Réensauvagement
Le réensauvagement peut désigner, d'une part la réimplantation d'espèces animales (le plus souvent de grande taille) disparues depuis plusieurs siècles ou millénaires, d'autre part simplement l'absence d'intervention humaine, dans une région donnée.
Dans le premier cas elle se distingue de la « simple » réintroduction d'espèces car elle vise à recréer un écosystème disparu depuis longtemps (et sur lequel les données scientifiques sont assez fragmentaires malgré les progrès de la paléontologie) ; l'idée directrice est de reconstituer les écosystèmes préhistoriques au moyen de la réimplantation de formes proches (ou réputées telles) des espèces éteintes (en termes de phylogénie ou d'exigences écologiques).
Ces projets sont financièrement et techniquement difficiles à réaliser (les grandes espèces ne peuvent être réintroduites que dans des pays où l'espace est suffisant et la pression humaine faible), ils peuvent sembler utopiques ou fantaisistes ; toutefois, certains cas (parfois involontaires) ont démontré qu'une espèce pouvait bien s'adapter à un milieu d'où elle avait disparu depuis des millénaires, qu'elle ait été introduite volontairement ou de manière fortuite (par exemple, les chevaux en Amérique du Nord, disparus au début de l'Holocène mais revenus avec succès depuis le XVIe siècle), de sorte que le projet n'est peut-être pas aussi farfelu qu'il y paraît.
Dans le second cas où l'absence d'intervention humaine est recherchée, toutes les activités perturbatrices pour la nature sont interdites et il n’y a pas d’intervention de gestion sur le site : seules la balade sur les sentiers définis et l'observation sont autorisées. La difficulté consiste alors à s'approprier financièrement le terrain (par une association indépendante notamment) et à faire respecter les règles associées à cette protection[1].
Le réensauvagement peut également être défini comme une renaturation à grande échelle.
Genèse
La notion de réensauvagement est apparue à la suite des découvertes paléontologiques, et notamment de la preuve d'une extinction massive de grands animaux au début de l'Holocène (particulièrement forte dans les Amériques et en Australie mais constatée aussi sur les autres continents), qui aurait bouleversé les écosystèmes.
Les hypothèses sont encore incertaines : une chasse excessive, un changement climatique brutal, des maladies, ou peut-être une conjonction de ces trois facteurs auraient pu occasionner cette catastrophe écologique.
Selon certains, ces extinctions seraient suspectées d'avoir réduit la biodiversité végétale et animale tout entière, les grands animaux ayant une influence capitale par leur action sur l'écosystème.
À l'heure où de nombreuses grandes espèces (éléphants, rhinocéros, grands félins…) qui ont survécu jusqu'ici sont de nouveau menacées d'extinction (notamment en Afrique et en Asie du Sud, où elles avaient longtemps été préservées mais sont désormais en danger du fait de la surpopulation et souvent de l'instabilité politique), l'idée est venue de réintroduire certaines d'entre elles (du moins celles qui parviendraient à s'adapter aux climats, à l'espace et à la nourriture disponible) dans des parties du monde où la présence humaine est restée faible : Ouest américain, Sibérie, Patagonie, Afrique du Sud…
Ce projet a été proposé par le zoologue américain Josh Donlan en 2005, dans la revue Nature[2].
Selon une étude publiée en 2018 dans la revue scientifique « Nature » par des chercheurs de l'université du Queensland (Australie), 3,3 millions de kilomètres carrés, soit la surface de l'Inde, ont perdu leur caractère sauvage entre 1993 et 2009. Les espaces sauvages ne représentent plus que 23 % de la surface terrestre (hors Antarctique) contre 85 % il y a un siècle[3].
Projets
Aux États-Unis
Les États-Unis sont un des pays où l'extinction des grands animaux (mammifères le plus souvent) est la mieux documentée ; c'est dans ce pays que le projet est apparu, et a partiellement été enclenché.
Plusieurs espèces ont de ce fait été réintroduites :
- le cheval : la famille des chevaux était d'origine nord-américaine, mais elle s'est éteinte de ce continent alors qu'elle se répandait en Eurasie et en Afrique. En débarquant sur le continent américain, les conquistadors réintroduisirent sans le savoir l'espèce sur un continent où elle était éteinte depuis des millénaires. Les chevaux échappés des élevages, dits mustangs, sont revenus dans les plaines et déserts du continent ; alors qu'ils sont considérés comme des nuisibles par certains, ils ont acquis une popularité certaine (notamment véhiculée par les westerns), et leur présence est encouragée dans certaines réserves ; la popularisation de l'idée du « réensauvagement » a remis ces animaux au goût du jour ;
- les chameaux et dromadaires : ces animaux sont aussi apparus en Amérique du Nord : ils ont connu le même sort que les chevaux. Ils ont localement été réintroduits, parfois dans ce cadre ;
- la tortue du Mexique : elle vivait dans le Sud-Ouest des États-Unis jusqu'à −10 000 ans, elle subsiste dans le centre du Mexique où elle est classée comme espèce vulnérable par l'UICN (bien que ses effectifs progressent grâce aux mesures de protection). Elle présente la particularité de creuser de grands terriers, qui accueillent une riche faune de mammifères et de reptiles, et a été repérée comme une « espèce parapluie » par les écologistes. 26 spécimens ont été réintroduits en 2006 dans le ranch que le milliardaire Ted Turner a consacré à la conservation d'espèces menacées, et d'autres réintroductions seraient envisagées. Ces mesures pourraient utilement consolider la population de l'espèce (bien que sa protection au Mexique reste prioritaire).
