstituée. Nous ne sommes pas sûrs que l'auteur de lÉvangile de Matthieu et celui de lÉvangile de Luc l'aient rapportée in extenso. Les sentences qu'on y trouve ne sont pas données dans le même ordre par Matthieu grec et Luc. Les citations de ce document insérées par les auteurs de ces deux évangiles synoptiques ne sont pas, le plus souvent, faites mot à mot, mais sous forme périphrastique.

Pour la reconstitution de ce document, le plus vraisemblable revient à admettre que Luc a mieux respecté que Matthieu grec l'ordre et la teneur de la source Q, et qu'il l'a introduite telle quelle dans son évangile, dans deux plages principales : Lc 6,20 --- 8,3 et Lc 9,51 --- 18,14 auxquelles on peut ajouter : Lc 22,30.

Il semble que Mt 3,7-10.12 ; 4,2-11a = Lc 3,7-9.17 ; 4,2b-13 soit aussi un document à part, qu'on peut, faute de preuve du contraire, assimiler à la source Q.

Une tradition matthéenne orale ?

En plus d'une tradition matthéenne écrite, en principe commune avec Luc, et que, à la suite des exégètes allemands du XIXe siècle, on a appelé « source Q », il semble bien que le premier évangile a bénéficié d'une source matthéenne, spéciale à cet évangile ce que l'on appelle le Sondergut (bien propre/particulier en français).

Les sentences, ou les discours, que Matthieu grec a en propre et qui ne figurent pas dans la source Q, telle que reconstituée ci-dessus, peuvent être attribués à une source matthéenne orale, car le diacre Philippe aurait été le confident de l'apôtre Matthieu avant son départ pour la mission.

Philippe avait connu personnellement l'apôtre Matthieu. C'est de lui qu'il avait reçu, comme des onze autres, le charisme du diaconat, et le mandat de la prédication évangélique (cf. Ac 6,6 ; 8,1.14). C'est l'apôtre Matthieu qui, partant pour l'étranger (Rufin[Lequel ?] dit pour l'Éthiopie[7], lui aurait remis son évangile araméen, en fait les logia, ou discours du Seigneur, avec la charge de les traduire et publier.

Matthieu grec, sans doute le diacre Philippe, aura utilisé très librement les deux traditions matthéennes, celle écrite en principe commune avec Luc, et celle orale qui lui est propre, en plus des résultats de son enquête personnelle et de ses souvenirs. C'est lui-même qui aura traduit oralement, à l'intention de Luc, les documents hébreux, ou araméens, qu'il avait en sa possession.

En plus de ces logia, le premier évangile transmet des renseignements précieux et originaux sur le douanier Matthieu, devenu l'un des Douze. Alors que Marc, suivi par Luc, raconte l'appel d'un certain Lévi, fils d'Alphée, Matthieu grec explique dans le récit parallèle qu'il s'agit de Matthieu même ; « Son nom était Matthieu » (Mt 9,9), l'un des Douze (cf. Mc 3,18). Donnant à son tour la liste des apôtres, Matthieu grec mentionnerait que ce Matthieu était publicain (cf. Mt 10,3).

Saint Matthieu, apôtre et scribe du Christ (en langue araméenne) se trouverait parfaitement défini, à la fin du discours parabolique : « ...scribe devenu disciple du Royaume des Cieux... semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du neuf et du vieux. » (Mt 13,52). Certains exégètes (Bible de Jérusalem) ont cru trouver là une signature discrète de l'évangéliste primitif. D'autres passages de l'évangile selon Matthieu sont relatifs à l'argent.

