Marxiens

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Signature de Karl Marx.

Les marxiens sont des militants, théoriciens, penseurs qui se réclament des apports de Karl Marx tout en se démarquant du marxisme « traditionnel ». Le terme s'est peu à peu imposé pour distinguer la pensée de Marx lui-même de toutes les interprétations et utilisations qui en ont été faites depuis sa mort.

Démarche : délester Marx du ballast marxiste[modifier | modifier le code]

Karl Marx en 1875.

Le geste méthodologique vis-à-vis des marxismes est souvent similaire chez les marxiens, malgré la diversité des réinterprétations auxquelles ces auteurs aboutissent : une mise à l'écart des lectures marxistes de Marx. Pour Anselm Jappe, par exemple, « se dégager de plus d’un siècle d’interprétations marxistes est une première condition pour relire l’œuvre marxienne », et il inclut dans ces interprétations ce qu'il appelle le « marxisme critique » de Maximilien Rubel à Kostas Papaïoannou, en passant par Cornelius Castoriadis. De la même manière, pour Michel Henry, dans une célèbre et lapidaire formule de définition qui montre la visée d’une refondation consistant finalement à « lire Marx pour la première fois »[1] « le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx »[2], ce qui a pour l’auteur une portée méthodologique décisive.

Cependant, hormis ce geste méthodologique dans la relecture de Marx, finalement, chez les marxiens, le « Marx retrouvé » est toujours différent.

En France : Jacques Ellul[modifier | modifier le code]

Jacques Ellul (1912-1994) reconnaît sa dette intellectuelle envers Marx : « Dans le domaine politique ou social, pour la compréhension des phénomènes économiques, assurément Marx a été l’éveilleur et m’a fourni un instrument »[3]. En 1947, à l’IEP de Bordeaux, il est le tout premier universitaire à dispenser en France un enseignement de la pensée de Marx. Selon Frédéric Rognon, spécialiste de la pensée ellulienne[4], deux facteurs font de lui à la fois un continuateur de Marx et un pourfendeur du marxisme.

Contre l'idéologie, pour le réalisme[modifier | modifier le code]

Dès 1934-35, lors des procès de Moscou, Ellul prend ses distances avec les militants communistes, qui « ne connaissent de l’œuvre du fondateur de leur mouvement que Le Manifeste communiste de 1848 » et qui, « plus soucieux de la ligne du Parti que d’herméneutique marxiste, ont dogmatisé sa pensée et font preuve d’un aveuglement coupable à l’égard de la politique soviétique ». Il voit dans le marxisme une croyance messianique : « le communisme est avant tout une corruption interne radicale de l’homme »[5]. En revanche, il retient de Marx la méthode d’interprétation du monde, notamment l’étude sociologique du capitalisme, ceci parce qu'elle est fondée sur la dialectique[6].

Il écrit notamment : « Je ne suis pas moi-même marxiste, dans la mesure où je pense qu’il y a un dogmatisme que je ne peux pas accepter et que j’ai toujours refusé de faire de Marx un fétiche. Mais la pensée de Marx m’a constamment provoqué, inspiré »[7]. Ce qui, chez Marx, intéresse Ellul, c’est d'abord un outil d’analyse critique de la société qui lui semble opérationnel, dans sa volonté de démasquer ce qui est occulté par l’idéologie. La condition première de cette analyse est le réalisme : il s’agit d’observer et de rendre compte du milieu concret tel qu’il est, en deçà de nos interprétations. Il importe en effet de lutter contre nos préjugés et nos systèmes interprétatifs, sous peine de ne pas voir le réel en tant que tel, afin de vivre de manière consciente[8]. Or, le marxisme a subverti la pensée de Marx, car il a traité le fait comme un critère de vérité, c’est-à-dire que l'on a confondu réalité et vérité. Il n’y a plus rien au-delà du fait[9]. Ellul voit dans le marxisme une religion séculière « équipée, comme toute religion, d'une théologie, d'une sotériologie, d'une eschatologie et d'une éthique »[10]. « Le marxisme a remplacé le Jardin d’Éden par le communisme primitif, la Chute par le régime capitaliste, le péché par l’aliénation économique, le Messie par le prolétariat, la Rédemption par la révolution, la Parousie par la société communiste à venir »[11]. Tout comme Marx affirmait que la société future ne peut prendre forme qu’à travers la crise qui mettra un terme à la société présente[12], Ellul se refuse à donner un modèle de société. Le réalisme de Marx constitue en revanche pour Ellul un préalable indispensable à toute analyse sociologique et à toute réflexion éthique.

