Ennemi du peuple

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Modèle:Unicode cyrillique La formule « ennemi du peuple » a été utilisée à divers moments de l'Histoire par le pouvoir alors en place pour désigner une personne ou une organisation perçue comme agissant contre les intérêts de la société dans son ensemble.

Le terme est proche de la notion d'ennemi public.

Poster de propagande américain de la Seconde guerre mondiale désignant les japonais à la vindicte populaire. Source : NARA.

Origine

Le terme d’« ennemis du peuple » a une longue histoire. Sous l’Empire romain, le Sénat a utilisé l’expression pour désigner l’empereur Néron avant son arrestation[1]. Selon Ernest Renan, au temps des persécutions, on appelait également un chrétien « hostis publicus » (et aussi « hostis patriæ », « humani generis inimicus », « hostis deorum atque hominum »)[2]. Depuis cette époque, de nombreux groupes ont utilisé l'expression, y compris les Jacobins au cours de la phase radicale de la Révolution française (La terreur).

Les ennemis du peuple sous la Révolution française

L'expression « ennemi du peuple » ainsi que les premières lois contre les « ennemis du peuple » sont apparues au cours de la Révolution française. La loi du 22 prairial an II (10 juin 1794), adoptée par la Convention influencée par les Jacobins, définissait comme ennemis du peuple ceux qui visaient par la force ou par la ruse à supprimer les libertés publiques. Les ennemis du peuple, c'étaient les partisans du retour du pouvoir royal, les saboteurs qui empêchaient l'approvisionnement de Paris, ceux qui favorisaient la retraite et l'impunité des conspirateurs et des aristocrates, ceux qui calomniaient ou qui persécutaient les patriotes en abusant des lois de la révolution, ceux qui trompaient le peuple et contribuaient ainsi au déclin de l'esprit révolutionnaire, ceux qui répandaient de fausses nouvelles dans l'intention de provoquer des révoltes, ceux qui entraînaient le peuple dans de fausses directions, ceux qui entravaient son instruction. En vertu de cette loi, les ennemis du peuple étaient punis par la peine déterminée par les lois de la Convention[3]. Chaque jour [Quand ?], le tribunal révolutionnaire prononçait en moyenne 50 condamnations à mort [réf. nécessaire].

Les procès-verbaux de dénonciation, d’information, d’arrestation étaient examinés par une commission composée de membres de la Convention Nationale chargée par la suite d’en faire l'analyse et de rendre le rapport à cette dernière. La procédure judiciaire était simplifiée : ni défenseur, ni plaidoirie. Le procès ne durait pas plus d'une heure [réf. nécessaire]. La culpabilité était déterminée selon des critères établis par la Loi. Saint-Just déclarait : « Vous avez à punir non seulement les traîtres mais les indifférents même ; vous avez à punir quiconque est passif dans la République et n’a rien fait pour elle »[4]. Jean-Paul Marat, l'« Ami du peuple », insistait pour faire tomber cent mille têtes [réf. nécessaire][5]. La terreur jacobine ne frappait pas seulement les aristocrates, mais toutes les couches de la population. Pendant l'année où les Jacobins ont été au pouvoir, ce sont près de douze mille personnes qui ont péri, dont seuls trois mille étaient des aristocrates et des prêtres, mais quatre mille des paysans, trois mille des ouvriers, et deux mille encore des hommes de lettres, des juges, des commerçants, des artisans. Même parmi les Jacobins, on trouvait des ennemis du peuple : c'est ainsi que Danton fut exécuté comme espion anglais [réf. nécessaire].

Lénine tenait en haute estime ce qu'avaient fait les Jacobins, au point d'écrire en 1917: « Les historiens du prolétariat voient dans le jacobinisme un des grands moments de la lutte des classes opprimées pour leur libération. Ce sont les Jacobins qui ont donné à la France le meilleur modèle pour une révolution démocratique ».

