Révolution de la crédibilité (économie)
La révolution de la crédibilité (en anglais : credibility revolution), appelée aussi le tournant empirique désigne l'amélioration de la fiabilité des tests empiriques en science économique depuis les années 1980[1] et 1990[2],[3].
Concept
[modifier | modifier le code]Définition
[modifier | modifier le code]L'expression de révolution de crédibilité est employée à l'origine par deux économistes, Joshua Angrist et Jörn-Steffen Pischke. Dans un article de 2010, ils soulignaient que grâce aux méthodes économétriques, et aux données qui sont aujourd'hui exploitables, l'économie est plus précise que par le passé, et peut fonder dans les faits ses intuitions[4].
La révolution de la crédibilité est définie comme un affermissement des conclusions des travaux de recherche en science économique sur la base d'une amélioration des protocoles de recherche et de l'accroissement des données traitables[5]. Cette révolution a permis à certains de parler de tournant empirique de l'économie[6],[7],[8],[9].
Manifestations
[modifier | modifier le code]Cette révolution s'incarne de trois manières dans la littérature scientifique en économie. Premièrement, sont devenues bien plus courantes les méthodes quasi-expérimentales ou expérimentales comme les différences-en-différence, des variables instrumentales, la régression sur discontinuité, des expériences naturelles, ou même des expériences randomisées[10]. Ces techniques permettent (en principe) de mieux distinguer corrélation et causalité que celles utilisées massivement auparavant, comme les régressions linéaires multiples ou les VAR[11].
Deuxièmement, cette révolution repose sur de meilleures pratiques statistiques, comme celle qui consiste à présenter plusieurs modèles pour réduire les risques de p-hacking. Cette pratique frauduleuse consiste à fouiller les données et à multiplier les tests jusqu'à trouver, par hasard, une corrélation significative. Troisièmement, cette évolution est facilitée par une augmentation de la disponibilité des données, permettant des tests sur des échantillons plus grands.
Cette révolution de crédibilité permet de rapprocher la science économique des sciences médicales, comme l'épidémiologie. De telles méthodes sont parfois également employées dans d'autres sciences sociales, comme la sociologie[12].
Indices de la réalité du phénomène
[modifier | modifier le code]Diminution des articles théoriques
[modifier | modifier le code]La révolution de crédibilité consiste en une augmentation de la part des articles économiques de nature empirique, c'est-à-dire des articles qui ne se consacrent pas ou pas seulement à la théorie économique. Une étude réalisée par Daniel S. Hamermesh en 2010 a passé en revue un échantillon d'articles académiques d'économie publiée entre 1963 et 2011. Elle montre que la part des articles purement théoriques est passée de 51% en 1963 à 20% en 2011[13].
En 2011, les 80 % restants se partagent en quatre groupes. 34 % des articles sont empiriques, avec une base de données montée spécifiquement pour les besoins de l'article ; 29,9% sont des articles empiriques avec des données empruntées ; 8,8 % des articles sont des articles théoriques avec une simulation au moins ; 8,2 % des articles, enfin, ne sont que des articles d'expérimentation[13].
Cela est en rupture radicale avec les articles des années 1960 : 50,7 % étaient théoriques, 8,7 % utilisaient des données montées pour l'occasion de l'article, 39,1 % des articles étaient empiriques avec des données empruntées, et 1,5 % étaient des articles théoriques avec une simulation. Il n'y avait aucun article d'expérimentation[13].
Utilisation de nouvelles méthodes
[modifier | modifier le code]La révolution de la crédibilité passe par l'utilisation de nouvelles méthodes, souvent empruntées aux sciences médicales et expérimentales. Le sujet a fait l'objet d'une étude par Henrik Kleven en 2018. Sur la base d'un échantillon des workings papers publiés par les économistes du National Bureau of Economic Research, il montre une explosion de l'utilisation de méthodes expérimentales[1].