Du capital à la technique[modifier | modifier le code]

Le projet d'Ellul est d'appliquer à la société de la fin du XXe siècle la méthode que Marx avait appliquée à la société de la fin du XIXe siècle. À ses yeux, c’est la technique qui lui semble être le facteur déterminant, tout comme l’économie l’était du temps de Marx[13]. En cela, il s’oppose radicalement aux marxistes orthodoxes, qui reprennent dogmatiquement les schémas marxistes, comme si la société n’avait pas bougé depuis le XIXe siècle.

Marx affirmait que, dans la société industrielle de type capitaliste, la force productrice de valeur est le travail humain, et ce parce qu'il reste la condition sine qua non du fonctionnement des machines. Mais si, en appliquant la méthode de Marx, on analyse la société contemporaine (qu'Ellul qualifie de « technicienne »), on relève que les machines fonctionnent désormais sans intervention humaine : la technique, affirme Ellul tout au long de son œuvre, est devenue un « processus autonome ». Commentant l'adage « On n'arrête pas le progrès », il considère que la technique détermine d'autant plus l'histoire de l'homme que celui-ci s'imagine détenir encore les commandes. Par conséquent, conclut-il, « toute la théorie de Marx est renversée par le simple processus technicien »[14]. Ce qui est véritablement créateur de valeur, c’est la technique elle-même, c’est-à-dire l’ensemble des machines en auto-fonctionnement. De plus, loin du gigantisme annoncé par Marx, la technique tend à se miniaturiser. Et l’aliénation vient moins de la dépossession de soi par le travail salarié que de la conformisation de l’homme à une société technicienne qu'il ne saurait supporter sans la propagande.

Dès 1954, Ellul résumait ainsi son opposition au marxisme : « il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n'est plus lui qui fait ce monde, mais la machine »[15].

En Allemagne : l'École de Krisis[modifier | modifier le code]

À la suite des interprétations du « marxisme hétérodoxe » (ou « marxisme occidental »), un nouveau courant théorique distinct de l'ensemble des marxismes apparaît au tournant des années 1986-1987, quand, dans des versions différant peu les unes des autres et chez plusieurs auteurs à divers endroits de la planète, on assiste à la publication de nouvelles thèses aux résultats assez proches les uns des autres. En Allemagne, la revue Krisis commence à ce moment-là autour de Robert Kurz, Ernst Lohoff, Norbert Trenkle, Roswitha Scholz, Anselm Jappe, etc., mais c'est aussi l'historien américain Moishe Postone[16] aux États-Unis qui publie en 1986 un écrit dans lequel il élabore le début de son interprétation dans son célèbre texte sur l'antisémitisme moderne et national-socialiste[17], tandis qu'en France le philosophe Jean-Marie Vincent publie en 1987 son ouvrage majeur, Critique du travail. Le faire et l'agir (PUF). Ce courant est désigné de plusieurs manières : « École de Krisis », « Critique radicale » ou « Nouvelle critique de la valeur »[18].

