Maladie du Nobel
La maladie du Nobel, nobélite, ou nobelitis est l'adoption d'idées étranges ou scientifiquement non fondées par certains lauréats du prix Nobel, généralement plus tard dans leur vie. On a avancé que cet effet résultait, en partie, d'une tendance des lauréats du prix Nobel à se sentir habilités par la récompense à s'exprimer sur des sujets extérieurs à leur domaine d'expertise, bien que l'on ne sache pas si les lauréats du prix Nobel sont plus enclins à cette tendance que les autres individus. Paul Nurse, co-lauréat du prix Nobel de physiologie ou de médecine en 2001, a mis en garde les lauréats ultérieurs contre le fait de "se croire expert dans presque tous les domaines et d'être prêt à exprimer des opinions sur la plupart des questions avec une grande confiance, en s'abritant derrière l'autorité que le prix Nobel peut vous conférer". [1],[2],[3],[4],[5]
Historique
Ce syndrome est devenu, depuis 2012 – après sa popularisation par David Gorski, un oncologue américain qui avait décidé de lutter contre la désinformation[6],[7] – une métaphore pour la tendance de certains nobélisés à devenir défenseurs de théories pseudo-scientifiques ou de théories du complot après avoir reçu cette récompense.
Causes probables
Le phénomène de la maladie du Nobel est un cas particulier d'ultracrépidarianisme principalement dû au fait que les personnes récompensées sont des champions d'un domaine très spécialisé, voire restreint, et que leur visibilité auprès du grand public est largement et brusquement accrue à la suite de la réception du prix[6].
La personne nobélisée peut imaginer, après la récompense, que toutes ses idées sont autant justifiées ou aussi révolutionnaires que celle qui lui a valu le prix. Le manque d'inhibition l'amène alors à exprimer des opinions, raisonnables ou complotistes, de manière plus ouverte[8].
Catégories
Paranormal
Les lauréats fascinés par le paranormal et des médiums sont au nombre d'une dizaine qui fréquentent la médium Eusapia Palladino[6] ou qui comme Alexis Carrel et Erwin Schrödinger[note 1] sont fascinés par le mysticisme et croient aux pouvoirs de clairvoyance et de télépathie[8].
Théories sur l'autisme
De multiples nobélisés ont émis des opinions diverses sur les origines ou le traitement de l'autisme. Parmi eux, Nikolaas Tinbergen, qui, en 1973, consécutivement à ses études sur les comportements animaux ayant permis de fonder l'éthologie, en déduit que l'autisme est causé par le manque d'affection maternelle[6],[note 2]. Luc Montagnier relie l'origine de l'autisme, ainsi que d'autres maladies neurologiques, à l'émission d'ondes électromagnétiques par de l'ADN[8].
Remèdes miracles
D'autres font la promotion de remèdes douteux, comme Louis Ignarro, qui devient en 2009 un ambassadeur pour un produit d'Herbalife, une multinationale spécialisée dans les suppléments alimentaires[6]. Linus Pauling, après la réception d'un second prix Nobel, a tenté de démontrer qu'il était possible de guérir le cancer à l'aide de doses élevées de vitamine C[8]. Luc Montagnier est partisan de l'homéopathie et du fait qu'il serait possible de guérir le sida par le biais de la diététique[8].
Théories du complot et sorties de route
Parmi les « malades du Nobel », les convictions déroutantes peuvent être multiples. Kary Mullis rédige, après avoir reçu son prix en 1993, une autobiographie intitulée Dancing Naked in the Mind Field, où il déclare croire à l'astrologie, qui, selon lui, devrait être enseignée[9], aux extraterrestres, que le VIH ne causerait pas le sida et que le réchauffement climatique ne serait pas causé par les humains[6].
Pour sa part, Luc Montagnier, en plus de ses convictions sur l'origine de certaines maladies ou sur les soins adaptés au VIH, est un fervent partisan de la mémoire de l'eau et de la téléportation de l'ADN[8],[10].
D'après Wangari Muta Maathai, le virus du sida a été conçu comme arme biologique contre les Noirs du continent africain[8].
Eugénisme et racisme
Dans son livre L'Homme, cet inconnu (en), Alexis Carrel, en plus d'exprimer son désir de s'implanter en Amérique latine afin d'y devenir un dictateur, expose ses idées eugénistes, considérant que les « faibles d'esprit » et les hommes de science ne peuvent être mis sur un pied d'égalité[9]. Ces thèses eugénistes retrouvent un écho plus tard, à partir des années 1950, lorsque William Shockley, après avoir reçu son prix, s'exprime à de nombreuses reprises jusqu'à sa mort en faveur de la ségrégation des personnes selon leur potentiel intellectuel, et pour l'utilisation de méthodes eugénistes (incitation à la stérilisation volontaire par une récompense).