Il observe plusieurs tendances nettes. Tout d'abord, la part des articles contenant le mot identification statistique a fortement augmenté, passant de 0 % en 1980 à presque 50 % en 2016. De même, en 1980, la méthode des doubles différences était absente, ou presque, de la littérature, alors qu'en 2016, un article sur quatre la cite[10].
Enfin, en 2016, les quasi-expériences et expériences naturelles sont citées dans 20 % des articles, et 10 % pour les expériences contrôlées et en laboratoires, contre 0% en 1980[10]. Toutes ces méthodes ont en commun d'être plus fiables que les simples régressions linéaires multiples ou VAR utilisées massivement auparavant. Elles contournent au prix de nouvelles hypothèses des biais comme ceux de la variable omise, de causalité inverse, ou relatifs aux changements de spécifications des modèles.
Outils disponibles
[modifier | modifier le code]Dans les années 1980, la démocratisation de la micro-informatique a permis le traitement rapide des données. Dans les années 1990, le développement d'Internet permet d'échanger les données beaucoup plus rapidement. Puis les outils de Big Data autorisent l'utilisation de l'apprentissage automatique et de l'analyse sémantique[14].
Exemples
[modifier | modifier le code]En 1994, David Card et Alan Krueger étudient les effets d'une hausse du salaire minimum sur l'emploi au New Jersey en comparant les conséquences avec la Pennsylvanie voisine où il n'a pas évolué. La théorie prévoyait que la hausse du salaire minimum conduirait à une baisse de l'emploi, ce qui n'a pas eu lieu. Cette découverte a conduit à des travaux empiriques supplémentaires et à repenser le marché du travail[2],[15] .
David Card étudie ensuite les conséquences de l'immigration de Cubains vers les États-Unis à partir de 1980. La moitié s'installe à Miami. Le chercheur compare alors cette ville avec d'autres villes similaires pour découvrir que les salaires ou l'emploi des natifs ne subissent pas de conséquences négatives du fait de cette immigration[2].
Joshua Angrist et Alan Krueger évaluent l'impact du nombre d'années d'études sur les revenus ultérieurs aux États-Unis. L'éducation y est obligatoire jusqu'à 16 ans mais l'année scolaire commence à la même date quel que soit le mois de naissance au sein d'une année : les élèves nés en décembre qui quittent l'école à 16 ans bénéficient statistiquement d'une plus grande durée d'école que ceux nés en janvier. L'étude conclut qu'une année scolaire supplémentaire conduit à une hausse des salaires ultérieure de 9 %[2].
Prix Nobel 2021
[modifier | modifier le code]Le prix Nobel d'économie récompense en 2021 David Card, Joshua Angrist et Guido Imbens pour les expériences naturelles et la révolution de la crédibilité[16],[17].
Débats et critiques
[modifier | modifier le code]Révolution ou évolution de crédibilité
[modifier | modifier le code]L'appellation de « révolution de crédibilité » est toutefois contestée. Elle suggère en effet que les économistes ne testaient pas auparavant leurs théories, ce qui est faux. Selon l'historienne de la pensée économique Béatrice Cherrier, cette révolution traduit moins une massification de la recherche empirique en économie qu'une légitimation de celle-ci, qui était autrefois reléguée hors des revues académiques les plus prestigieuses[18].
Problèmes de réplication
[modifier | modifier le code]Une autre critique est liée à la solidité des résultats. Bien qu'ils puissent être plus fiables que par le passé, les résultats de ces études empiriques ne sont pas systématiquement reproductibles, un problème qui se pose dans d'autres disciplines expérimentales. Pour s'assurer de la fiabilité d'une étude empirique, elle doit être répliquée à de nombreuses reprises. Les résultats de l'étude initiale et de ses réplications peuvent ensuite être agrégés dans une méta-analyse et traités de manière à éliminer certains biais comme celui de publication pour augmenter encore le niveau de preuve. Ceci constitue toutefois moins une critique qu'une limite, qu'à un appel à la prudence.