  • L'Évangile de Matthieu est le seul qui évoque la redevance du Temple acquittée par Jésus et Pierre [8] : on peut voir là une notation propre au collecteur d'impôt qu'était Matthieu. Il donnait à la monnaie de l'impôt son nom technique de « didrachme ». En véritable spécialiste des finances, Matthieu explique qu'un statère valait deux didrachmes (soit encore un tétradrachme) pour payer l'impôt susdit et qu'il suffirait donc pour deux personnes[9]
  • L'Évangile de Matthieu seul rapporte ainsi des paraboles spécifiques relatives à l'argent : parabole du débiteur impitoyable[10] ou des talents[11].
  • L'Évangile de Matthieu, dans la prière du Notre Père, évoque la remise des dettes et les débiteurs (Mt 6,12), tandis que Luc mentionne pour sa part la remise des péchés et le devoir de remettre à quiconque nous doit (Lc 11,4).
  • L'Évangile de Matthieu seul donne le prix de la trahison de Judas : « Trente pièces d'argent » (Mt 26,15), c'est-à-dire trente sicles (et non trente deniers comme on le dit souvent), la valeur d'un esclave (Ex 21,32), tandis que Marc (14,11) et Luc (22,5) ne font état que d'une certaine somme d'argent. De même Matthieu seul précise que Judas aurait rapporté cette somme : « les trente pièces d'argent, aux grands prêtres et aux scribes » (Mt 27,3) puis les aurait jetées, saisi de désespoir, non dans le tronc mais dans le sanctuaire même (naos) du Temple (cf. Mt 27,5).
  • L'Évangile de Matthieu seul, dans le récit de la Résurrection, affirme que les grands prêtres et les anciens « donnèrent aux soldats une forte somme d'argent, avec cette consigne : 'Vous direz ceci : ses disciples sont venus de nuit et l'ont dérobé pendant que nous dormions'. » (Mt 28,12-13).

Philippe, héritier direct de Matthieu et dépositaire de son témoignage, aura voulu laisser sous le patronage de Matthieu seul le premier évangile tout entier, dans son édition définitive.

Cette vision n'est jamais défendue dans l'exégèse moderne, car elle relève plus de l'apologétique que de la reconstruction historique. Il est par contre certain que Matthieu dispose d'un bien propre, même si son origine (texte indépendant ou idées de l'auteur) demeure incertaine.

Utilisation de Marc

Matthieu in Minuscule 447

Matthieu grec a réutilisé la quasi-totalité de l'Évangile de Marc. Il en a même fait la charpente de son propre ouvrage, comme Luc. À la différence de ce dernier, il a toutefois bien moins respecté la séquence de Marc, notamment au début, montrant par là qu'il n'avait pas, au premier chef, de préoccupations chronologiques ou biographiques.

On peut dénombrer au moins 22 péricopes de Marc que Matthieu grec a déplacées, dont 10 importantes que l'on peut citer :

  • Mt 8,14-17 = Mc 1,29-34
  • Mt 8,2-4 = Mc 1,40-45
  • Mt 9,2-17 = Mc 2,1-22
  • Mt 12,1-21 = Mc 2,23 — 3,12
  • Mt 12,22-37 = Mc 3,22-30
  • Mt 12,46 — 13,15 = Mc 3,31 — 4,12
  • Mt 13,18-23 = Mc 4,13-20
  • Mt 13,31-32 = Mc 4,30-32
  • Mt 13,34-35 = Mc 4,33-34
  • Mt 10,1.9-14 = Mc 6,6 b-13

Il leur fait subir des sauts considérables, par exemple, en plaçant par exemple la guérison de la belle-mère de Simon-Pierre après l'enseignement sur la montagne ou le choix des Douze, alors que Marc et Luc la placent avant ; ou en plaçant la guérison d'un paralytique et l'appel de Matthieu-Lévi après la tempête apaisée, alors que Marc et Luc l'ont avant.

Mais on observe un phénomène remarquable, c'est qu'à l'intérieur de ces péricopes déplacées, Matthieu grec conserve (malgré certains ajouts ou certaines suppressions, comme constamment) l'ordre originel de Marc que l'on retrouve en principe dans Luc (Luc, quant à lui, n'ayant pas déplacé le plus souvent ces péricopes). Ceci témoigne à la fois du respect de Matthieu grec pour la teneur du récit de Marc. C'est bien Marc qui est le document-maître que les deux autres synoptiques ont démarqué.

Mais on doit constater aussi, autre phénomène remarquable, qu'à partir de Mt 14,1 = Mc 6,14, Matthieu grec (sans doute Philippe) suit dorénavant très fidèlement la séquence de Marc (avec toujours des compléments ou des suppressions, et quelques interversions mineures) jusqu'à la fin (authentique) de cet évangile, bien plus fidèlement même que Luc, qui, lui, ampute de façon importante le texte de Marc, ou l'interrompt pour de longues plages d'insertions.

Les compléments ou les omissions de Marc, par Matthieu grec ou Luc, sont faits de façon indépendante par ces deux derniers évangélistes.

