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Brouteurs (christianisme)

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Paul de Thèbes dans Le Premier hermite, de José de Ribera, Musée du Prado, Madrid (1640)

Les brouteurs ou boskoi (en grec βοσκοί, romanisé boskoí) sont une catégorie d'ermites et d'anachorètes, hommes et femmes, du christianisme, qui se développe dans le premier millénaire de l'ère chrétienne, principalement dans l'Orient chrétien, en Syrie, Palestine, dans le Pont, la Mésopotamie et l'Égypte. La majorité d'entre eux se situe cependant en Palestine et en Syrie.

Ils tirent leur nom de leurs pratiques, qui consistent à ne se nourrir que de plantes crues, souvent à quatre pattes et à vivre de manière sauvage, « parmi les bêtes ». Ils sont habillés de vêtements exclusivement confectionnés de feuilles et de végétaux, ou tout simplement complètement nus. De plus, ils ne cultivent pas de plantes et n'utilisent pas de feu.

Les brouteurs figurent peut-être parmi les inspirateurs du genre de l'homme sauvage, une figure légendaire d'Europe au Moyen Âge tardif.

Étymologie

Icône orthodoxe de style russe de Sainte Marie d'Égypte, entourée de scènes de sa vie (XVIIe siècle, Bely Gorod).

Leur nom est issu du verbe grec βόσκω, romanisé boskô, qui signifie « paître, brouter »[1]. L'ambivalence du terme, qui signifie à la fois « ceux qui font paître » et « ceux qui broutent » est la même dans le terme syriaque correspondant[2].

Fondements théologiques

Les brouteurs semblent se fonder sur divers versets bibliques pour se lancer dans cette vie érémitique particulière. Tout d'abord, ils veulent ressembler à Jean le Baptiste[3], que le Nouveau Testament, et particulièrement l'Évangile selon Matthieu présente de la sorte[4] :

« Or Jean lui-même avait son vêtement fait de poil de chameau, et une ceinture de cuir autour de ses reins, et sa nourriture était des sauterelles et du miel sauvage. »

La figure de David est aussi invoquée à travers les Psaumes, et certains d'entre eux citent le Psaume 102 de la Septante[5]. Ainsi, ce psaume est invoqué dans l'épitaphe de Paul de Thèbes, l'un des plus célèbres brouteurs, qui déclare[6] :

« Nos jours, mortels, sont comme l’herbe des prés, dit le prophète David. Il convient donc que nous mangions de l’herbe et que nous en portions des vêtements pendant toute notre vie. »

Paul l'Ermite, par José de Ribera, Musée du Prado, Madrid (1644).

De manière plus générale, il s'agit pour les brouteurs de retrouver l'état adamique, c'est à dire la condition d'Adam et d'Ève avant la Chute, où l'homme aurait été végétarien, nu et vivant parmi les animaux[3],[7],[8], ce qui pousse les auteurs chrétiens à considérer que généralement, les bêtes sauvages vivaient en paix avec les brouteurs, car ils auraient vécu la vie d'Adam sur terre[8]. Un passage de la Genèse aurait pu les pousser à assumer la nudité[7],[8],[9] :

« Ils étaient nus tous deux : Adam et sa femme ; et ils n'en avaient point honte. »

Certains chercheurs pensent cependant que la nudité des brouteurs n'est pas à relier tant à l'état adamique, et est davantage en lien avec un rejet général de la société et de ses normes morales[8]. Dans les fondements théologiques qui sous-tendent ce choix de vie, on trouve aussi l'attente de la fin du monde, et l'espérance dans le salut des hommes, deux idées importantes dans le christianisme[8].

Histoire

Le monastère de Mar Saba, fondé par les disciples de Sabbas le Sanctifié, un moine ermite et brouteur palestinien.

Il semblerait que bien que la pratique puisse se trouver dans de nombreuses régions orientales, comme la Syrie, la Palestine, le Pont, la Mésopotamie, l'Égypte, les brouteurs soient majoritaires en Palestine[10] et en Syrie[11]. Leurs attestations dans la littérature chrétienne sont nombreuses, Jean Moschus, notamment, consacre un ouvrage, appelé Le Pré spirituel, aux moines palestiniens, où il mentionne de nombreux brouteurs, quinze en totalité, ce qui témoigne du fait que la pratique était fréquente dans la région[8],[10],[11],[12]. Jean Moschus mentionne la pratique plus de fois que toutes les autres occurrences de la littérature grecque réunies, ce qui tend à montrer que se vouer à cette vie jouissait d'une certaine popularité à son époque[12]. Ils sont aussi cités chez Sozomène, Évagre le Scholastique, Théodoret, Éphrem le Syriaque et les Apophtegmes des Pères du désert[8],[10]. Dans un passage de Jean Moschus, une femme brouteuse vient trouver un homme brouteur, pour lui déclarer qu'elle mène la même vie que lui, un texte compris comme étant un témoignage que la pratique n'est pas exclusivement masculine[13],[14]. Sozomène les présente de la sorte[15],[16],[17] :