Liste de prix Nobel touchés
On dénombrerait une trentaine de nobélisés touchés par ce phénomène[6].
Nom | Année Nobel | Prix Nobel de | Allégations |
---|---|---|---|
Charles Richet | Médecine | Charles Richet a remporté le Prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1913 pour ses recherches sur l'anaphylaxie. Il croyait également aux perceptions extrasensorielles, aux activités paranormales, à la radiesthésie et aux fantômes[11]. | |
Linus Pauling | Chimie | Linus Pauling a commencé à affirmer, dans les années 1970, que la vitamine C pouvait soigner certains cancers[12]. | |
William Shockley | Physique | Shockley a accepté de donner sa semence à une soi-disant banque de sperme pour génies[13]. Ses vues sur les Noirs américains, qu'il jugeait héréditairement avoir un quotient intellectuel moyen inférieur à celui des Blancs, lui valurent en particulier de nombreuses critiques et accusations de racisme scientifique[14]. | |
James Dewey Watson | Médecine | Il explique en 2000 qu'il existe un lien entre exposition au soleil et libido et que cela explique la figure du « latin lover[15] ». Il affirme en 2007 que les Africains noirs étaient moins intelligents que les blancs et fait la une du quotidien généraliste britannique de langue anglaise The Independent. Watson est connu dans le milieu scientifique pour ses positions sexistes et également pour ses convictions scientifiques positivistes comme « la ‘bêtise’ pourra sous peu être guérie » ou « dans les dix ans à venir, on trouvera les gènes responsables de la différence d’intelligence entre les êtres humains », ou aussi « grâce à la génétique, on pourra bientôt rendre toutes les femmes jolies, ce qui sera vraiment super »[16]. | |
Nikolaas Tinbergen | Médecine | Nikolaas Tinbergen a remporté le Prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1973 pour ses découvertes concernant l'organisation et l'élicitation des modèles de comportement individuel et social chez les animaux. Pendant son discours d'acceptation du prix Nobel, Tinbergen a fait la promotion de l'hypothèse largement discréditée[11] de la « mère réfrigérante » sur la causalité de l'autisme, établissant ainsi un « record presque imbattable pour le temps le plus court entre recevoir le prix Nobel et dire quelque chose de vraiment stupide sur un domaine dans lequel le lauréat avait peu d'expérience »[7]. En 1985, Tinbergen a coécrit un livre avec sa femme[17] qui recommandait l'utilisation de la « thérapie de maintien » pour l'autisme, une forme de traitement qui n'est pas soutenue empiriquement et qui peut être physiquement dangereuse[11]. | |
Brian David Josephson | Physique | Il évoque la possibilité d'une explication de la télépathie au moyen de la théorie quantique. Il a accusé le CSICOP d'utiliser les médias à des fins de propagande anti-paranormale[18]. Il s'intéresse à la mémoire de l'eau ; il a soutenu, comme plus tard le lauréat du prix Nobel Luc Montagnier, les travaux de Jacques Benveniste[19] dont il a préfacé le livre Ma vérité sur la « mémoire de l'eau », paru chez Albin Michel. | |
Kary Mullis | Chimie | L'astrologie fonctionne et devrait être enseignée[9],[20] ; le VIH ne causerait pas le sida[21] ; le réchauffement climatique n'est pas d'origine anthropique[6]. | |
Luc Montagnier | Médecine | La mémoire de l'eau[22], la téléportation de l'ADN[10] et la création du SARS-CoV-2 responsable de la Covid-19 par manipulation en laboratoire du VIH[23]. |
Notes et références
Notes
- Marie Curie est nobélisée deux fois en 1903 et 1911, Pierre Curie une fois en 1903, Alexis Carrel est nobélisé en 1912. Schrödinger, bien que leur contemporain, reçoit le prix en 1934 et meurt bien plus tard.
- Il présente cette position directement dans son discours d'acceptation du prix (en) « Ethology and stress diseases », Discours des lauréats, (lire en ligne), où il cherche à démontrer l'utilité de l'observation des comportements pour déduire les origines d'une affection.
Références
- (en) « Attention, Nobel Prize winners! Advice from someone who's already won », sur The Independent, (consulté le )
- Fabien Goubet, « Quand les prix Nobel déraisonnent », Le Devoir, .
- (en) Henry F. Schaefer, Science and Christianity : Conflict Or Coherence?, Watkinsville, The Apollos Trust, , 204 p. (ISBN 0-9742975-0-X, lire en ligne), p. 116.
