Sūta

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Sūta, terme sanskrit transcrit सूत en devanagari et sūta en IAST, désigne dans la littérature épique et puranique indienne à la fois des bardes chantres des rois et des dieux et une caste mixte inférieure dont le fils conduisent le plus souvent les chars des guerriers. La difficile conciliation de ces deux définitions très éloignées dans les mêmes textes antiques est à l'origine d'importantes discussions parmi les sanskristes modernes. Elle n'ont pas permis d'apporter un éclairage définitif sur le sens du mot qui est dès lors sujet à interprétations.

Définitions[modifier | modifier le code]

Les sūta sont évoqués dans la littérature védique[1],[note 1] mais ils n'apparaissent à proprement parler qu'avec les épopées et les Purana où ils sont alors décrits avec force détails à la fois comme des bardes et comme des membres d'une caste mixte dont la fonction principale est d'être conducteur de char[note 2] assistant un guerrier. Certains sont des personnages importants dont ces textes sanskrits racontent les histoires.

Les sūta conteurs des Itihasa et des Purana[modifier | modifier le code]

Le terme sūta se rapporte à une classe de conteurs dont le rôle et l'origine mythique sont décrits dans plusieurs Purana, en particulier dans le Padma Purana (en) et dans le Vayu Purana (en)[4]. Ce dernier défini ainsi explicitement la fonction de ces bardes : « Il est le devoir impérieux des sūta, ordonné par des saints d'autrefois, de préserver la généalogie des dieux, des sages et des rois les plus glorieux, ainsi que la tradition des grands hommes, telle qu'elles sont rapportées dans les Itihasa et dans les Purana par ceux qui sont versés dans la tradition védique. » (Vayu Purana I, 26-27)[5].

Un peu plus loin, le Vayu Purana poursuit en révélant que le sūta primordial a jailli du soma[note 3] lors du sacrifice du feu, le yajña, offert par Prithu (en) le premier roi[note 4]. Après sa création, les sages lui ont demandé de chanter les louanges de Prithu. Ce dernier, comblé par ce panégyrique, lui a donné le pays d'Anūpa, à l'est de Magadha. Depuis, les sūta font l'éloge de tous les rois et les réveillent par des bénédictions (Vayu Purana I, 135-147)[9].

La littérature épico-puranique représente ces sūta officiant à la cour des rois. Ainsi le Mahabharata les montre comme lorsque Yudhishthira du temps de sa prospérité est réveillé par des sūta chantant ses louanges. Ces mêmes personnages font aussi partie de la suite royale en temps de guerre. Lorsque Duryodhana se prépare à la bataille contre les Pandava, il est suivi par ses sūta[10].

Certains sūta éminents sont également des acteurs importants des histoires anciennes. Les textes sont en effet généralement construits comme des récitations dont les narrateurs sont eux-mêmes mis en scène. Le Vayu Purana (en) débute par exemple par une longue description élogieuse de Lomharshana[note 5], le sūta qui narre ce Purana (Vayu Purana I, 13-25)[5]. De la même façon, le Mahabharata est principalement conté par Ugrashravas (en), aussi nommé Sauti[note 6], le fils de Lomharshana, dont l'arrivée dans la forêt de Naimisha ainsi que les raisons de sa récitation devant une assemblée des sages sont décrites en détail dans le Livre du commencement (en)[14].

Les textes sanskrit qui ont probablement beaucoup évolué au cours des siècles attribuent à ces sūta des fonctions et des statuts multiples, aussi bien profanes que sacerdotaux. Le sanskriste N.K. Sidhanta les classe en trois catégories : les religieux, les guerriers et les conteurs de cour; ce qui lui permet de les rapprocher des bardes celtiques de l'antiquité. Comme eux, ils pouvaient utiliser la poésie et le chant pour captiver leur auditoire[15].

La diversité des types de conteurs se perpétue au XIXe siècle et XXe siècle même si le nom de sūta a depuis longtemps disparu. L'indianiste Ludo Rocher (en) indique que les bhat (hi), mot hindi transcrit भाट en devanagari et bhāṭ en IAST, qui racontent encore aujourd'hui les Purana, pourraient être les successeurs des sūta antiques[16],[note 7]

Les sūta membres d'une caste mixte de cochers[modifier | modifier le code]

Karna sur le champ de bataille
Karna, sūta par adoption, sur le champ de la bataille de Kurukshetra.

