Caciquisme

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Caricature de la revue républicaine La Flaca (1869-1876) dénonçant le caciquisme et la fraude électorale. On y voit le libéral Sagasta, juché sur l'entonoir du « suffrage universel », à la tête d’une cohorte de caciques et de membres des forces de l’ordre portant des urnes et poussant des brouettes de votes, suivis « conseils municipaux en conserve », de sicaires, paysans et ouvriers prisonniers, dont les derniers font « voter les morts ».

Le caciquisme est un réseau d’influences politiques exercées par des potentats locaux nommés « caciques » dans le but d’influencer les résultats électoraux, caractéristique de certaines sociétés de l’époque contemporaine dont la démocratisation est imparfaite[1],[2].

Dans l’historiographie, ainsi que dans la presse ou les milieux intellectuels de l’époque, le terme est particulièrement utilisé pour caractériser le fonctionnement politique de la Restauration des Bourbons en Espagne (1874-1923), en raison du très influent essai intitulé Oligarquía y caciquismo (« Oligarchie et Caciquisme ») de Joaquín Costa, publié en 1901[3]. Néanmoins, le caciquisme est également caractéristique de périodes antérieures du pays — notamment le règne d'Isabelle II[4] — et est aussi appliqué à d’autres configurations, par exemple au Portugal pendant la Monarchie constitutionnelle (1820-1910)[5] ou en Argentine[6] et au Mexique[7] vers la même période.

Concept du « cacique »[modifier | modifier le code]

Le terme espagnol de « cacique » — ensuite emprunté par différentes langues occidentales dont le français — est dérivé du mot arawak kassequa désignant le chef d'une tribu des Caraïbes[6].

Rapporté dès 1492 par Christophe Colomb, lors de son premier voyage en Amérique (es)[8],[9], les conquistadors l’utilisent et étendent son emploi au contexte de l’Amérique centrale et d’autres communautés indigènes auxquelles ils font face[6],[7], jusqu’aux souverains absolus des empires de la civilisation précolombienne[10].

Le concept de « cacique » se distingue alors de celui de « seigneur » (« señor »), issu du féodalisme, par son infériorité hiérarchique : les caciques constituent des intermédiaires privilégiés, ils sont les principaux interlocuteurs entre l’autorité des « maîtres » ou « seigneurs » — les conquistadors — et les populations que ces derniers prétendent juguler. On distingue les « bons caciques », qui collaborent docilement avec les encomenderos — autorités coloniales et ecclésiastiques —, des « mauvais caciques », qu’il faut soumettre ou écarter[11].

Depuis le XVIIIe siècle au moins, le terme acquiert un sens plus général de « personne puissante, qui jouit d’une influence par la crainte qu’il inspire dans une localité », appliqué au contexte péninsulaire. L’influence du cacique n’est pas limitée à la sphère politique mais s'étend à toutes les relations humaines. Ainsi, « cacique » finit par devenir un « concept atemporel et universel », applicable à tout groupe humain et dans toute sorte de contextes, en référence à des « […] relations de pouvoir et d’influence entre [personnes] inégales qui comportent patronages et clientélismes, paternalismes et dépendances, et, par suite, faveurs et châtiments, remerciements et malédictions »[11]. Le « bon cacique » devient alors la figure protectrice, celui qui prodigue ses faveurs, et s’oppose au « mauvais cacique », celui qui réprime, exclut ou est source de privations[12].

Présentation et fonctionnement[modifier | modifier le code]

Carte du caciquisme en Espagne, caricature de Joaquín Moya publiée dans l’Almanaque de Gedeón en 1897.

Durant la Restauration, le terme de « cacique » désigne une personnalité influente dans une zone déterminée. La fonction du cacique est officieuse, mais il jouit d’un immense pouvoir : « Rien ne se fait sans son accord, encore moins contre lui. En cas de conflit avec le représentant du pouvoir central — le gouverneur civil —, c'est le cacique qui a le dernier mot […] »[13]. Il tient la population locale sous sa coupe et peut facilement décider du sort d’une élection, d’autant que les votes ne se font pas à bulletin secret — l’Espagne n’étant pas une exception en la matière —[14].

Les caciques sont organisés sous la forme d’un vaste réseau informel hiérarchisé — le cacique local est subordonné au cacique de district, qui reçoit lui-même les instructions du gouverneur civil de la province[1] —[15].

Ils constituent les intermédiaires, les chaînons manquants entre un État déficient et ses administrés qui en sont éloignés — tant physiquement que symboliquement —[13],[16].

Selon Raymond Carr, le caciquisme peut être vu comme le produit de l'imposition d'institutions formellement démocratiques sur une économie sous-développée — une « société anémique », dans les mots de José Ortega y Gasset —[17]. Il est rendu possible par la centralisation du système de la Restauration, dans lequel les administrations locales — municipale et provinciale — sont totalement manipulées par le pouvoir central[18], et par la politisation du corps judiciaire[19]. Pour assurer le fonctionnement de ce système, « toute confrontation électorale était généralement précédée par un changement massif des maires et juges locaux »[20].

