Champ chromatique

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Un champ chromatique est un ensemble de teintes rattachées à un nom de couleur. Ce nom est un index sémantique, que l’on utilise spontanément lorsque l’on veut décrire une couleur, associé à des adjectifs comme pâle ou clair ou au contraire sombre ou foncé pour préciser la luminosité, terne ou grisé ou au contraire vif ou intense pour indiquer la vivacité.

Exemple — la couleur lavande :

La couleur lavande, qu'on peut décrire comme un bleu pâle grisé, appartient au champ chromatique bleu.

Les limites des champs chromatiques sont indécises ; pour désigner une teinte apparentée à deux champs, on joint les deux noms.

Les incidences réciproques des dénominations de couleur sur la perception forment une question débattue en psychologie et en anthropologie.

Définition

Les termes utilisés pour désigner les couleurs peuvent renvoyer soit directement à l'expérience perceptive, comme le mot rouge en français, soit évoquer une matière ou un objet exemplaire d'une couleur, comme mauve. Les termes qui évoquent la couleur par un objet sont des métonymies, dont le nombre est illimité ; mais chaque langue n'a qu'un petit nombre de mots simples (lexèmes) consacrés aux perceptions colorées, pour lesquels on observe une grande concordance d'usage entre les locuteurs.

Plutôt qu'une teinte précise, ces noms de couleur désignent un ensemble possédant des caractéristiques communes : une longueur d'onde dominante, une clarté (ou luminosité) et une vivacité (ou saturation) proches. Il n'est pas nécessaire que l'on s'accorde sur ce qu'est le rouge, soit plutôt un vermillon, plutôt un écarlate ou plutôt un carmin, pour qu'on sache reconnaître un rouge.

Ces catégories de teintes forment les champs chromatiques[1].

Recensement des champs chromatiques

On recense 11 champs chromatiques en français : rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet, rose, brun, noir, blanc, gris[2].

La norme AFNOR X08-010 : Classification méthodique générale des couleurs leur ajoute pourpre, ivoire, crème, beige, kaki, marron et bordeaux. Elle indique, en définissant les teintes par leur longueur d'onde dominante, leur saturation et leur luminance ou clarté, les limites de tous ces champs chromatiques, et ce qu'on peut entendre par les adjectifs qui précisent la position de la teinte dans un champ, pâle, grisé, sombre, profond, clair, moyen, foncé, vif, intense, profond[3].

Michel Pastoureau fait observer que des noms de couleurs utilisés en français, seul sept ne se rapportent à aucun autre objet que la couleur. Ce sont les six couleurs élémentaires de Ewald Hering, qui orientent la perception visuelle plus celle qui résulte quand aucune d'entre elles ne domine : le blanc, le noir, le rouge, le vert, le bleu, le jaune, et le gris[4].

La désignation des champs chromatiques est affaire de langue mais aussi de culture et il est rare, même entre langues de même famille et locuteurs de culture proche, que les champs chromatiques se recouvrent exactement. Même deux individus de la même origine n'utiliseront pas nécessairement la même dénomination, surtout pour une couleur intermédiaire et peu commune. L'apprentissage, par exemple dans les métiers des beaux-arts, permet d'étendre et d'affiner sa perception chromatique et son vocabulaire descriptif.

Champs chromatiques et anthropologie

Le recueil et l'analyse des termes des couleurs dans les différentes langues soutient un débat anthropologique. D'après l'hypothèse Sapir-Whorf, les catégories linguistiques conditionnent nos processus mentaux. Le lexique des couleurs organise la perception des couleurs. L'anthropologie cognitive s'est donnée pour tâche d'expliquer les rapports entre culture et connaissance, et des travaux ethnographiques ont étudié, dans plusieurs populations, les termes de couleurs et les capacités à reconnaître, nommer et se souvenir d'une teinte. Au début des années 1960, les psychologues Roger Brown et Eric Lenneberg ont montré que le lexique des couleurs semblait avoir une influence réelle sur la perception et la mémoire de celles-ci par des locuteurs parlant des langues différentes.