Pour expliquer certains accords mineurs de Matthieu grec et Luc, contre Marc, certains exégètes allemands ont imaginé l'existence d'un état antérieur de Marc, l'Urmarkus, légèrement différent de celui que nous connaissons, que Matthieu grec et Luc auraient utilisé en commun. Cette proposition s'accorderait fort bien avec « l'hypothèse du diacre Philippe ». Cet Urmarkus ne serait autre qu'une version privée de Marc, non encore publiée, celle que Luc aurait communiquée au diacre Philippe lors de son séjour en Palestine. Son auteur, Marc, l'aurait ensuite remaniée quelque peu, avant publication.

L'Évangile de Matthieu et les nazoréens

Cet ancrage sémite et palestinien peut expliquer que les nazoréens, groupe judéo-chrétien utilisant l'hébreu comme langue liturgique, aient utilisé un évangile de Matthieu en hébreu. Ceci est à rapprocher des affirmations de Papias[12] et Irénée[13] pour qui Matthieu avait rédigé en araméen et pour les Hébreux « alors que Pierre et Paul annonçaient la bonne nouvelle (evangelium) à Rome[14],[15],[16] ».

Contenu de l'Évangile selon Matthieu

Plan de l'Évangile de Matthieu

L'Évangile de saint Matthieu s'organise autour de cinq discours :

Chacun des discours est précédé par une section narrative, racontant une partie du ministère public de Jésus-Christ. Chacun de ces discours se termine par une phrase stéréotypée : " Et il arriva quand Jésus eut achevé tous ces discours..." ou approchante : (7,28; 11,1; 13,53; 19,1; 26,1).

L'ensemble des discours et des sections narratives est précédé des récits de l'enfance du Messie, puis suivi par l'évocation de la Passion et de la Résurrection. On peut voir aussi dans l'évangile une gradation en deux parties : la naissance et le ministère en Galilée : 1 à 18 ; le ministère en Judée qui se termine par la mort et la Résurrection : 19 à 28.

Mis à part le premier discours (le discours évangélique ou sermon sur la montagne), quatre de ces discours existent déjà dans Marc, mais Matthieu grec les a considérablement amplifiés, en puisant dans la source Q, ou dans ses sources personnelles.

On peut discerner dans ces discours eux-mêmes un plan en sept parties.

I. Discours évangélique : 5, 1 - 7,27

  1. Loi nouvelle : 5,1-16
  2. Loi ancienne : 5,17-19
  3. Justice nouvelle : 5,20-48
  4. Pratiques renouvelées du judaïsme : 6,1-18
  5. Détachement des richesses : 6,19-34
  6. Relations avec le prochain : 7,1-12
  7. Nécessité de la mise en pratique : 7,13-27

II. Discours apostolique : 10

  1. Choix des Douze : 10,1-4
  2. Consignes aux Douze : 10,5-16
  3. Persécution des missionnaires : 10,17-25
  4. Parler ouvertement : 10,26-33
  5. Jésus cause de dissensions : 10,34-36
  6. Se renoncer pour suivre Jésus : 10,37-39
  7. L'accueil des envoyés : 10,40-42

III. Discours parabolique : 13,1-52

  1. Parabole du semeur.
  2. Parabole de l'ivraie.
  3. Parabole du grain de sénevé.
  4. Parabole du levain.
  5. Parabole du trésor.
  6. Parabole de la perle.
  7. Parabole du filet.

IV. Discours ecclésiastique : 18

  1. Qui est le plus grand ? : 18,1-4
  2. Le scandale : 18,5-11
  3. La brebis égarée : 18,12-14
  4. La correction fraternelle : 18,15-18
  5. La prière en commun : 18,19-20
  6. Le pardon des offenses : 18,21-22
  7. Parabole du débiteur impitoyable : 18,23-35

V. Discours eschatologique : 24 - 25

  1. Commencement des douleurs : 24,4-14
  2. Tribulations de Jérusalem : 24,15-25
  3. Avènement du Fils de l'homme : 24,26-44
  4. Parabole du majordome : 24,45-51
  5. Parabole des dix vierges : 25,1-13
  6. Parabole des talents : 25,14-30
  7. Le jugement dernier : 25,31-46

On remarque le rapport entre le premier discours (proclamation du Royaume) et le cinquième (venue du Royaume), entre le deuxième (discours missionnaire) et le quatrième (vie communautaire dans l'Église)[17]. Le troisième discours forme donc le centre de la composition.

L'organisation des cinq discours, et tout l'évangile avec lui, obéiraient donc à une construction chiasmatique : A, B, C, B’, A’.