La réintroduction d'autres espèces (souvent de grands prédateurs) est plus controversée, en raison de la cohabitation avec l'homme, le bétail voire les animaux sauvages déjà existants (bisons, cervidés etc.). Ont notamment été évoquées les espèces suivantes :
- l'éléphant d'Asie ;
- le lion d'Afrique ;
- le guépard (un félin d'aspect proche existait en Amérique du Nord jusqu'au Pléistocène supérieur ; il aurait évolué de manière convergente avec les guépards d'Afrique et d'Asie sans leur être apparenté, de même que ses proies : le Pronghorn est la « gazelle » de l'Amérique);
- le jaguar.
D'autres espèces (le plus souvent menacées d'extinction dans leur environnement d'origine) ont été évoquées, sans susciter autant de controverses que les précédentes (mais leur introduction est très hypothétique pour l'heure) :
- le cheval de Przewalski ;
- le guanaco ;
- la vigogne ;
- le tapir laineux ;
- le tapir de Baird ;
- l'onagre ;
- la saïga.
Enfin, certaines autres espèces font encore partie de la faune locale, leur statut de conservation est variable selon les espèces et les secteurs géographiques :
- l'ours noir américain ;
- le grizzly ;
- le loup gris ;
- le bœuf musqué ;
- le puma ;
- le coyote ;
- le pécari à collier ;
- le bison d'Amérique.
Le projet American Prairie Reserve vise à faire vivre des troupeaux de bisons dans un écosystème de prairie.
En dehors de ces projets, diverses espèces de grands mammifères ont d'ores et déjà été introduits dans de grands domaines du Sud-Ouest des États-Unis. L'intérêt écologique et génétique de ces animaux, qui vivent librement n'a pour l'instant pas réellement été évalué.
En Russie
La Sibérie orientale accueille aussi un grand projet de réensauvagement, dit parc du Pléistocène, associé à une station scientifique et lancé par le scientifique Sergueï Zimov, son fils et d'autres scientifiques en Yakoutie.
Plusieurs espèces (appartenant le plus souvent à l'actuelle faune russe, mais autrefois présentes dans presque toute l'Europe et tout le nord de l'Eurasie) ont été introduites dans une réserve de 160 kilomètres carrés (soit 16 000 hectare) :
- le renne ;
- l'élan ;
- le bœuf musqué ;
- le cheval semi-sauvage yakoute ;
- le bison d'Europe ;
- le yack ;
- vache de Kalmyk (Bétail venu du Wild Field)[4].
D'autres introductions sont en projet :
- la saïga (en danger critique) ;
- le tigre de Sibérie (en danger critique) ;
- le glouton ;
- le lynx ;
- le Léopard de l'Amour (quasiment éteint dans la nature) ;
- l'ours à collier ;
- l'ours brun ;
- l'ours kodiak ;
- le lion ;
- le cerf élaphe ;
- le bison d'Amérique ;
- le chameau de Bactriane
- la vigogne ;
- le lama.
- le mammouth laineux[5] (un projet de recréation du mammouth est en cours, à partir du génome séquencé sur les cadavres congelés trouvés en Sibérie)[6].
La liste semble composite mais elle est cohérente avec l'objectif de restaurer le biome des steppes à mammouth, et certaines de ces espèces ont eu des ancêtres ou parents proches vivant dans des climats froids aux temps préhistoriques (comme le Lion des cavernes qui a longtemps côtoyé le tigre à dent de sabre, disparu un peu plus tôt). Le lion doit assurer la fonction de grand prédateur, nécessaire pour la régulation et la santé des troupeaux d'herbivores.
Par ailleurs, les Russes ont une expérience notable en zootechnie, ils avaient réussi l'introduction de nombreux ongulés en semi-liberté dans un certain nombre de réserves, comme celle d'Askanya Nova au temps de l'Union soviétique.