En 1969, les anthropologues Brent Berlin et Paul Kay ont publié leur Basic color terms, montrant, à travers l'étude de plusieurs dizaines de langues de par le monde, une structure hiérarchique commune des termes de couleur. Si le lexique de la langue contraint la pensée, la perception contraint, dans une certaine mesure, la pensée. Berlin et Kay ont observé un emboîtement des champs chromatiques. Une langue qui n'a que deux catégories de couleurs a toujours les mêmes l'une regroupant les teintes sombres et froides, dont la plus exemplaire est le noir, l'autre les teintes chaudes et claires, autour du blanc. Une langue qui a trois catégories ajoute aux deux premières une catégorie vivement colorée, par métonymie le rouge. Les auteurs postulent que l'augmentation du nombre de catégories correspond à une évolution, dont ils donnent ainsi un tableau de sept stades

Évolution des champs chromatiques selon Berlin et Kay 1969
Stade n remarques
1 2 noir, sombre et froid <> blanc, chaud et clair
2 3 ajoute rouge — oppose ce qui est vivement coloré aux teintes plus ternes antiquité européenne et indo-européenne ; Fon-gbe (Afrique de l'Ouest)[5]
3 4 ajoute soit vert, soit jaune − une teinte à la fois vivement colorée et claire ou vivement colorée et sombre
4 5 comme 3, avec vert et jaune en Coréen (Choi-Jonin 2005)
5 6 ajoute bleu couleurs de la héraldique − fin du Moyen Âge ; couleurs élémentaires de Ewald Hering (XIXe siècle)
6 7 ajoute brun
7 8 ajoute pourpre, rose, orange ou gris actualité des langues européennes

Pour Berlin et Kay, cette structure indique que les structures des processus mentaux déterminent les catégories du langage plus que l'inverse, et que ce qu'il peut y avoir d'universel dans les premières, du fait de la communauté génétique de l'espèce humaine, explique l'universalité de certains aspects du langage comme, par exemple, l'organisation du lexique des termes de couleurs.

Ce modèle a eu beaucoup d'influence ; cependant, les recherches ultérieures ont contraint à relâcher considérablement l'ordre de l'apparition des termes, particulièrement dans les derniers stades ; et des publications plus récentes ont mis en cause la méthodologie de celle de Berlin et Kay[6]. Les constructions évolutionnistes, tout comme l'hypothèse Sapir-Whorf, sont des instances de débats en cours depuis les origines de l'anthropologie et de la psychologie à la fin du XVIIIe siècle en Europe. La comparaison de ces lexiques constitue un cas-test dans les controverses opposant les tenants de ces modèles.

Des recherches plus récentes ont montré qu'une petite différence physiologique partagée entre tous suffit à expliquer l'ordre de constitution des lexiques de couleur. La vision humaine a un seuil de différenciation entre deux teintes voisines plus bas dans les régions du spectre jaune et bleu-vert. Un groupe atteint plus facilement un accord sur le nom d'une teinte quand les participants distinguent moins de nuances. Le temps nécessaire à la négociation recoupe l'ordre de la liste de Berlin et Kay[7].

La perception des couleur apparaissant comme un acquis cognitif, les chercheurs se sont intéressés à la perception colorée des bébés. Le champ visuel de chaque œil se divise en deux parties. La partie gauche du champ visuel est reliée par le nerf optique à l'hémisphère cérébral droit, et vice-versa. Chez les adultes, la vitesse de tri des couleurs est supérieure pour le champ visuel droit, correspondant à l'hémisphère cérébral gauche, qui contient les centres de catégorisation liés au langage. Il n'en va pas de même pour les bébés. Les auteurs en déduisent que la catégorisation des couleurs par le langage s'impose au cours du développement mental[8].

