Mur d'argent
Le mur d'argent (ou mur de l'argent) est une expression symbolique employée en France lors de la crise monétaire qui suit la Première Guerre mondiale durant le Cartel des gauches, sous la présidence du Conseil d'Édouard Herriot, en . Elle désigne l'opposition des milieux bancaires, financiers ou industriels aux mesures d'Herriot et par extension à tout gouvernement de gauche.
Origine et contexte
[modifier | modifier le code]Après la Première Guerre mondiale, la France est endettée et l'inflation appauvrit les épargnants. Le bloc national, toujours réuni autour du principe de l'union sacrée, est au gouvernement. Il doit cependant faire face à une agitation sur le plan social dès [1].
La situation économique française est dégradée et le pays fait face à une crise monétaire, car la France en dettes comptait sur les réparations de guerre, accordées par le Traité de Versailles en , pour retrouver son équilibre financier ; mais à partir de , l'Allemagne est en défaut de paiement à la suite de l'hyperinflation et de l'effondrement du mark[2]. Afin de faire pression sur le pays, le président du Conseil, Raymond Poincaré, décide d'envahir la Ruhr. En France, il augmente les impôts et refuse obstinément de dévaluer le franc, pensant, comme tout le corps social, pouvoir revenir à la valeur du franc-or d'avant guerre[3],[4],[5].
Face aux difficultés, le bloc se disloque progressivement et le cartel des gauches remporte les élections législatives de , menant Édouard Herriot à la présidence du Conseil. En , il accepte le plan Dawes qui réévalue à la baisse les réparations de guerre dues par l'Allemagne et demande l'évacuation des troupes françaises de la Ruhr.
Inspiré par Jaurès, il suggère un impôt sur le capital, entrainant la fuite des capitaux, la dépréciation du franc et l'inflation. Son gouvernement hérite d'une gestion dont il n'est pas responsable, celle d'une multiplication des prêts et du dépassement des plafonds d'avances de la Banque de France. En , il est obligé de démissionner à la suite de la publication — délibérée —, des faux bilans de la Banque de France[7], par le responsable lui-même, le gouverneur Georges Robineau. Herriot n'en avait été informé qu'en . Ne faisant rien, afin d'éviter la panique et espérant un rétablissement prochain, il est pris en otage par le chantage de la banque[8],[9],[10].
La presse, Herriot lui-même, ou des hommes politiques considèrent alors que le « mur d'argent » — expression dont les historiens ignorent l'origine précise — est responsable de l'aggravation des difficultés financières du pays[11],[12].
Fin , le gouverneur Georges Robineau, le sous-gouverneur Paul Ernest-Picard et le secrétaire général Albert Aupetit sont démis de leur fonction. Pour Joseph Caillaux, il convient de nettoyer « les écuries d'Augias à la Banque de France »[8],[13].
Postérité
[modifier | modifier le code]Raymond Poincaré est rappelé et, finalement après des hésitations et débats entre stabilisateurs et revalorisateurs, en , il accepte la dévaluation de la monnaie avec le franc Poincaré ou « franc à quatre sous », dévalué de 80 % par rapport au franc Germinal d'avant-guerre. La convertibilité-or du franc, ainsi que la confiance, sont rétablies[5].
D'autres dévaluations suivront toutefois en , et .
L'expression symbolisant l'hostilité des « grandes puissances d’argent » envers les gouvernements de gauche relève du combat politique et de la dénonciation du poids des milieux économiques dans le gouvernement de la France ; elle préfigure l'expression « deux cents familles » du Front populaire[14].
Pour Serge Berstein ce que montre « l'action politique du monde de l'argent durant les mois du Cartel, c'est son refus de voir un gouvernement conduire une action s'appuyant à la fois sur les mécanismes économiques libéraux et sur des conceptions de gauche dans l'ordre politique et social »[15]. Inversement, la droite a déclaré l'incompétence de la gauche en matière économique et financière[16]. L'expression est encore utilisée chaque fois qu'un homme de gauche est amené à gouverner. Elle le fut à propos de François Mitterrand ou de François Hollande[17].
Notes et références
[modifier | modifier le code]- Jean-François Sirinelli, chap. II « Les espoirs des années Vingt », dans Le siècle des bouleversements : de à nos jours, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Une histoire personnelle de la France », , 321 p. (ISBN 978-2-13-062021-1 et 978-2-13081-960-8, DOI 10.3917/puf.siri.2014.01, lire en ligne), p. 57–68.
- Xavier Mauduit (présentateur), André Orléan (invité) et Marie-Bénédicte Vincent (invité), « À vos marks ! , l'hyperinflation ruine l'Allemagne » [audio], Le Cours de l'histoire, France Culture, .
- Orléan 2008.
- Mouré 1991.
- Tristan Gaston-Breton, « , le dilemme du franc Poincaré », Les Échos, .
- Nicolas Beaupré et Henry Rousso (dir.), Les grandes guerres : –, Paris, Belin, coll. « Histoire de France » (no 12), , 1143 p. (ISBN 978-2-7011-3387-4 et 978-2-7011-8921-5, présentation en ligne), p. 240.
- Duchaussoy 2011b, p. 11 [lire en ligne].