En Union soviétique

La Révolution russe a mis l'expression au goût du jour : « Selon Boris Kolonitskii, les premières mentions de l'expression « ennemis du peuple » apparaissent dès fin mars 1917 dans des résolutions de soviets alors largement dominés par les socialistes-révolutionnaires, stigmatisant les « capitalistes assoiffés de sang, les bourgeois qui sucent le sang du peuple - ennemis du peuple travailleur ». Cette rhétorique de l'Ennemi est alimentée par toute une littérature socialiste, mais non spécifiquement bolchevique[6] ».

Après octobre 1917, le nouveau gouvernement fait un large usage du terme (en russe : враг народа, vrag naroda). La formule figure dans le décret signé, entre autres, par Lénine, Trotski et Staline et publié le . Il mettait hors la loi le Parti constitutionnel démocratique Cadet : « Les chefs du parti Cadet, parti des ennemis du peuple, doivent être arrêtés et remis au tribunal révolutionnaire »[7].

Lénine appliquait cette formule contre les Cadets et les SIL (socialistes révolutionnaires). Il l'avait étendu dès le 7 décembre 1917 à tous ceux qui refusaient le communisme, par leurs actes, par leurs pensées, par leurs valeurs : activistes contre-révolutionnaires et dissidents d'opinion en créant une « commission extraordinaire pour combattre la contre-révolution et le sabotage » ; la Tchéka[8]. L'expression a fait ensuite flores sous Staline.

D'autres termes similaires ont été utilisés ainsi dont le degré d'accusation était nuancé:

  • « ennemi des travailleurs » (en russe : враг трудящихся, « vrag troudiachtchikhsia ») ;
  • « ennemi du prolétariat » (en russe : враг пролетариата, « vrag proletariata ») ;
  • « ennemi de classe » (en russe : классовый враг, « klassovy vrag »), etc.

Le terme « ennemi des travailleurs » en particulier était employé officiellement dans l'article 58[9] du Code pénal de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, et dans des articles semblables des codes des autres républiques soviétiques.

La formule a été utilisée pour disqualifier divers groupes sociaux ou personnes tels que le tsar Nicolas II de Russie et la famille impériale, l'aristocratie, la bourgeoisie, les religieux, les entrepreneurs, les koulaks, les anarchistes, les monarchistes, mencheviks, trotskistes, boukharinistes, les « parasites sociaux » (en russe : тунеядцы, « touneïadtsy »), etc.

Un « ennemi du peuple » pouvait être emprisonné, expulsé ou exécuté, et ses biens pouvaient être confisqués. Nombreux étaient les « ennemis du peuple » ayant reçu cette appellation non pas à cause d'actes hostiles contre les travailleurs et les paysans mais simplement en raison de leur origine sociale ou de leur profession avant la révolution : ce fut le cas du clergé, d'anciens policiers et des commerçants. Certains d'entre eux ont été appelés lichentsy (en russe : лишенцы, provenant de лишение, mot russe signifiant « privation »), car par la Constitution soviétique, ils ont été privés du droit de vote.

Les mesure de rétorsion à l'encontre des « ennemis du peuple » visaient également leur famille, conjoint d'abord, mais aussi enfants[10], parenté éloignée et amis, voire simples relations de travail.

Beria : l'ennemi du peuple

Ironie du sort, le dernier « ennemi du peuple » à être exécuté a été Lavrenti Beria, lui-même grand pourfendeur d’ennemis du peuple. Si l’on en croit la version officielle, il a été arrêté le , lors d'une séance de la direction du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique. Le Comité central, réuni d'urgence en séance plénière l’a exclu de son sein ainsi que du Parti communiste en l’accusant d’être un « ennemi du Parti communiste et du peuple soviétique ». Toujours suivant la version officielle, c’est le 23 décembre suivant qu’il a été condamné à la peine capitale par le tribunal spécial de la Cour suprême d'URSS et fusillé le même jour.