La modeste parabole de la femme qui pétrit du pain[18], qui se trouve au centre du discours parabolique, serait donc au cœur de tout l'évangile : "Le Royaume des Cieux est semblable à du levain qu'une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu'à ce que le tout ait levé." Si Marie, sa mère, est la femme que Jésus a observée en train de pétrir la pâte ; si la farine est toute l'humanité (antérieure à Jésus, contemporaine de Jésus et postérieure à Jésus) et si le levain est la Parole de Dieu (c'est-à-dire Jésus lui-même), on est en présence, sous des dehors humbles, d'une illustration de l'aventure humaine et d'un résumé de tout l'évangile.

Signification et intention de l'Évangile de Matthieu

Le premier évangile paraît donc s'adresser avant tout aux juifs et aux rabbins de la synagogue, pour leur démontrer à l'aide des Écritures, l'Ancien Testament, que Jésus-Christ est réellement le Fils de Dieu et l'Emmanuel, Dieu avec nous depuis le début, le fils de David, l'héritier de tous les rois d'Israël et le Messie qu'ils espéraient. Dès l'entrée, Jésus est présenté comme Sauveur (cf. Mt 1,21), Emmanuel (1,23), roi (2,2), Messie ou Christ (2,4), Fils de Dieu (2,15), en accomplissement de toutes les prophéties.

Le titre de Fils de Dieu intervient aux tournants importants du récit, dès l'enfance, au baptême, à la confession de Pierre, à la transfiguration, au procès de Jésus et à la crucifixion. Le nom de fils de David, qui lui est associé, et qui revient en dix occurrences[19], démontre que Jésus est le nouveau Salomon : en effet Jésus s'exprime comme la Sagesse incarnée. En vertu du titre de Fils de l'homme, qui parcourt l'évangile, et qui provient tout droit du prophète Daniel et du Livre d'Hénoch, Jésus se voit doté de toute autorité divine sur le Royaume de Dieu, aux cieux comme sur la terre.

Matthieu grec, écrivant pour une communauté de chrétiens venue du judaïsme, et discutant sans doute avec les rabbins, s'attache avant tout à montrer dans la personne et dans l'œuvre de Jésus l'accomplissement des Écritures. Il confirme par des textes scripturaires : sa race davidique (1,1-17), sa naissance d'une vierge (1,23), sa naissance à Bethléem (2,6), son séjour en Égypte (2,15), son établissement à Capharnaüm (4,14-16), son entrée messianique à Jérusalem (21,5.16). Il le fait pour son œuvre de guérisons miraculeuses (11,4-5) et pour son enseignement (5,17). Tout aussi bien il souligne que l'échec apparent de la mission de Jésus était annoncé par les Écritures, et que les abaissements du Fils de l'homme accomplissent la prophétie du Serviteur souffrant d'Isaïe (12,17-21).

Le premier évangile se présente donc beaucoup moins comme une simple biographie de Jésus, ce qu'ont fait de leur côté excellemment Marc et Luc, que comme une thèse parfaitement construite et documentée adressée aux juifs hellénistes, les croyants pour les conforter dans leur foi, les incrédules ou les opposants pour les réfuter.

Elle s'inscrit bien dans ce climat de tension qui prévalait dans la Palestine d'avant la destruction du Temple, tel qu'il nous est décrit dans les Actes des Apôtres, où la persécution menaçait sans cesse : martyre d'Étienne à l'instigation de la synagogue, dispersion des apôtres, qui seraient suivis par le martyre de Jacques le mineur.

La problématique du premier évangile fait songer à celle du discours d'Étienne, qui nous est rapporté par les Actes (cf. Ac 7). Cela n'a rien d'étonnant s'ils ont quasiment le même auteur : le diacre Philippe dictant pour Luc le discours d'Étienne, et lui-même rédacteur final du premier évangile. Les invectives terribles du diacre Étienne, sur le point de mourir, ressemblent aux malédictions du Christ (au nombre de sept), contre les scribes et les pharisiens, que l'on trouve au chapitre 23 de l'évangile selon Matthieu.

La généalogie du Christ selon saint Matthieu

Matthieu grec a mis en exergue la généalogie du Christ (cf. Mt 1,1-17), lui attribuant une importance apologétique considérable. Cette généalogie résume à elle seule tout l'Ancien Testament, et le rattache au Nouveau. De fait pour nous, dans les bibles chrétiennes, elle ouvre la lecture du Nouveau Testament.