Cet ensemble de penseurs rompent avec l'analyse traditionnelle du capitalisme, essentiellement faite en termes de relations de classes enracinées dans des relations de propriété privée et réalisées par la médiation du marché. Dans cette structure interprétative générale, les relations de domination étaient comprises essentiellement en termes de domination de classe et d'exploitation. Opposant un « Marx exotérique » (celui du marxisme rejeté) et un « Marx ésotérique » inconnu des marxismes, ce courant — qui a des antécédents embryonnaires chez Georg Lukács, Theodor W. Adorno, Hans-Jürgen Krahl, Hans-Georg Backhaus, Lucio Colletti ou Fredy Perlman — aboutit à une critique fondamentale du capitalisme, notamment la critique des catégories de base du capitalisme (c'est-à-dire des formes sociales essentielles de la production marchande), que sont les catégories du travail, de la marchandise, de la valeur, de l’argent, thèmes que l'ensemble des « marxistes traditionnels » ont délaissés, ou n'ont jamais abordés aussi radicalement.

Pour prendre un exemple, le travail, dans le capitalisme, n'est plus considéré de manière naturelle et transhistorique, comme l'activité du métabolisme des humains avec la nature, mais comme une activité qui, dans sa forme essentielle, n'existe que sous le capitalisme. En effet, à la différence du travail dans les sociétés traditionnelles ou antiques, le travail sous le capitalisme devient lui-même une fonction de médiation des rapports sociaux : c'est par le moyen du travail et du processus dynamique de son objectivation (saisi par la catégorie du « capital », qui est un rapport social et non une somme d'argent amassée) que l'on va pouvoir obtenir des produits que d'autres ont fabriqués. Et c'est cette dimension abstraite du travail sous le capitalisme qui va devenir le lien social dans une société capitaliste. L'effet ou l'extériorisation de ce « travail abstrait » va avoir des conséquences très importantes sur une forme sociale de richesse (la valeur) et une forme de domination sociale, abstraite et impersonnelle. Le travail, sous le capitalisme, ne s'oppose alors pas au capital, comme le pense le marxisme traditionnel : il n'est qu'un moment du processus de valorisation. Il ne s'agit donc plus de libérer le travail du capital, mais de se libérer du travail, sans pour autant que ce courant puisse être confondu avec la défense d'un quelconque « droit à la paresse », puisque ces théoriciens ne parlent pas du travail comme métabolisme entre l'humain et la nature, mais d'une forme d'activité historiquement spécifique au capitalisme (cf. Manifeste contre le travail, du groupe Krisis).

À l'inverse des marxismes, ce courant met aussi au centre de la théorie de la valeur, la théorie du fétichisme, tandis que la théorie des formes sociales qu'ils élaborent, historiquement spécifiques au capitalisme (travail, valeur, argent, etc.) finit par renvoyer dos à dos l'idéalisme aussi bien que le matérialisme, et à ne plus utiliser le schéma conceptuel du marxisme traditionnel, le schéma base/superstructure. À partir de ce renouvellement de la critique axée sur la critique du travail en lui-même comme catégorie du capitalisme et du temps, ils fondent une critique du marché et de l'État, de la politique et de la nation, du productivisme et de la croissance économique, de la subjectivité de classe et de l'idéologie bourgeoise. Avec Roswitha Scholz, notamment, ils appuient aussi la critique féministe en élaborant une nouvelle approche du « patriarcat producteur de marchandises », tandis que ce courant de réinterprétation de la théorie critique du « Marx ésotérique », sous l'influence notamment d'Anselm Jappe, puise aussi son inspiration dans l'œuvre de Guy Debord et son concept de « spectacle », pour caractériser au plus près l'évolution du fétichisme dans l'époque « fordiste » du capitalisme.

Personnalités « marxiennes »[modifier | modifier le code]

Raymond Aron se définissait également comme « un peu marxologue, davantage marxien, et pas marxiste du tout »[21].