Ironisant sur l'arrestation de l'ancien patron du NKVD, le le magazine américain Time a placé sur sa couverture une photo de Beria, sous laquelle on pouvait lire « Lavrenti Beria : l'ennemi du peuple ».

Critique

Nikita Khrouchtchev dans son rapport secret Sur le culte de la personnalité et ses conséquences au XXe congrès du Parti communiste de l'Union soviétique[11] déclare :

« Staline a introduit la notion d'« ennemi du peuple »[12]. Une telle expression supprimait immédiatement tout besoin de prouver les torts idéologiques de la personne ou des personnes qu'on attaquait : quiconque n'était pas d'accord avec Staline, ou qui était simplement soupçonné d'avoir des intentions hostiles envers lui, voire qui était tout simplement victime d'une calomnie, pouvait ainsi se voir soumis aux mesures les plus brutales, en violation de toutes les normes de la légalité révolutionnaire. Fondamentalement, cette notion d'« ennemi du peuple » supprimait immédiatement, excluait la possibilité d'une lutte idéologique quelconque, ou d'exprimer une opinion sur toutes les questions, même d'importance pratique [...]
Il faut reconnaître qu'il n'existait pas de raisons sérieuses de détruire physiquement ceux qui ponctuellement s'opposaient à la ligne du parti. C'est pour justifier leur élimination qu'on a introduit cette formule d'« ennemi du peuple ». »

— Nikita Khrouchtchev, Sur le culte de la personnalité et ses conséquences, .

Notes et références

  1. « En nommant Néron hostis publicus, les sénateurs exprimaient par une formule institutionnelle accréditée, la vérité philosophique selon laquelle le prince était nocif à la cité et celle-ci en droit de se protéger de lui » In Le corps du prince furieux, image de la terreur politique par Michèle Coltelloni-Trannoy, maître de conférences à l’université de Marne-la-Vallée.
  2. L'Antéchrist (On peut voir le texte en traduction anglaise).
  3. http://www.justice.gouv.fr
  4. Rapport de Saint-Just sur la nécessité de déclarer le gouvernement révolutionnaire
  5. Le 24 octobre à la Convention, (voir ici) Marat n'hésitait pas à s'écrier : « On me reproche d'avoir dit qu'il fallait couper cent ou deux cent mille têtes. Ce propos a été mal rendu ; j'ai dit : Ne croyez pas que le calme renaisse, tant que la République sera remplie des oppresseurs du peuple. Vous les faites inutilement décaniller d'un département dans un autre. Tant que vous ne ferez pas tomber leurs têtes, vous ne serez pas tranquilles. Voilà ce que j'ai dit : c'est la confession de mon cœur. » Marat niait donc avoir avancé le chiffre de cent ou deux cent mille têtes mais ne précisait pas le nombre qu'il lui fallait. Par la suite chacun était persuadé que Marat avait avancé ce chiffre et Félix-Jean-Louis-Eléonor de Conny de La Fay, entre autres, écrivait (voir ici en parlant de Charlotte Corday : « Une femme, entraînée par un mouvement héroïque, vint immoler le monstre qui répétoit dans tous les instans du jour : il faut abattre deux cent mille têtes. »
  6. Nicolas Werth, La Terreur et le désarroi. Staline et son système, éditions Perrin, collection « tempus », Paris, 2007, p. 31.
  7. Stéphane Courtois, Le Livre noir du communisme, Crimes, terreur, répression, p. 63.
  8. Martin Malia, La Tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie, 1917-1991, p. 167
  9. (en) Article 58, un extrait en ligne
  10. Orlando Figes, Les Chuchoteurs, p. 343.
  11. Texte du rapport secret de 1956.
  12. Khrouchtchev attribue la paternité de cette expression à Staline, sans mentionner le décret du.

Voir aussi

Bibliographie

Articles connexes