« Lorsqu'ils commencent cette philosophie, ils sont appelés les boskoi [brouteurs], car ils n'ont pas de maisons, ne mangent ni pain ni viande et ne boivent pas de vin, mais habitent constamment dans les montagnes, louant continuellement Dieu par des prières et des hymnes conformément aux lois de l'Église. Aux heures habituelles des repas, ils prennent chacun une faucille et errent dans les montagnes, se nourrissant de plantes sauvages comme s'ils sont en train de paître. C'est leur sorte de philosophie. »

L'historien Évagre le Scholastique, déclare, quant à lui[18] :

« D'autres ont inventé une manière de vivre différente, et qui, semble être au dessus de toute la force, et de toute la patience des hommes. Ils ont choisi un désert exposé aux ardeurs du Soleil pour l'habiter, et il y a des hommes et des femmes, qui y étant entrés presque nus, y méprisent durant toutes les saisons, ou la vigueur du froid, ou l'excès de la chaleur. Ils dédaignent d'user des aliments dont usent les autres hommes, et se contentent de brouter comme les bêtes. Ils ont même beaucoup de leurs façons extérieures. Car dès qu'ils voient un homme, ils s'enfuient, et s'il les poursuit, ils s'échappent avec une vitesse incroyable, et se cachent dans des lieux inaccessibles. »

Dans la Vie de Syméon d'Émèse, un texte hagiographique byzantin, le compagnon de Syméon, Jean, l'interroge pour savoir ce qu'ils mangeront. Syméon lui répond qu'ils mangeront ce dont se nourrissent les brouteurs[11],[15]. Sabas le Sanctifié aurait aussi été un brouteur, s'entourant d'autres brouteurs pour fonder sa communauté et consommant probablement des plants d'Asphodelus aestivus et des caroubes[11]. Parmi les saints byzantins adoptant ce style de vie, Cyrille de Scythopolis mentionne un certain Jean le Cilicien, qui aurait vécu soixante-dix ans en ne consommant que de l'herbe et des dattes, Jean de Lycopolis, ou Jacques de Nisibe[11].

Les chrétiens contemporains de ces pratiques érémitiques les voient avec une déférence importante et y sont généralement favorables, elles sont perçues comme saintes par la société byzantine[3],[8],[10], même si les autorités ecclésiastiques peuvent voir cette forme extrême d'érémitisme avec suspicion dans certains cas[12]. En relation avec la déférence dont ils sont l'objet, Macaire de Scété déclare à leur propos que lui, qui est encore vêtu et n'est pas nu, « n'est pas encore devenu moine »[8],[10].

Des pratiques variées mais proches

En fonction du lieu où ils vivent, les brouteurs adoptent des modes de vie légèrement différents[19]. Une partie d'entre eux est habillée de vêtements composés de feuilles et de végétaux[3], principalement du lin, avec une corde à la ceinture ; d'autres vivent complètement nus[19]. La plupart broutent de l'herbe à même le sol, à quatre pattes, mais ceux qui vivent en Égypte se nourrissent de plantes aquatiques dans la vase du Nil[19]. Ils vivent à la fois dans les plaines et les montagnes voire dans des grottes[17].

Il est supposé qu'une des principales sources de nourriture pour ceux qui pratiquent cette vie est de consommer des plants d'Asphodelus aestivus[2],[11]. La totalité d'entre eux refuse l'usage du feu pour cuire des aliments, le considérant comme une conséquence de la chute, mais certains font tout de même cuire des aliments en les posant sur des pierres pour les laisser exposés au soleil[11]. Il est de surcroît possible que certains d'entre eux se soient nourris de sauterelles, en se basant sur un passage du Lévitique autorisant leur consommation[11]. La plupart vivent seuls ou en petits groupes et tous semblent se déplacer à différentes périodes de l'année, car ils ne cultivent pas de nourriture, ce qui les oblige à adopter un mode de vie nomade[11]. Malgré leur vie sauvage, il semblerait qu'ils prennent leur repas à des heures régulières, suivant des modèles bibliques pour se nourrir à des heures précises[20].