Voir aussi

Bibliographie

Monographies
  • (en) Brent Berlin et Paul Kay, Basic Color Terms : Their Universality and Evolution, Berkeley, Ca, USA, University of California Press, .
  • Annie Mollard-Desfour, série « Dictionnaire des mots et expressions de couleur, XXe et XXIe siècles » :
    • Le Bleu, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Dictionnaires », (1re éd. 1998), 274 p. (ISBN 978-2-271-06228-4), préface de Michel Pastoureau. Nouvelle édition actualisée, 2013, préface de Michel Pastoureau "Histoire d'une couleur", Épilogue de Jean-Michel Maulpoix "La planète du bleu", cahier photos couleurs 16 p., 312 pages, ISBN : 978 - 2 - 271 - 07752 - 3
    • Le Rouge, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Dictionnaires », , 500 p. (ISBN 978-2-271-05755-6), préface de Sonia Rykiel. Nouvelle édition mai 2009. ISBN : 978-2-271-06769-2
    • Le Rose, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Dictionnaires », , 287 p. (ISBN 978-2-271-05993-2), préface de Bernard Cerquiglini
    • Le Noir, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Dictionnaires », , 288 p. (ISBN 978-2-271-06321-2), préface de Pierre Soulages. Nouvelle édition mai 2010. ISBN : 2271068657
    • Le Blanc, Paris, CNRS Editions, coll. « CNRS Dictionnaires », , 332 p. (ISBN 978-2-271-06636-7), préface de Jean-Louis Étienne
    • Le Vert, CNRS Éditions, coll. CNRS Dictionnaires, Paris, 2012 (ISBN 978-227107095-1)
    • À venir : Le Jaune, L'Orange, Le Violet, Le Brun/marron, Le Gris.
Chapitres et articles
  • Injoo Choi-Jonin, « Étude comparative des termes de couleur en français et en coréen », Langue française, no 145,‎ , p. 109-123 (www.cairn.info/revue-langue-francaise-2005-1-page-109.htm).
  • Danièle Dubois et Colette Grinevald, « Pratiques de la couleur et dénominations », Faits de langues, vol. 7, no 14,‎ , p. 11-25 (lire en ligne).
  • François Jeune, Florence de Mèredieu, Annie Mollard-Desfour et Jean-Claude Le Gouic, « Sur la couleur », (art absolument) les cahiers de l'art d'hier et d'aujourd'hui, no 5,‎ , p. 40-51 (lire en ligne)
  • Annie Mollard-Desfour, « Les mots de couleur : des passages entre langues et cultures », Synergies Italie, no 4,‎ (lire en ligne)
  • (en) Barbara Saunders, « Revisiting basic color terms », Journal of the Royal Anthropological Institute, no 6,‎ , p. 81–99

Articles connexes

Liens externes

Notes et références

  1. Le champ chromatique forme un « rayon sémantique de couleur ressenti comme unité dans une langue » selon A.-M. Kristol, « Un champ sémantique en mutation constante : l’expression de la couleur dans les langues romanes », Terminologie & Traduction, no 2,‎ , p. 29-52 apud Mollard-Desfour 2008
  2. Mollard-Desfour 2008, p. 24 ; Dubois et Grinevald 1999, p. 16.
  3. Robert Sève, Science de la couleur : Aspects physiques et perceptifs, Marseille, Chalagam, , p. 246-251 ; Jean Petit, Jacques Roire et Henri Valot, Encyclopédie de la peinture : formuler, fabriquer, appliquer, t. 2, Puteaux, EREC, , p. 158-159 (chapitre « couleur et colorimétrie »).
  4. Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, Le petit livre des couleurs, Paris, Éditions du Panama, coll. « Points », , p. 112. Les six couleurs élémentaires sont aussi les couleurs classiques de la héraldique. Brun ne se réfère à rien d'autre qu'une couleur.
  5. C. Coninckx et G. Guedou, « La dénomination des couleurs ches les Fon », Journal des africanistes, vol. 56, nos 56-1,‎ , p. 67-85 (lire en ligne).
  6. entre autres, Saunders 2000 ; Dubois et Grinevald 1999.
  7. (en) Vittorio Loreto, Animesh Mukherjee et Francesca Tria, « On the origin of the hierarchy of color names », PNAS, vol. 109, no 18,‎ (lire en ligne).
  8. (en) Anna Franklin, G. V. Drivonikou, L. Bevis, I. R. L. Davies, Paul Kay et T. Regier, « Categorical perception of color is lateralized to the right hemisphere in infants, but to the left hemisphere in adults », Proceedings of the Academy of Sciences of the United States of America, vol. 105, no 9,‎ , p. 3221-3225 (lire en ligne).