- Blancheton 2005.
- Jackson 2010.
- Philippe Simonnot, « Quand la Banque de France falsifiait ses bilans », Le Monde, .
- Duchaussoy 2011.
- Garrigues 2011.
- Blancheton 2014.
- Vincent Duchaussoy, « Les socialistes, la Banque de France et le «mur d’argent » (1981-1984) », Vingtième Siècle, , p. 111-122 (lire en ligne)
- Berstein 1978, p. 493.
- Le Naour 2022.
- Jean-Noël Jeanneney , « Le Mur de l'argent : 1924 » [PDF], sur europartenaires.net, .
Voir aussi
[modifier | modifier le code]Bibliographie
[modifier | modifier le code]- Serge Berstein, « L'argent et le pouvoir : à propos de François de Wendel », Revue d'histoire moderne et contemporaine, vol. XXV, no 3, , p. 487–499 (DOI 10.3406/rhmc.1978.1033, lire en ligne).
- Serge Berstein, Édouard Herriot ou la République en personne, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, , 327 p. (ISBN 2-7246-0520-9, présentation en ligne).
- Serge Berstein, Histoire du Parti radical, vol. 1 : La recherche de l'âge d'or, –, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, , 486 p. (ISBN 2-7246-0437-7 et 978-2-7246-8593-0, présentation en ligne, lire en ligne).
- Jean-Jacques Becker et Serge Berstein, Nouvelle histoire de la France contemporaine, vol. 12 : Victoire et frustrations, –, Paris, Seuil, coll. « Points / Histoire » (no 112), , 455 p. (ISBN 2-02-012069-0 et 2-02-005216-4).
- Pierre Birnbaum, Genèse du populisme : le peuple et les gros, Paris, Pluriel, coll. « Pluriel », (1re éd. , Bernard Grasset, sous le titre Le Peuple et les gros : histoire d'un mythe), 280 p. (ISBN 978-2-8185-0225-9).
- Bertrand Blancheton (préf. Christian Bordes), Le Pape et l'Empereur : la Banque de France, la Direction du Trésor et la politique monétaire de la France, –, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Albin Michel histoire » et « Mission historique de la Banque de France », , 501 p. (ISBN 2-226-12226-5 et 978-2-226-22481-1, présentation en ligne, lire en ligne).
- Bertrand Blancheton, « Les faux bilans de la Banque de France dans les années 1920 : itinéraires parallèles, itinéraires croisés », dans Jean-Guy Degos (dir.) avec la collab. de Stéphane Trébucq, L'entreprise, le chiffre et le droit (11e Journées d'histoire de la comptabilité et du management, organisée par le Centre de recherche en contrôle et comptabilité internationale, IAE Université Montesquieu, –), Bordeaux, Université Montesquieu, , 428 p. (ISBN 2-9524220-0-1, lire en ligne), p. 73–89.
- Bertrand Blancheton, « L'autonomie de la Banque de France de la Grande Guerre à la loi du », Revue d'économie financière, no 113, , p. 157–178 (DOI 10.3917/ecofi.113.0157, lire en ligne).
- Hubert Bonin, « Les banques françaises devant l'opinion (des années 1840 aux années 1950) », dans Alya Aglan (dir.), Olivier Feiertag (dir.) et Yannick Marec (dir.), Les Français et l'argent, XIXe – XXIe siècle : entre fantasmes et réalités (colloque organisé à l'université de Rouen, –), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », , 352 p. (ISBN 978-2-7535-1336-5 et 978-2-7535-6795-5, DOI 10.4000/books.pur.121119, présentation en ligne, lire en ligne), p. 281–302.
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- Jean-Étienne Dubois, Leçon d'histoire pour une droite dans l'opposition ? Les mobilisations de droite contre le Cartel des gauches dans la France des années Vingt, Thèse de doctorat en Histoire sous la direction de Mathias Bernard, soutenue le à Clermont-Ferrand 2, dans le cadre de Lettres, Sciences Humaines et Sociales, en partenariat avec Centre d'Histoire « Espaces et Cultures » (équipe de recherche) et de (CHEC) Centre Histoire Espaces et Cultures (laboratoire), lire en ligne.
- Jean-Étienne Dubois, « L'expertise économique entre délégation de souveraineté et instrumentalisation politique. L'exemple du « Comité des experts » au secours du franc en 1926 », communication pour le IVe congrès de l'Association française d'économie politique (AFEP) « Économie politique et démocratie », Paris, , lire en ligne.
- Vincent Duchaussoy, « Les socialistes, la Banque de France et le « mur d'argent » (–) », Vingtième Siècle : Revue d'histoire, no 110, , p. 111–122 (lire en ligne).
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Sur la résurgence du mur d'argent :
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- François Morin, Le nouveau mur de l'argent : essai sur la finance globalisée, Paris, Seuil, coll. « Économie humaine », , 277 p. (ISBN 2-02-086870-9, présentation en ligne).
- François Morin, « Le nouveau « mur de l'argent » », Nouvelles FondationS, Pantin, Fondation Gabriel-Péri, nos 7–8 « Gauche : quel avenir ? », , p. 30–35 (DOI 10.3917/nf.007.0030, lire en ligne).