Les caciques — comme les hommes politiques de la même époque — sont rarement des individus corrompus à titre personnel — ils ne cherchent généralement pas à s’enrichir personnellement par la corruption —, la corruption réside davantage dans les structures du système, où l’État et ses ressources se trouvent mis au service d’une oligarchie et dont le cacique constitue un rouage essentiel[17].

L’instauration du suffrage universel en 1890, loin d’amener une démocratisation du système, augmente en réalité considérablement les pratiques caciquistes[21][22].

Les partis dynastiques, qui doivent leur maintien au pouvoir à cette corruption institutionnalisée, renoncent à réformer en profondeur le système municipal — en dépit de 20 projets de réforme du gouvernement local présentés entre 1882 et 1923[23] —. La critique des abus des réseaux d’influence est limitée aux groupes politiques exclus du turno : dans un premier temps conservateurs de Silvela, républicains et socialistes[24], puis les régionalistes catalans[25].

Une anecdote illustre le fonctionnement du caciquisme et la confiscation du pouvoir par les deux partis dynastiques. Vers la fin du XIXe siècle, le cacique de Motril, dans la province de Grenade, déclara au casino local, après avoir pris connaissance des résultats d’une élection[26] :

« Nous, les libéraux, étions convaincus que nous gagnerions les élections. Cependant, Dieu en a voulu autrement. — Longue pause — À ce qu'il paraît, ce sont nous, les conservateurs, qui avons gagné les élections. »

L’influence du cacique — sa « clientèle » — repose sur sa faculté à disposer de ressources variées — économiques, administratives, fiscales, académiques, médicales… — dont il use, sur la base d’arrangements pour ceux qui le servent, et de pressions, menaces ou chantages pour les autres : le cacique peut créer ou supprimer des emplois, fermer ou ouvrir un commerce, manipuler la Justice et l’administration locales, obtient les exemptions des obligations militaires, détourne certaines taxes au bénéfice de politiciens locaux[18], permet discrètement des achats de biens de première nécessité sans l'acquittement des consumos[27], il aide aux démarches administratives, permet la création de nouvelles infrastructures comme des routes ou des écoles[16], il prête de l'argent — « le sien […] ou celui de l’État; il n’est jamais pressé de se faire rembourser : sa générosité lui vaut la reconnaissances des humbles qui ne feront rien sans le consulter et qui, bien entendu, voteront selon ses instructions »[13] —, etc.

C’est le cacique qui organise la fraude électorale — le pucherazo (es) — : le « bourrage » d’urne, voire le remplacement pur et simple de ces dernières[28], le « vote des morts », etc. sont monnaie courante[1].

Grâce au cacique Alejandro Pidal y Mon et son fils Pedro (es), les Asturies disposent au début du XXe siècle d’un réseau routier « véritablement luxueux »[17]. De même, c’est à Juan de la Cierva y Peñafiel que l’Université de Murcie doit sa création en 1914[17].

Histoire[modifier | modifier le code]

Faune nationale : Don Cacique, caricature d’Exoristo Salmerón « Tito » (es) publiée dans la revue El Gran Bufón en 1912.

En Espagne les pratiques caciquistes existent depuis les années 1840 au moins — régime libéral du règne d’Isabelle II —, mais elles deviennent un maillon véritablement essentiel au cours de la Restauration Bourbonienne, en permettant de « fabriquer » les élections à la guise du pouvoir central en cas d’alternance politique entre le parti conservateur et le parti libéral — les « partis dynastiques » —[29],[30].

Selon l’historienne Pamela Radcliff, « l’apparition du caciquisme fut […] un produit moderne de la révolution libérale, un mécanisme qui surgit pour articuler le nouvel État à l'intérieur de la dynamique particulière local / central de l’Espagne du XIXe siècle. De même que les pronunciamientos et l’intervention militaire, le caciquisme fut un autre canal à travers duquel fonctionna l'État libéral, pas la preuve principale de son échec »[31].

C’est surtout dans les zones rurales que le caciquisme a un protagonisme important ; il le maintiendra jusqu’aux tout derniers temps du régime. Si le système caciquiste est dénoncé par les partisans de la réforme du système et est largement réprouvé dans l'opinion publique et les grandes villes, ces critiques ont peu de poids dans la plus grande partie du pays et sont « tolérées par les pauvres locaux : dans une petite ville peu nombreuses étaient les familles qui n’avaient pas un membre à l’intérieur du système »[24]. En définitive, le caciquisme est possible grâce à l’indifférence que ses pratiques suscitent chez le plus grand nombre et l’absence de mobilisation effective d’une grande partie de l’électorat[32].

À partir du XXe siècle, le système se fragilise et finit par reposer uniquement sur les régions rurales économiquement sous-développées. Les taux de participation y sont très élevés, ce qui ne peut s’expliquer que par la manipulation massive des votes. Au contraire, dans les grands centres urbains, la participation est habituellement basse et les partis dynastiques sont considérablement affaiblis — dès le début du siècle, ils disparaissent du panorama politique à Barcelone, puis à Valence —[33],[34].