Abandon des recherches théoriques
[modifier | modifier le code]Une critique adressée à la révolution empirique tient à la raison pour laquelle la profession économique a préféré se tourner vers une multiplication d'articles empiriques plutôt que vers des articles d'économie théorique fondamentale. La cause serait la nécessité pour les chercheurs de publier un maximum afin d'assurer leur carrière (« publier ou périr »). Ainsi, avides de résultats solides et rapides, les économistes se seraient mis à chercher « des bonnes réponses plutôt que des bonnes questions »[4].
En effet, les méthodes susmentionnées sont certes plus fiables, mais elles sont aussi plus faciles à appliquer pour répondre à des questions très précises, et souvent locales, et qui donc éclairent moins notre compréhension générale de l'économie. De nombreuses questions en science économique ne peuvent être réduites à des problèmes locaux. Plutôt que de mieux asseoir la théorie économique sur des preuves, le tournant empirique induirait ainsi une « mort » de celle-ci[18]. En d'autres termes, les économistes préféraient aujourd'hui ainsi étudier des phénomènes dont l'étude est accessible à leur méthode, mais qui n'intéressent pas le public, plutôt que d'adresser des enjeux actuels bien plus brûlants. Robert Boyer soutient que « la recherche en économie est ainsi passée d'une quête des fondements théoriques à une myriade d'analyses empiriques »[19].
À cette critique, les deux économistes inventeurs du terme « révolution de crédibilité » répondent que des recherches qui paraissent minimes dans leur portée peuvent apporter des réponses à des grands problèmes. Ils soutiennent que, par exemple, on peut trouver des applications importantes de résultats d'études empiriques dans le domaine des politiques publiques liées au marché du travail. Une étude empirique peut, par exemple, permettre de mesurer de manière fiable la valeur de certains coefficients comme celui de l'élasticité intertemporelle de substitution. On pourrait également citer la mesure de la valeur du multiplicateur budgétaire via l'usage de variables instrumentales[20],[21].
Pour Robert Boyer, « Les outils – les mathématiques, les modèles, les statistiques – sont très performants, mais la défaite est totale quant à la construction d’une pensée globale éclairante sur l’économie »[22].
Essais aléatoires et validité externe
[modifier | modifier le code]Certaines critiques, enfin, ciblent plus spécifiques les effets aléatoires[6]. On leur reproche, d'une part, un certain manque de validité externe : une politique testée dans un pays A aura-t-elle un effet comparable dans un pays B ? Généraliser une politique locale à un niveau national peut ne pas donner des effets similaires. D’autre part, il semble difficile de constituer un groupe placebo comme dans les sciences médicales lors d’une expérience aléatoire en économie, même si on peut organiser des essais avec plusieurs bras, plusieurs traitements.
Les essais randomisés se substitueraient à d'autres méthodes qualitatives intéressantes[6]. Cette méthode est pourtant mise en avant comme la plus fiable, gage de scientificité de la discipline, par exemple par Esther Duflo, co-récipiendaire du prix de la Banque de Suède d'économie en 2019.
Polémique en France
[modifier | modifier le code]En France, la parution du livre Le Négationnisme économique par Pierre Cahuc et André Zylberberg provoque la polémique. Les deux auteurs défendent que l'économie est devenue une science expérimentale, ce qui provoque un débat sur la différence entre Orthodoxie et hétérodoxie en économie[7],[9].
Validité et reproduction des études
[modifier | modifier le code]Pour qu'une étude soit valide, il doit être possible de reproduire les résultats obtenus à partir de ses données. Une analyse conduite sur des publications entre 2010 et 2020 ne trouve que 3,3 % d'entre elles suivant le processus. De plus, la place que prennent les commentaires sur les articles dans les revues scientifiques se réduit. En 2015, la Banque centrale des États-Unis ne parvient à reproduire que la moitié des études testées[23]. C'est une manifestation de ce qu'on appelle plus largement dans les sciences la crise de la reproductibilité.