La généalogie de Matthieu grec est celle de Joseph et des "frères du Seigneur", voulant prouver aux juifs que Jésus était bien le descendant légal de David, de Salomon et de tous les rois de Juda, l'héritier du trône et, par voie de conséquence, le Messie promis. C'est d'ailleurs sous ce titre officiel de "roi des juifs" (Mt 27,37) que Jésus sera crucifié. En ce temps-là, les archives du peuple juif n'avaient pas encore été détruites (elles le seront plus tard, au moment des révoltes juives et de la prise de Jérusalem par les Romains). La généalogie (surtout une généalogie royale) devait être exacte, et vérifiable, sinon elle aurait tourné au détriment de la cause qu'elle prétendait servir.

Cette prétention à une ascendance royale est illustrée par le fait que les descendants de Jude, "frère du seigneur", furent inquiétés à plusieurs reprises par le pouvoir romain comme prétendants implicites à la royauté (cf. Eusèbe de Césarée, H.E. III, 12 et 19-20).

Cependant saint Irénée, père de l'Église, a souligné très fortement que la généalogie donnée par Matthieu ne pouvait être la généalogie réelle de Jésus, car Jéchonias et tous ses descendants ont été formellement exclus de l'ascendance messianique par le prophète Jérémie (cf. Adv. Hae. III, 21, 9 et Jé 22, 24-30). De fait, Joseph n'est que le père virginal, ou légal (selon la Torah), de Jésus. (Cf. Mt 1,16.18-25).

Selon saint Irénée[20], c'est Luc qui exposera la véritable généalogie de Jésus, par sa mère Marie, elle-même descendante de David, mais par Nathan et non par Salomon[21].

Quant à Philippe lui-même (Matthieu grec), il devait tenir sa généalogie du Christ, soit de l'apôtre Matthieu, soit directement des "frères du Seigneur" qui vivaient à Jérusalem et qui y gouvernaient l'Église : Jacques le mineur, Simon et Jude "frère de Jacques", Église de Jérusalem, dont il était le diacre fidèle, et même le premier des diacres, depuis la mort d'Étienne[22].

De même pour les évangiles de l'enfance[23], Matthieu grec rapporte le point de vue de Joseph et des « frères du Seigneur », tandis que Luc [24] donnera le point de vue de Marie, sans doute à travers le témoignage de l'apôtre Jean, préalablement contacté par lui. Les faits racontés sont très différents, mais ils restent néanmoins conciliables et superposables. Il y eut très probablement concertation préalable, à ce sujet, entre Matthieu grec (Philippe) et Luc, car les propos de l'un et de l'autre sont exactement parallèles, ou symétriques, dans leur évangiles respectifs.

La Passion, la Résurrection, l'envoi en mission, dans Matthieu

Dans le récit de la passion et de la résurrection du Christ, comme de l'envoi en mission, Matthieu, comme les trois autres évangiles, suit très fidèlement le schéma de Marc, jusqu'à la fin authentique de cet évangile, qu'on situe en Mc 16,8. Comme les autres, il le réécrit à sa manière, sans guère en changer la substance.

Matthieu confirme en particulier, comme Luc, la chronologie de Marc qui fait tenir l'onction à Béthanie deux jours avant la Pâque (Mt 26,2), célébrer la Sainte Cène le soir même de Pâque (26,17), et qui fait rester Jésus au moins six heures en croix, le vendredi, après avoir été crucifié à neuf heures du matin (Mt 27,45).

Il rajoute seulement quelques épisodes :

  • Le récit de la mort de Judas (Mt 27,3-10) dont on trouve une autre version, légèrement différente, dans les Actes des Apôtres (Ac 1,18-19) ; ce qui démontre encore une fois les liens étroits qui peuvent exister entre le premier évangile et les Actes.
  • L'anecdote de la femme de Pilate qui intervient en faveur de Jésus (Mt 27,19).
  • Le lavement ostentatoire des mains par le même Pilate, se désolidarisant des assassins de Jésus (Mt 27,24).
  • Les manifestions telluriques après la mort de Jésus, et la résurrection de nombreux trépassés (Mt 27,51b-53).
  • La garde du tombeau après la Passion, réclamée par les chefs juifs (Mt 27,62-66).
  • Le nouveau tremblement de terre et le spectacle grandiose de l'ange qui vient rouler la pierre du sépulcre, au moment de la Résurrection (Mt 28,2-4).
  • Enfin la supercherie des chefs juifs pour nier la résurrection de Jésus (Mt 28,11-15).