Bien que des éléments caractéristiques du caciquisme aient perduré jusque dans les années 1940 dans la vie politique nationale, c'est au cours du règne d'Alphonse XIII que le système a commencé à être remis en question. Il fallut attendre 1931 pour voir se dérouler une authentique démocratisation du régime politique.[réf. nécessaire]

Termes liés[modifier | modifier le code]

En Espagne, la presse de l’époque parle également de « caudillisme » (caudillismo ou caudillaje) comme synonyme de « caciquisme », et désigne les caciques comme des « caudillos »[6].

Un autre mot dérivé de « cacique » est « cacicada » qui signifie « injustice, action arbitraire [d’un cacique] »[35],[36].

Utilisations contemporaines[modifier | modifier le code]

Iselín Santos Ovejero (en), footballeur argentin surnommé el cacique del área.

Dans le milieu du football, le défenseur argentin Iselín Santos Ovejero (en) a été surnommé en espagnol el cacique del área (« le cacique de la surface de réparation »)[12].

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. a b et c (ca) Caciquisme dans la Gran Enciclopèdia Catalana
  2. (en) Entrée « Caciquism » de l´Encyclopædia Britannica.
  3. « […] la existencia del caciquismo no comenzó en tiempos regeneracionistas, pero fue entonces cuando se acuñó com uno de los varios "males de la patria" que aquejaban a la España intersecular […]. […] este binomio [oligarquía y caciquismo] de Costa, convertido en título de libros y manuales de historia, sigue siendo, más de un siglo después, el más utilizado para caracterizar la etapa restauracionista. […] El hecho […] de poner el acento de olarquía y caciquismo exclusivamente en la época de la Restauración (1875-1923) ha dado pie en la historiografía española a una compartimentación en periodos que dificulta ver líneas de continuidad en lo esencial y entorpece notablement la comprensión de las largas trayectorias. » (Romero Salvador 2021, p. 9, 21-22)
  4. « […] contraponemos términos que no son excluyentes. Lo que se contrapone a militarismo no son oligarquía y caciquismo, sino civilismo […]. Un régimen militarista puede ser también oligárquico y caciquil. De hecho, el régimen isabelino [lo] fue […] caciquil por práctica, dado que casi la totalidad de las veintidós elecciones celebradas las ganó el partido que las convocaba. » (Romero Salvador 2021, p. 24-25)
  5. Tavares de Almeida 1991.
  6. a b c et d Juan pro (trad. de l'espagnol par Stéphane Michonneau), « Figure du cacique, figure du caudillo : les langages de la construction nationale en Espagne et en Argentine, 1808-1930 », Genèses, no 62,‎ , p. 27-48 (lire en ligne, consulté le )
  7. a et b (es) Lorenzo Meyer (es), « Los caciques: Ayer, hoy ¿y mañana? », Letras Libres,‎ (lire en ligne, consulté le )
  8. Informations lexicographiques et étymologiques de « cacique » dans le Trésor de la langue française informatisé, sur le site du Centre national de ressources textuelles et lexicales
  9. (es) Joan Coromines, Diccionario crítico etimológico castellano e hispánico
  10. Romero Salvador 2021, p. 17-32.
  11. a et b Romero Salvador 2021, p. 18-19.
  12. a et b Romero Salvador 2021, p. 19.
  13. a b et c Pérez 1996, p. 613
  14. Radcliff 2018, p. 146
  15. « [el cacique] era el hombre que podía entregar los votos, tanto si se trataba de una sola provincia como los de una gran ciudad o los de un pequeño municipio. […] había toda una jerarquía de caciques, cada uno con su zona de influencia. » (Carr 2001, p. 32).
  16. a et b Elizalde Pérez-Grueso et Buldain Jaca 2011, p. 386
  17. a b c et d Carr 2001, p. 35.
  18. a et b Carr 2003, p. 357.
  19. « Si España hubiera poseído el cuerpo judicial independiente de Inglaterra o el sensato código de derecho administrative de Francia, el caciquismo no habría florecido. » (Carr 2003, p. 359).
  20. Carr 2001, p. 32.
  21. Suárez Cortina 2006, p. 130-131.
  22. Dardé 1996, p. 84.
  23. Carr 2003, p. 361.
  24. a et b Carr 2003, p. 358
  25. Carr 2003, p. 362.
  26. (es) Paul Preston, La Guerra Civil Española : reacción, revolución y venganza, Penguin Random House Grupo Editorial (es), (lire en ligne).
  27. Impôt indirect sur la consommation (Carr 2003, p. 357).
  28. Martorell Linares et Juliá 2019, p. 128.
  29. Radcliff 2018, p. 146-147
  30. Carr 2003, p. 353-354.
  31. Radcliff 2018, p. 98
  32. Varela Ortega 2001, p. 501, 528.
  33. Carr 2001, p. 33.
  34. Cucó 1979, p. 69.
  35. (es) Entrée « cacicada » du Diccionario de la lengua española, Real Academia Española
  36. Romero Salvador 2021, p. 20.

Annexes[modifier | modifier le code]

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Bibliographie[modifier | modifier le code]

Articles connexes[modifier | modifier le code]

Liens externes[modifier | modifier le code]