- (en) Graham Farmelo (en), The Strangest Man : The Hidden Life of Paul Dirac, Quantum Genius, Faber & Faber, , 560 p. (ISBN 978-0-571-25007-3, lire en ligne), p. 256.
- Fabrice Lhomme et Gérard Davet, « Luc Montagnier, le virus de la controverse », Le Monde, (consulté le ).
- Magda Antoniazzi, « Petit guide des prix Nobel qui sont complètement partis en vrille », Vice, .
- (en) David Gorski, « Luc Montagnier and the Nobel Disease », sur Science-Based Medicine (en), .
- (en) Alex Berezow, « Paul Krugman Now Has Nobel Disease », American Council on Science and Health, .
- (en) Ross Pomeroy, « Three Nobel Prize Winners Who Went Bonkers », sur Real Clear Science, .
- Thomas Mahler, « Il n'y a aucune raison d'alimenter une angoisse autour de Lyme », sur lepoint.fr, Le Point, (consulté le ).
- Lilienfeld et al. 2020.
- (en) David Gorski, « High dose vitamin C and cancer: Has Linus Pauling been vindicated? », sur Science-Based Medicine (en), .
- (en) Polly Morrice, « The Genius Factory: The Curious History of the Nobel Prize Sperm Bank », The New York Times, .
- (en) Ronald Kessler (en), « Absent at the Creation; How one scientist made off with the biggest invention since the light bulb », The Washington Post Magazine, , p. 16 :
- « Pour le plus grand dégoût de ses collègues, Shockley devint adepte (à la fois dans ses écrits et les interviews qu'il donnait) de la théorie de l'infériorité génétique des noirs. Il proposait de payer les individus de QI faible ou porteurs de maladies génétiques afin de les inciter à se faire stériliser. »
- (en) Meilan Solly, « DNA Pioneer James Watson Loses Honorary Titles Over Racist Comments », Smithsonian Magazine, (consulté le ).
- « James watson, prix nobel de médecine. "Les Noirs sont moins intelligents que les Blancs" », Courrier international, .
- (en) Nikolaas Tinbergen et E.A. Tinbergen, Autistic children : New hope for a cure, London, George Allen and Unwin, (ISBN 978-0041570106).
- (en) Brian Josephson, « Scientists' unethical use of media for propaganda purposes », université de Cambridge.
-
- (en) Alison George, « Lone voices special: Take nobody's word for it », New Scientist, , p. 56.
- (en) Brian Josephson, « Letters: Molecule memories », New Scientist, .
- (en) Brian Josephson, « Molecular memory », The Independent, .
- (en) Dana Ullman, The Homeopathic Revolution : Why Famous People and Cultural Heroes Choose Homeopathy, Berkeley, North Atlantic Books, (ISBN 978-1-55643-671-0, lire en ligne), p. 130.
- Hervé Morin, « Mort de Kary Mullis, prix Nobel de chimie 1993 », Le Monde, (consulté le ).
- Pierre Barthélémy, « Les négationnistes du sida repassent à l'attaque », Le Monde, (consulté le ).
- Jonathan Parienté, « Le professeur Montagnier et la « mémoire de l'eau » », Le Monde, (consulté le ).
- William Audureau, « Le coronavirus, fabriqué à partir du virus du sida ? La thèse très contestée du professeur Montagnier », Le Monde, (consulté le ).
Voir aussi
Bibliographie
- (en) Eleftherios P. Diamandis, « Nobelitis : A common disease among Nobel laureates? », Clinical Chemistry and Laboratory Medicine, De Gruyter, vol. 51, no 8, , p. 1573–1574 (PMID 23729580, DOI 10.1515/cclm-2013-0273, S2CID 37703125).
- (en) Paul A. Offit, chap. 7 « Nobel Prize Disease », dans Pandora's Lab: Seven Stories of Science Gone Wrong, Washington, National Geographic, , 287 p. (ISBN 978-1-4262-1798-2), p. 191–212 [lire en ligne].
- (en) Scott O. Lilienfeld (en), Candice Basterfield, Shauna M. Bowes et Thomas H. Costello, chap. 2 « Nobelists Gone Wild : Case Studies in the Domain Specificity of Critical Thinking », dans Robert J. Sternberg (dir.) et Diane F. Halpern (dir.), Critical Thinking in Psychology, Cambridge et New York, Cambridge University Press, , 2e éd. (ISBN 978-1-108-49715-2, DOI 10.1017/9781108684354.003), p. 10–38.
- (en) Candice Basterfield, Scott O. Lilienfeld (en), Shauna M. Bowes et Thomas H. Costello, « The Nobel Disease : When Intelligence Fails to Protect against Irrationality », Skeptical Inquirer, vol. 44, no 3, (lire en ligne).