En Europe
L'Europe ne dispose pas d'espaces sauvages de grande taille comme les deux continents précédents, mais quelques réserves, comme celles d'Oostvaardersplassen aux Pays-Bas ou de Knepp en Angleterre sont parcourues par de grands ongulés, cousins d'espèces éteintes : le Mouflon, le Bison d'Europe (qui subsiste à l'état sauvage en Pologne et en ex-URSS), l'Aurochs de Heck, le Tarpan, voire le Cheval de Przewalski.
L'on y trouve aussi des races rustiques d'animaux domestiques (bovins, moutons, porcins…) très proches des races élevées depuis le Néolithique.
Mais il ne s'agit pas là de « reconstituer » la faune préhistorique, plutôt de permettre l'entretien de certains écosystèmes à peu de frais et sans contraintes majeures, dans des espaces depuis longtemps modifiés par l'homme (dans le cadre des civilisations agro-pastorales traditionnelles) ; toutefois, le cas du Cheval de Przewalski est un peu particulier puisqu'il s'agit d'un essai destiné à acclimater les animaux (élevés en zoo depuis des décennies) à des conditions de vie de type « sauvage » en prévision de leur réintroduction en Mongolie, Sibérie et Chine du Nord (en cours).
En France, l'ASPAS est engagée dans la démarche de libre évolution pour permettre un réensauvagement naturel[7]. Elle a par exemple acheté en un ancien terrain de chasse privé de 490 hectares à Léoncel dans la Drôme pour le rendre intégralement à la nature[3] en créant la Réserve de Vie Sauvage du Vercors.
À l'échelle européenne, l'organisation Rewilding Europe vise à coordonner les projets de réensauvagement dans les différents pays européens et affirme réensauvager à ce jour plusieurs milliers d'hectares voués initialement à une forte déprise agricole.
En Amérique du Sud
Le Brésil et l'Argentine sont de bons candidats potentiels pour accueillir une telle expérience : ils comprennent de vastes plaines, une grande diversité climatique (du climat équatorial au climat subpolaire), et… la faune de grands mammifères sauvages y est étonnamment limitée depuis l'extinction des Megatherium, Glyptodon et autres Smilodon, de telle sorte que plusieurs niches écologiques seraient a priori vacantes.
Au Japon
Dans les temps préhistoriques, l'île japonaise de Hokkaidō accueillait des tigres, qui ont disparu à la fin de la dernière glaciation (mais ont survécu dans l'Extrême-Orient russe, en Corée et en Chine). La réintroduction du tigre au Japon que certains envisagent s'inscrirait dans cette optique, mais aussi dans une stratégie de préservation du Tigre de Sibérie, animal menacé d'extinction, dans un environnement proche de celui qu'il occupe encore sur le continent.
En Australie
Avec sa faune unique au monde (composée pour l'essentiel de marsupiaux), et les effets catastrophiques des introductions, volontaires ou accidentelles, d'animaux exogènes (renard, chat, lapin, dromadaire, etc.), l'Australie ne semble pas une terre d'élection pour les opérations de « réensauvagement ».
Toutefois, quelques biologistes défendent des projets de réensauvagement « à la marge », pour pallier la disparition de certaines espèces qui parcouraient jadis ce continent. Pour ce faire, il est nécessaire que des formes voisines existent encore sur Terre, ce qui n'est pas le cas pour beaucoup de représentants disparus de la mégafaune australienne (wombat géant, lion marsupial…).
Une exception est le Dragon de Komodo, qui vit dans quelques îles indonésiennes. Le biologiste australien Tim Flannery a suggéré que l'écosystème australien pourrait bénéficier de l'introduction de dragons de Komodo, qui pourrait occuper en partie le grand créneau carnivore laissé vacant par l'extinction du varanidé géant Megalania. Toutefois, Flannery plaide pour la plus grande prudence et une extension progressive de ces expériences, en particulier car « le problème de la prédation des grands varanidés sur l'homme ne doit pas être sous-estimé ». Il se sert de l'exemple de la réussite de la coexistence des hommes avec les crocodiles d'eau salée au nord de l'Australie comme preuve que les Australiens peuvent s'adapter avec succès à une telle expérience.
Voir aussi l'article suivant : Dragon de Komodo.
Justifications
Selon leurs promoteurs, les projets de « réensauvagement » auraient plusieurs avantages, primant sur leurs coûts ou inconvénients :
- favoriser le retour d'espèces et d'écosystèmes (voire de biome) encore florissants il y a quelques dizaines de milliers d'années, mais ayant régressé depuis, par exemple à la suite de l'extinction de grands herbivores qui contrôlaient les boisements, de carnivores qui contrôlaient les herbivores et autres proies, de grands animaux qui disséminaient des graines ou piétinaient la neige, etc. [8] ;
- limiter les feux de forêts[8].,
- limiter la prolifération d'animaux et de plantes envahissants (car dépourvus de prédateur et/ou de concurrence)
- limiter le réchauffement local de l'atmosphère (en restaurant une albédo 'normale')[8] ; et/ou limiter le réchauffement et la fonte du pergélisol (grâce au compactage et percement du manteau neigeux hivernal isolant)[9] ; ils ont aussi contribué à un stockage dans les sols, en amplifiant même les variations climatiques glaciaires-interglaciaires)[9],[10],[11] ;
- protéger des espèces souvent menacés ailleurs par la chasse, le braconnage, leur surexploitation, la fragmentation ou la destruction de leur habitat et/ou par le réchauffement climatique ;
- parfois, favoriser le développement de régions économiquement déprimées (comme le Midwest américain) via l'écotourisme.