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. M. Henry, « Introduction à pensée de Marx », in Le socialisme selon Marx, op. cit., p. 44.
  2. M. Henry, Marx, tome 1, op. cit., p. 9.
  3. Nelly Viallaneix, Écoute Kierkegaard. Essai sur la communication de la parole, 2 tomes, Paris, Cerf, 1979, vol. I, p. II.
  4. Frédéric Rognon, Jacques Ellul. Une pensée en dialogue. Genève, Éditions Labor et Fides, 2007.
  5. Jacques Ellul, A temps et à contretemps. Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange. p. 58.
  6. Ibid. pp. 57-58.
  7. Jacques Ellul, La pensée marxiste. Cours professé à l’Institut d’études politiques de Bordeaux de 1947 à 1979, Paris, La Table Ronde (coll. Contretemps), 2003, p. 151.
  8. ibid. p. 11.
  9. Ibid. pp. 59-61.
  10. Jacques Ellul, L’idéologie marxiste chrétienne. (1979), Paris, La Table Ronde (coll. La petite Vermillon), 2006. p. 39.
  11. Ibid. p. 57.
  12. Jacques Ellul. A temps et à contretemps, p. 174.
  13. Jacques Ellul, A temps et à contretemps. Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange. p. 155.
  14. Jacques Ellul, Changer de révolution. L’inéluctable prolétariat, Paris, Le Seuil, 1982, p. 42.
  15. Jacques Ellul, La technique ou l'enjeu du siècle. Troisième édition, Economica, 2008.
  16. Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Mille et une nuits, 2009 (1993).
  17. Voir, Moishe Postone, " Antisémitisme et national-socialisme ".
  18. Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoel, 2003.
  19. Interview with Laszlo Garai on the Activity Theory of Alexis Leontiev and his own Theory of Social Identity as referred to the meta-theory of Lev Vygotsky. Journal of Russian and East European Psychology, vol. 50, no. 1, January–February 2012, pp. 50–64.
  20. « Le grand chantier marxien de Lucien Sève », sur humanite.fr, (consulté le ).
  21. « Compte rendu de Raymond Aron, Le spectateur engagé : entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton », sur erudit.org, (consulté le ).

Annexes[modifier | modifier le code]

Bibliographie[modifier | modifier le code]

  • Jacques Ellul, La pensée marxiste, cours professé à l'IEP de Bordeaux de 1947 à 1979 (mis en forme et annoté par M. Hourcade, J.-P. Jézéquel et G. Paul), Paris : La Table Ronde. 2003. 2e édition, 2012
  • Jacques Ellul, Les successeurs de Marx, cours professé à l'IEP de Bordeaux (mis en forme et annoté par M. Hourcade, J.-P. Jézéquel et G. Paul), Paris : La Table Ronde. 2007
  • Jad Hatem, Marx, philosophe de l'intersubjectivité, Paris, L'Harmattan, 2002.
  • Michel Henry, Marx, 2 tomes, Gallimard, 1991 (1976).
  • Michel Henry, Le socialisme selon Marx, Sulliver, 2005.
  • Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoel, 2003.
  • Groupe Krisis, Manifeste contre le travail, Léo Scher, poche.
  • Robert Kurz, Lire Marx. Les textes les plus importants de Karl Marx pour le XXIe siècle. Choisis et commentés par Robert Kurz, La balustrade, 2002.
  • Robert Kurz, Avis aux naufragés, éditions Lignes.
  • Robert Kurz, Critique de la démocratie balistique, Mille et une nuits.
  • Robert Kurz et Ernst Lohhof, Le Fétiche de la lutte des classes. Thèses pour une démythologisation du marxisme, éditions Crise & critique, 2021.
  • Colletti L., 1976 [Laterza 1969], Le Marxisme et Hegel, Champ Libre.
  • Moishe Postone, Temps travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Mille et une nuits, 2009.
  • Pierre Rodrigo, Sur l'ontologie de Marx. Auto-production, travail aliéné et capital, Vrin, 2015.
  • Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme (recueil, 1974 Payot ; réédition en 2000).
  • Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd'hui. La philosophie?, La Dispute, 2014.
  • Alfred Sohn-Rethel, La Monnaie. L'argent comptant de l'a priori, traduit de l'allemand par Françoise Willmann, La Tempête, 2017.
  • Jean-Marie Vincent, Critique du travail. Le faire et l'agir, PUF, 1987.
  • Jean Vioulac, Marx. Une démystification de la philosophie, Ellipse, 2018.

Articles connexes[modifier | modifier le code]

Liens externes[modifier | modifier le code]