Après la Résurrection, Matthieu grec, à la différence de Luc et de la finale rajoutée à l'évangile de Marc (Mc 16,9-20) qui suit Luc et peut-être Jean, après une première apparition du Christ aux saintes femmes (Mt 28,9-10), reporte les apparitions du Christ aux apôtres, et l'envoi en mission, en Galilée (Mt 28,16-20) où l'ange (Mt 28,7) et Jésus lui-même (Mt 28,10) avaient donné rendez-vous aux disciples. De même, l'évangéliste Jean placera une apparition du Christ à ses disciples, en Galilée, au bord du lac de Tibériade[25].

Tout en suivant de très près la séquence de Marc, Matthieu l'a enrichie de nouveaux épisodes, abrégeant cependant la narration de Marc en certains endroits. Il semble avoir bénéficié d'une tradition propre, différente de celle de Luc, puisqu'il ne signale pas la comparution de Jésus devant Hérode[26].

L'aspect pétrinien de l'Évangile selon Matthieu

Les exégètes ont souvent noté le caractère pétrinien du Ier évangile. Plus que les deux autres synoptiques, il insistait sur la primauté de l'apôtre Pierre.

Cela n'a rien de surprenant si l'on admet que ledit évangile eut pour rédacteur principal, et final, le diacre Philippe. On connaît par les Actes des Apôtres les rapports étroits qu'avait entretenus Philippe avec le Prince des apôtres. Ordonné diacre à l'initiative de Pierre, et par ses mains à la tête des Douze, Philippe devait le recevoir maintes fois en Samarie ou en Judée (cf. Ac 6 --- 12).

Le premier évangile ajoutait au rapport de Marc, lui-même collaborateur de Pierre et son interprète, des détails sur Pierre, ou des paroles le concernant, qui ne pouvaient guère provenir que des confidences personnelles du chef des apôtres au diacre Philippe : la marche de Pierre sur les flots (Mt 14,28-33), le Tu es Petrus (Mt 16,17-19), peut-être la redevance du Temple acquittée par Jésus et Pierre à Capharnaüm (Mt 17,24-27). Ces faits ne nous sont connus que par la relation du premier évangile, insérée dans la trame de Marc.

L'évangile selon Matthieu était celui de la prédication du Royaume des Cieux. Mais ledit Royaume des Cieux ne se réalisait sur la terre que par le truchement d'une communauté de disciples, qui était l'Église ; et cette Église même était bâtie sur l'apôtre Pierre.

À la confession de foi de la messianité de Jésus, rapportée par Marc (8,29) et Luc (9,20), Matthieu grec (Philippe) avait rajouté, dans la bouche de Pierre, la confession explicite de la divinité de Jésus (Mt 16,16). C'était en réponse à cette dernière confession que Pierre s'était entendu instituer, par le Christ, comme le majordome du Royaume des Cieux.

Convergences entre les Évangiles selon Matthieu et Luc

Les exégètes ont souvent relevé la convergence des affirmations biographiques, ou théologiques, implicites, qui sont contenues dans ces deux récits. Ainsi selon Joseph A. Fitzmyer[27] :

  1. La naissance de Jésus est rapportée au règne d'Hérode.
  2. Marie, qui devient sa mère, est une vierge engagée envers Joseph, mais ils n'ont pas encore cohabité.
  3. Joseph est de la maison de David.
  4. Un ange venu du ciel annonce l'événement de la naissance de Jésus.
  5. Jésus est lui-même reconnu comme fils de David.
  6. Sa conception intervient grâce à l'action du Saint-Esprit.
  7. Joseph est exclu de la conception.
  8. Le nom de « Jésus » est prescrit par le ciel, avant la naissance.
  9. L'ange identifie Jésus comme « Sauveur ».
  10. Jésus est né après que Marie et Joseph ont commencé de vivre ensemble.
  11. Jésus est né à Bethléem.
  12. Jésus s'installe, avec Marie et Joseph, à Nazareth, en Galilée.

Les références sont faciles à retrouver dans Matthieu et dans Luc. Bien que les faits racontés par Matthieu ne puissent être prouvés historiquement, on remarque néanmoins combien ils sont conformes à la psychologie des personnages qu'on connaît par ailleurs, par exemple Hérode, et aux mœurs du temps. Le cadre historique est incontestable, avec les derniers temps d'Hérode, puis sa succession.