D'autres ermites à la vie similaire résident directement dans les arbres, et sont appelés les dendrites[19].

Postérité

Il est possible qu'ils aient servi à inspirer, ou à donner naissance à certaines légendes relevant du genre de l'homme sauvage, qui se développe plus tard en Europe[6],[8].

Références

  1. « Bailly.app — dictionnaire grec-français en ligne », sur bailly.app (consulté le )
  2. a et b (it) R. Rubin, « The Melagria: On Anchorites and Edible Roots in Judaean Desert », Liber Annuus, vol. 52,‎ , p. 347–352 (ISSN 0081-8933 et 2507-0428, DOI 10.1484/J.LA.2.303559, lire en ligne, consulté le )
  3. a b c et d Vincent Déroche, « Quand l’ascèse devient péché : les excès dans le monachisme byzantin d’après les témoignages contemporains », Kentron. Revue pluridisciplinaire du monde antique, no 23,‎ , p. 167–178 (ISSN 0765-0590, DOI 10.4000/kentron.1752, lire en ligne, consulté le )
  4. « Nouveau Testament Grec, Evangile selon Matthieu, chapitre 3 », sur theotex.org (consulté le )
  5. « La Septante, Psaumes, chapitre 102 », sur theotex.org (consulté le )
  6. a et b Svetlana Tomekovic, « Chapitre I. L’aspect donné aux saints ermites et moines », dans Les saints ermites et moines dans la peinture murale byzantine, Éditions de la Sorbonne, coll. « Byzantina Sorbonensia », (ISBN 978-2-85944-842-4, lire en ligne), p. 21–55
  7. a et b « ASCÈSE & ASCÉTISME, L'ascèse chrétienne - Encyclopædia Universalis », sur www.universalis.fr (consulté le )
  8. a b c d e f g h i et j Bernard Meunier, « Le désert chrétien, avatar des utopies antiques ? », Kentron. Revue pluridisciplinaire du monde antique, no 26,‎ , p. 79–96 (ISSN 0765-0590, DOI 10.4000/kentron.1369, lire en ligne, consulté le )
  9. « La Septante, Genèse, chapitre 2 », sur theotex.org (consulté le )
  10. a b c d et e (en) Joseph Patrich, The Sabaite Heritage in the Orthodox Church from the Fifth Century to the Present, Peeters Publishers, (ISBN 978-90-429-0976-2, lire en ligne)
  11. a b c d e f g h et i Andrew Jotischky, A hermit's cookbook: monks, food and fasting in the Middle Ages, Continuum, (ISBN 978-0-8264-2393-1)
  12. a b et c John Wortley, An introduction to the Desert Fathers, Cambridge University Press, (ISBN 978-1-108-70372-7 et 978-1-108-48102-1)
  13. Johannes, Marie Joseph Rouët de Journel et Johannes, Le pré spirituel, Éd. du Cerf, coll. « Sources chrétiennes », (ISBN 978-2-204-08162-7)
  14. Brenda Llewellyn Ihssen, John Moschos' spiritual meadow, Ashgate, (ISBN 978-1-4094-3516-7)
  15. a et b Feast, fast or famine: food and drink in Byzantium, Brill, (ISBN 978-1-876503-18-5)
  16. Daniel Caner, « Wandering, begging monks: spiritual authority and the promotion of monasticism in late antiquity », University of California Press, University of California Press,‎ (ISBN 0520233247)
  17. a et b Peter Brown, « Asceticism: pagan and Christian », dans The Cambridge Ancient History, Cambridge University Press, (ISBN 978-1-139-05440-9, DOI 10.1017/chol9780521302005.021, lire en ligne), p. 601–631
  18. « Evagre : Histoire de l'Eglise : livre I. », sur remacle.org (consulté le )
  19. a b c et d Christine Darmagnac, « Le monachisme chrétien en Orient », Les Cahiers de l'Orient, vol. 111, no 3,‎ , p. 49 (ISSN 0767-6468 et 2552-0016, DOI 10.3917/lcdlo.111.0049, lire en ligne, consulté le )
  20. Marc Malevez, « Le jeûne chez l’ancien : les privations volontaires de nourriture chez les moines coptes de l’Antiquité tardive », Vigiliae Christianae, vol. 75, no 4,‎ , p. 375–388 (ISSN 1570-0720 et 0042-6032, DOI 10.1163/15700720-12341476, lire en ligne, consulté le )