Socialisme scientifique

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Statues de Marx et Engels à Memento Park, Budapest, Hongrie.

L'expression « socialisme scientifique » est utilisée, à partir de la fin du XIXe siècle, pour désigner une forme de pensée socialiste fondée sur une analyse à visée scientifique des réalités sociales, historiques et économiques. Le terme a été conçu par opposition au « socialisme utopique ». Bien qu'inventée par Pierre-Joseph Proudhon, l'expression a été ensuite utilisée pour qualifier la pensée de Karl Marx et Friedrich Engels, puis celle de leurs continuateurs, jusqu'à désigner de manière globale le marxisme et l'ensemble de ses dérivés. Le terme de socialisme scientifique a pu ainsi servir selon les époques et les contextes à qualifier le marxisme-léninisme ou, de manière plus large, le communisme, aussi bien en tant qu'idéologie que comme régime politique[1].

Définitions et historique

Dans le Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels jugent sévèrement les formes de socialisme et de communisme « critico-utopiques » présentes dans les œuvres d'auteurs comme Saint-Simon, Owen ou Fourier : à leurs yeux, ces idées se sont perdues dans la réalisation expérimentale de leurs utopies, en négligeant la lutte des classes[2]. L'ensemble des socialistes pré-marxistes tend par la suite à être qualifié de « socialisme utopique », par opposition au socialisme scientifique revendiqué par les marxistes[3].

Le premier auteur à utiliser l'expression « socialisme scientifique » - ainsi que celle de « socialisme utopique » - n'est cependant pas Marx, mais l'un de ses adversaires politiques, Pierre-Joseph Proudhon[4], qui écrit en 1840 dans Qu'est-ce que la propriété ? : « De même que le droit de la force et le droit de la ruse se restreignent devant la détermination de plus en plus large de la justice, et doivent finir par s'éteindre dans l'égalité ; de même la souveraineté de la volonté cède devant la souveraineté de la raison, et finira par s'anéantir dans un socialisme scientifique ». Pour Proudhon, le socialisme scientifique se fonde sur « une science de la société méthodiquement découverte et rigoureusement appliquée »[5].

Marx pense son œuvre à l'aune de la science : Le Capital se veut un traité scientifique. Les marxistes, à sa suite, considèrent son socialisme comme un socialisme dont la nature scientifique lui permet de se distinguer de tous les autres socialismes. L'expression « socialisme scientifique » n'apparaît cependant que très peu sous la plume de Marx lui-même, qui préfère parler de « [sa] conception », sans lui donner une étiquette précise. Les contextes dans lesquels Marx emploie le terme sont divers, et parfois polémiques : en 1847, il cite l'expression en référence au saint-simonisme, non pour la revendiquer, mais pour dénoncer une prétention des courants socialistes. Plus tard, dans sa correspondance avec Marx, Véra Zassoulitch emploie le terme « socialisme scientifique » : Marx ne reprend pas l'expression dans sa réponse ; dans le brouillon de sa lettre, il se contente de la citer pour dénoncer ceux qui prêchent une vision historique fataliste sous le nom de socialisme scientifique. Quand Marx parle de socialisme scientifique, ce n'est pas pour définir sa doctrine propre, mais pour dénoncer les prétentions de ses adversaires politiques[6].

Friedrich Engels.

C'est Engels qui reprend à son compte, de manière cette fois louangeuse, l'expression de « socialisme scientifique », afin de se distinguer du « socialisme utopique » et de l'idéalisme néokantien : dans l'Anti-Dühring, publié en 1878, Engels écrit : « Ces deux grandes découvertes : la conception matérialiste de l'histoire et la révélation du mystère de la production capitaliste au moyen de la plus-value, nous les devons à Marx. C'est grâce à elle que le socialisme est devenu science, qu'il s'agit maintenant d'élaborer dans tous ses détails ». En 1880, Engels publie l'ouvrage Socialisme utopique et socialisme scientifique, dans lequel il souligne la nécessité de « faire du socialisme une science » en le soustrayant aux utopies et en le plaçant « sur un terrain réel » : pour lui, « donner à la classe qui a mission d'agir, classe aujourd'hui opprimée, la conscience des conditions et de la nature de sa propre action, voilà la tâche du socialisme scientifique, expression théorique du mouvement prolétarien ». Si l'expression de socialisme scientifique a un but polémique avoué, celui de dénoncer le manque de réalisme politique des socialistes « utopiques » et des anarchistes, son utilisation par Engels va au-delà de la joute verbale. Les théories de Marx, que lui-même considérait comme un « fil directeur », sont en effet présentées par Engels comme des grandes découvertes, sur lesquelles une science nouvelle - le socialisme comme science - doit être fondée. Si Marx ne reprend pas à son compte les formulations de Engels, il ne les désavoue pas non plus : le concept de socialisme scientifique est par la suite repris par l'ensemble des auteurs marxistes[6] : dans la pensée marxiste, le socialisme scientifique est l'expression théorique adéquate, mais aussi l'instrument de lutte, du prolétariat en tant que classe consciente de soi, que le mouvement de l'histoire conduit à renverser et dépasser le mode de production capitaliste et la société bourgeoise[7].