Comparaison avec les autres évangiles synoptiques

Les trois évangiles synoptiques ont été rédigés d'une manière volontairement concordante, même s'il subsiste entre eux quelques menues différences de détails. Matthieu et Luc ont repris, et suivi, avec une considération évidente le témoignage de Marc, qui était plus ancien et donc une source de premier choix.

Matthieu, avec ces éléments et ces contraintes, a fait œuvre tout à fait originale et bien différente de Luc et bien sûr de Marc. Il n'abolit pas la loi et la maintient même parfois là où Marc aurait tendance à l'abolir (voir ainsi Matthieu 15,1-20 contra Marc 7,1-30), ce qui tend à montrer son enracinement dans le judaïsme. Toutefois, la mission envers les païens n'est pas absente, comme au chapitre 28, où elle est finalement pleinement ouverte après la crucifixion. Avant cela, Jésus interdit aux disciples de s'occuper des païens et s'en occupe aussi peu que possible (Mt 10, 5-6 et Mt 15,24).

Notes et références

Notes

  1. Ou Modèle des deux sources. Voir Problème synoptique.
  2. De l'allemand Quelle, qui signifie 'source'.

Références

  1. John Nolland, Matthew, p. 2-4.
  2. R.T. France, Matthew, p. 15.
  3. Voir par exemple le commentaire de John Nolland "Matthew" p. 14-16.
  4. David C. Sim, op.cit, p. 31-40 pour une vue d'ensemble de la question.
  5. Une revue des hypothèses est disponible dans le livre de David C. Sim "The Gospel of Matthew and Christian Judaism" aux pages 40 à 62.
  6. Philippe Rolland, Les premiers évangiles. Un nouveau regard sur le problème synoptique, LD, Paris, cerf, 1984.
  7. H.E. III, 1, 1, traduction latine de Rufin.
  8. Mt 17,24-27.
  9. Mt 17,27.
  10. Mt 18,23-35.
  11. Mt 25,14-30.
  12. Histoire ecclésiastique, 3, 39.
  13. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, 3, 1, 1.
  14. François Blanchetière, Enquête sur les racines juives du mouvement chrétien, p. 97.
  15. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, III, 39, 16.
  16. Épiphane, Panarion, 29, 7, 4 ; 9, 4.
  17. Notations de la Bible de Jérusalem.
  18. Mt 13,33.
  19. Bible de Jérusalem, 1998, page 1671.
  20. Irénée, Adv. Hae., III, 9, 2 ; 16,3 ; 21-22.
  21. Lc 3,23-38.
  22. Ac 6,5.
  23. Mt 1,18 — 2,23.
  24. Lc 1 — 2.
  25. Jn 21.
  26. Lc 23,8-12.
  27. Joseph A. Fitzmyer, The gospel according to Luke I-IX, 1979, The Anchor Bible, page 307.

Voir aussi

Articles connexes

Liens externes

Bibliographie

  • Philippe Rolland, Les Premiers Évangiles, un nouveau regard sur le problème synoptique, Paris, Éditions du Cerf, 1984
  • Philippe Rolland, L'origine et la date des Évangiles, les témoins oculaires de Jésus, Versailles, Éditions de Paris, 2009
  • Pierre Bonnard, L'Évangile selon saint Matthieu, Labor et Fides, 2002.
  • Richard Thomas France, Matthew, Grand Rapids, Michigan, W.B. Eerdmans, 2007.
  • Guy Lafon, Pour lire l'Évangile de Matthieu, Villeurbanne, Éditions Golias, 1998 (ISBN 2-911453-55-7)
  • John Nolland, The Gospel of Matthew. 2005. 1,579 pages. ISBN 978-0-8028-2389-2
  • David C. Sim, The Gospel of Matthew and

Christian Judaism. The History and Social Setting of the Matthean Community, Édimbourg, Clark, 1998.

  • Jean-Louis Ska, De l'ancien et du nouveau. Pages choisies de l'évangile de Matthieu, coll. écritures, n° 14, Bruxelles, Lumen Vitae, 2008, 152 p. ISBN 978-2-87324-323-4.

Film

En 1964, sortait sur les écrans un film écrit et réalisé par l'italien Pier Paolo Pasolini, L'Évangile selon saint Matthieu (titre original : Il vangelo secondo Matteo).

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