Limites ou controverses
Les points suivants sont parfois cités :
- Souvent, les espèces proposées pour la réintroduction ne correspondent pas exactement aux espèces éteintes : le « réensauvagement » aboutirait à introduire des espèces disparates, qui n'ont jamais vécu ensemble, parfois exotiques ; il ne s'agirait que d'une sorte de zoo excentrique ; les espèces menacées devraient prioritairement être protégées là où elles vivent encore ; réciproquement, sauver des espèces autochtones devrait passer avant l'introduction d'animaux d'autres continents.
- le réensauvagement est souvent basé sur l'introduction de grands animaux : les petites espèces de mammifères, d'oiseaux et de reptiles, les amphibiens, les poissons, sans parler des insectes et autres invertébrés ou les plantes, dont les restes fossiles sont peu connus, et qui ne fascinent pas souvent les foules, ne sont pas ou peu pris en compte ;
- les organismes introduits pourraient apporter des maladies néfastes pour la faune locale, et causer des déprédations indésirables sur les animaux et les plantes qui n'y seraient pas adaptées ;
- ils pourraient aussi cohabiter difficilement avec l'homme, ses cultures et son bétail : sans surprise, c'est le cas des espèces carnivores qui est le plus controversé (de même que celui de l'ours et du loup, pourtant bien présents et communs jusqu'à une époque récente) ;
Notes et références
- GoodPlanet, « Des réserves de vie sauvage privées pour protéger la nature en France », sur Magazine GoodPlanet Info, (consulté le )
- Josh Donlan, Re-wilding North America, Nature, Vol.436, 18 August 2005, p. 913-914.
- Pourquoi il faut réensauvager la planète, Les Échos, 2 décembre 2019.
- Espèces menacées : Les bisons de retour en Sibérie, Le Courrier de la Nature, no 233, mai-juin 2007, p. 15.
- « Pleistocene Park », sur pleistocenepark.ru (consulté le )
- « Le mammouth laineux pourrait bien ressusciter d'entre les morts », sur https://www.lexpress.fr/ (consulté le )
- Le crowdfunding pour réensauvager le monde, l'info durable, Emmanuelle Vibert, 6 novembre 2018
- (en) Sergey A. Zimov, « Pleistocene Park: return of the mammoth's ecosystem », Science, vol. 308, no 5723, , p. 796-798 (ISSN 0036-8075, e-ISSN 1095-9203, PMID 15879196, DOI 10.1126/science.1113442, lire en ligne).
- (en) S.A. Zimov, N.S. Zimov, A.N. Tikhonov et F.S. Chapin, « Mammoth steppe: a high-productivity phenomenon », Quaternary Science Reviews, vol. 57, , p. 26–45 (DOI 10.1016/j.quascirev.2012.10.005, lire en ligne, consulté le )
- Beer, C., Zimov, N., Olofsson, J., Porada, P., Zimov, S. (2020) Protection of Permafrost Soils from Thawing by Increasing Herbivore Density ; Scientific Reports ;, 2020, 10(1), 4170
- Macias-Fauria, M., Jepson, P., Zimov, N., Malhi, Y. (2020) Pleistocene Arctic megafaunal ecological engineering as a natural climate solution? ; Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciencesthis, 375(1794), 20190122
Voir aussi
Bibliographie
- Béatrice Kremer-Cochet et Gilbert Cochet, L'Europe réensauvagée : Vers un nouveau monde, Arles, Actes Sud, , 336 p., 11.50 x 21.70 cm (ISBN 978-2-330-13262-0, présentation en ligne)
- Gilbert Cochet et Stéphane Durand, Ré-ensauvageons la France : Plaidoyer pour une nature sauvage et libre, Arles, Actes Sud, , 176 p., 11.50 x 21.70 cm (ISBN 978-2-330-09616-8, présentation en ligne)
Articles connexes
Liens externes
- Emanuelle Vibert, « Réensauvagement en Europe : ces territoires rendus à la nature », sur www.geo.fr (consulté le )
- Arte a publié un reportage « L’Europe à la reconquête de la biodiversité »
- (en) Rewilding Europe