La vision marxiste se base sur une conception matérialiste de l'Histoire : le matérialisme historique, grille d'analyse de Marx et Engels, donne à l'économie un rôle primordial dans l'évolution historique. Dans cette optique, c'est le mode de production de la vie matérielle qui détermine le processus social, politique et intellectuel de la vie. Le déroulement de l'Histoire est donc commandé par l'évolution des conditions de production, elles-mêmes commandées par le progrès scientifique et technique. Le matérialisme dont est empreint l'analyse marxiste est également de nature dialectique, en ce que chaque mouvement donne naissance à sa contradiction, avant un passage à l'échelon supérieur, par la négation de la négation : l'évolution de la société est donc commandée par la contradiction entre les possibilités de production, déterminées par le niveau technologique et scientifique, et les rapports de production, soit les rapports de propriété et de distribution des revenus. Dans cette optique, le moteur du déroulement de l'Histoire est la lutte des classes, déterminée par la division du travail qui découle de l'appropriation privée des moyens de production dans un système capitaliste : le prolétariat est ainsi exploité, non seulement économiquement, mais politiquement, par la bourgeoisie, qui détient les rênes de l'État. Dans la vision marxiste, le dépassement du capitalisme pour atteindre le socialisme passe par une révolution, phénomène dialectique né de la conscience de l'inadéquation entre les forces de production et les rapports de production. La période transitoire entre le capitalisme et la société communiste prendra ensuite la forme de la dictature du prolétariat, nécessaire pour lutter contre les survivances de l'ordre bourgeois : les modalités et la durée de celle-ci, qui correspond à la « phase inférieure » de la société communiste, ne sont cependant pas précisées par Marx et Engels, pas plus que celle de l'État, qui continue alors d'exister[1].

À partir de l'époque de l'Internationale ouvrière, le mot « socialisme » est utilisé pour désigner précisément l'organisation sociale fondée sur l'appropriation collective des moyens de production, sous une forme étatique et/ou coopérative[7] : le socialisme est par conséquent le dernier terme de l'évolution économique, politique et sociale du régime capitaliste, au moment où ses forces productives rendent la société socialiste possible, voire inévitable. L'aboutissement de la lutte des classes amène à une révolution sociale : la socialisation des moyens de productions met alors fin à la lutte des classes, en supprimant la division de la société en classes[8]. Passée la phase de la dictature du prolétariat, la société socialiste passe en effet au stade de la société sans classes : ce stade est accompagné d'un dépérissement de l'État, phénomène naturel qui devra conduire naturellement à la société communiste proprement dite, phase « supérieure » où la société est censée fonctionner harmonieusement d'elle-même, sans qu'il ne soit plus besoin d'un appareil d'État[1],[9].

Lénine reprend plus tard l'acception utilisée par l'Internationale ouvrière pour désigner la « phase inférieure » de la société communiste ; il donne le nom d'« État prolétarien » à la forme de gouvernement exercée sous la dictature du prolétariat, le socialisme étant assimilé à l'existence même de cette forme d'État[10],[7].

Le socialisme scientifique se veut donc à la fois réaliste, révolutionnaire, et partisan de l'action politique sous toutes ses formes : enfin, il s'appuie sur le mouvement des forces historiques, et non uniquement sur la volonté des hommes. Le socialisme scientifique se caractérise donc par une vision déterministe de l'Histoire : si les initiatives personnelles et collectives sont nécessaires, elles sont subordonnées aux conditions préalables de l'évolution[8],[11]. Dans son optique, l'histoire est considérée comme l'objet d'une science exacte, soumise à des lois de transformation issues de la nécessité pour les humains de produire la vie par le travail et l'échange[12].