Bibliographie
[modifier | modifier le code]- (en) Daniel S. Hamermesh, « Six Decades of Top Economics Publishing: Who and How? », Journal of Economic Literature, vol. 51, no 1, , p. 162–172 (ISSN 0022-0515, DOI 10.1257/jel.51.1.162, lire en ligne, consulté le )
Notes et références
[modifier | modifier le code]- Olivier Simard-Casanova, « Le tournant empirique de l’économie publique », sur Le Signal Économie, (consulté le )
- (en) « The Nobel prize in economics celebrates an empirical revolution », sur economist.com, .
- Un Empiriciste (Louis Fréget), « Des quasi-expériences pour sauver la planète: l’eau sale, et la taxe carbone », sur CFMC, (consulté le )
- (en) Joshua D Angrist et Jörn-Steffen Pischke, « The Credibility Revolution in Empirical Economics: How Better Research Design is Taking the Con out of Econometrics », Journal of Economic Perspectives, vol. 24, no 2, , p. 3–30 (ISSN 0895-3309, DOI 10.1257/jep.24.2.3, lire en ligne, consulté le )
- « La révolution de la crédibilité », sur TSE, (consulté le )
- « Les 10 limites de la méthode Duflo », sur Alternatives Economiques (consulté le )
- « « Le Négationnisme économique » : quel rôle de la science économique dans le politique ? », Le Monde, (lire en ligne, consulté le )
- « « Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, on assiste à un “tournant empirique” de l’économie » », Le Monde, (lire en ligne, consulté le )
- Sina Badiei, « Le « Nobel 2021 », le récent tournant empirique en économie, les expériences naturelles et une controverse française », sur blog du centre Walras Pareto, .
- (en) Henrik Jacobsen Kleven, « LANGUAGE TRENDS IN PUBLIC ECONOMICS », sur Princeton university (consulté le )
- Edward E. Leamer, « Chapter 5 Model choice and specification analysis », dans Handbook of Econometrics, Elsevier, (ISBN 9780444861856, lire en ligne), p. 285–330
- [1]
- (en) Daniel S Hamermesh, « Six Decades of Top Economics Publishing: Who and How? », Journal of Economic Literature, vol. 51, no 1, , p. 162–172 (ISSN 0022-0515, DOI 10.1257/jel.51.1.162, lire en ligne, consulté le )
- Jean-Marc Vittori, « L'économie, une science de plus en plus empirique », sur lesechos.fr, .
- « Heu?reka, le SM, l'emploi, les données » (consulté le )
- « Rédouane Taouil et le Nobel de l’économie : la révolution de la crédibilité, la scène et les coulisses », sur quid.ma, .
- Alex Tabarrok, « Un prix Nobel qui récompense un bond en avant dans la crédibilité de l’économie », sur finance-gestion.com, .
- (en) Beatrice, « Assiste-t-on vraiment un “tournant empirique” en économie? », sur The Undercover Historian, (consulté le )
- Robert Boyer, Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science? : Épistémologie de l'économie, dl 2021 (ISBN 979-10-351-0658-4, OCLC 1288328630, lire en ligne)
- (en) Publications Office of the European Union, « Fiscal multipliers during consolidation : evidence from the European Union. », sur op.europa.eu, (DOI 10.2866/46995, consulté le )
- (en) Antonio Acconcia, Giancarlo Corsetti et Saverio Simonelli, « Mafia and Public Spending: Evidence on the Fiscal Multiplier from a Quasi-Experiment », American Economic Review, vol. 104, no 7, , p. 2185–2209 (ISSN 0002-8282, DOI 10.1257/aer.104.7.2185, lire en ligne, consulté le )
- Robert Boyer et Christian Chavagneux, « ENTRETIEN « L’économie actuelle fait triompher la technique sur la réflexion » », sur alternatives-economiques.fr, .
- Christian Chavagneux, « Les économistes en panne de contrôle scientifique », sur alternatives-economiques.fr, .