À compter des dernières décennies du XIXe siècle et jusque dans l'entre-deux-guerres, les conceptions du socialisme scientifique occupent une position dominante au sein d'une partie du mouvement socialiste européen. La méthode scientifique de Karl Marx, et l'ampleur de ses analyses économiques, notamment après la parution du premier volume du Capital en 1867, permettent à sa renommée de dépasser la seule sphère socialiste. Le mot « marxisme » devient courant pour désigner sa pensée, dont le corpus est repris et systématisé par de nombreux continuateurs. Le marxisme est particulièrement influent au sein de la social-démocratie allemande et autrichienne. En France, l'influence du marxisme est moins absolue, mais elle est surtout présente au sein du courant guesdiste : la diffusion des idées marxistes en France se fait cependant sous une forme à la fois simplifiée et dogmatique, la plupart des guesdistes - à commencer par Jules Guesde lui-même - ne lisant pas l'allemand et n'ayant qu'une connaissance incomplète, ou indirecte, des œuvres de Marx. Paul Lafargue, gendre de Marx, l'un des rares dirigeants socialistes français à avoir étudié le matérialisme historique, revendique pour les membres de son courant la qualité d'« hommes de science », et s'emploie à appliquer la méthode d'analyse marxiste à toutes sortes de sujet, tant économiques que politiques : ses lacunes en allemand constituent néanmoins pour lui un handicap. Dans son ensemble, le guesdisme montre des difficultés à assimiler la dialectique marxiste, et se limite souvent à utiliser des formules marxistes sans analyser les spécificités du capitalisme français[11].

Si le marxisme demeure très influent au sein du socialisme européen jusqu'à l'après-Seconde Guerre mondiale, les théories de Marx sont débattues dès la fin du XIXe siècle : au cours de la « querelle réformiste », le théoricien allemand Eduard Bernstein remet en cause les prédictions de Marx sur l'effondrement du capitalisme et préconise une évolution du socialisme vers le réformisme. Si les vues de Bernstein sont à l'époque mises en minorité, le « révisionnisme » ne cesse ensuite de gagner du terrain. Le socialisme européen, dont le discours toujours officiellement révolutionnaire est en décalage croissant avec une pratique politique de plus en plus réformiste, se détache progressivement des conceptions marxistes, et les abandonne pour l'essentiel durant l'époque de la guerre froide. Le terme de « socialisme scientifique » continue par contre d'être utilisé par le mouvement communiste, que ce soit dans le cadre de l'idéologie marxiste-léniniste (ou trotskiste), ou bien pour désigner la forme de gouvernement des régimes communistes dont l'URSS constitue le principal modèle : en 1968, pour justifier l'intervention des troupes du Pacte de Varsovie contre le printemps de Prague, Léonid Brejnev évoque ainsi la nécessité de « sauver le socialisme scientifique en Tchécoslovaquie »[11],[13].

Voir aussi

Articles connexes

Liens externes

Notes et références

  1. a b et c Dmitri Georges Lavroff, Les Grandes étapes de la pensée politique, Dalloz, coll. « Droit public, science politique », 1999, pages 430-449
  2. Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Mille et une nuits, édition de 1994, pages 55-59
  3. Gilles Candar, Le Socialisme, Milan, coll. « Les essentiels », 1996, page 8
  4. Archie Brown, The Rise and Fall of communism, Vintage Books, 2009, page 16
  5. Encyclopædia Universalis, Volume 13, 1972, page 710
  6. a et b Denis Collin, La Théorie de la Connaissance Chez Marx, L'Harmattan, 1995, pages 127-129
  7. a b et c Georges Labica et Gérard Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, Presses universitaires de France, 1982, page 816-821
  8. a et b Michel Winock, Le Socialisme en France et en Europe, Seuil, 1992, pages 37-40
  9. André Piettre, Marx et marxisme, Presses universitaires de France, 1966, pages 79-81
  10. Vladimir Ilitch Lénine, L'État et la Révolution, Gonthier, 1964, pages 19-21
  11. a b et c Noëlline Castagnez-Ruggiu, Histoire des idées socialistes en France, La Découverte, 1997, pages 47-56
  12. Stéphane Courtois, Dictionnaire du communisme, Larousse, 2007, pages 514-516
  13. Archie Brown, The Rise and Fall of communism, Vintage Books, 2009, page 388

Bibliographie