Mais les sūta sont aussi désignés dans les mêmes textes comme membres d'une caste mixte. Ainsi par exemple, le Vayu Purana (en) ajoute dans les strophes qui suivent celles où leur rôle de conteur est défini : « […] Pendant le sacrifice du noble roi Prithu (en) fils de Vena (en), Sūta apparu pour la première fois extrayant le soma pour l'offrir au feu, mais il devint d'une caste mixte lorsque l'offrande destinée à Brihaspati fût mélangée à celle destinée à Indra et fut offerte à Indra. Ainsi le Sūta fût né à cause de cette grave erreur; et des rites expiatoires durent être accomplis pour atténuer cette faute. » (Vayu Purana I, 28-29)[5].

Cette caste inférieure est décrite[4], comme d'autres, dans le XIIIe chant du Mahabharata[19] et au chapitre 10 des Lois de Manu[20],[21]. Ces dernières spécifient en particulier : « D'un homme kshatriya et d'une fille brahmane né un fils de la caste des sūta » (Lois de Manu X,11)[21],[note 8]. Elles poursuivent en assignant à ces sūta nés dans l'ordre inverse, c'est-à-dire d'une mère de caste supérieure à celle de leur père, la fonction méprisée des deux-fois-nés[note 9] consistant à s'occuper des chevaux et des chars (Lois de Manu X,47)[21],[note 10]. Ils doivent vivre à la vue de tous de leur occupation désignée aux pieds d'arbres consacrés, dans les cimetières, les collines ou dans les bosquets (Lois de Manu X,50)[25]. Enfin, étant nés dans l'ordre inverse, les sūta ont les caractéristiques des shudras (Lois de Manu X,41)[21], c'est-à-dire en particulier qu'ils sont indignes de l'initiation védique[26].

Le Mahabharata met en scène plusieurs de ces sūta conducteurs de char. C'est le cas par exemple d'Adhiratha qui adopte Karna abandonné enfant aux eaux du Gange par sa mère Kunti (MBh III,292-293)[27]. Bien qu'étant le fils biologique d'une reine kshatriya et du dieu Surya, cette filiation adoptive fait de Karna un sutaputra méprisé[note 11]. Sa condition aurait dû le condamner à n'être qu'un cocher assistant sans réellement combattre un guerrier kshatriya[28], mais il parvient à s'élever et devient un des protagonistes majeurs de l'épopée. Shalya (en), un kshastriya, conduit même son char lors de la bataille de Kurushetra[29]. Kichaka, fils d'un sūta, s'extrait lui aussi des devoirs de sa caste en devenant le chef de l'armée du royaume des Matsya[30].

Débats autour du sens du mot[modifier | modifier le code]

Sanjaya racontant la bataille de Kurukshetra à Dhritarashtra
Sanjaya (en), sūta à la fois barde, ambassadeur, messager et conducteur de char, contant la bataille de Kurukshetra au roi aveugle Dhritarashtra.

Les fonctions de barde et de conducteur de char de guerre pourraient sembler incompatibles et par certains aspects contradictoires. Pourtant, des personnages tels que Sanjaya (en) les remplissent toutes les deux. Il est dans le Mahabharata à la fois le cocher du roi Dhritarashtra, son conseiller, son ambassadeur et celui qui lui conte la bataille de Kurukshetra[31],[32],[33]. D'autres comme Lomharshana sont seulement des conteurs et ne remplissent donc pas les devoirs de leur caste qui devrait être de s'occuper de chevaux. Bien que membres d'une caste inférieure, les sūta des épopées et des Purana ne sont pas toujours méprisés des deux-fois-nés et ne sont même pas toujours exclus des rituels religieux. Le Bhagavata Purana raconte ainsi par exemple que lorsque Balarama, le frère de Krishna, tue le sūta Romaharshana, il est accusé par les sages de brahmanicide et doit expier sa faute (Bhagavata Purana X,78)[34],[16].

Les orientalistes du XIXe siècle tels qu'Eugène Burnouf et Horace H. Wilson interprètent cette double fonction comme étant la conséquence de leur appartenance à une caste mixte. De leur mère brahmane, les sūta héritent de la fonction de barde, tandis que de leur père kshatriya ils héritent de celle guerrière de conducteur de char[35],[36].

La confusion autour du sens à donner au mot sūta a pris une tournure nouvelle avec la découverte de l'Arthasastra de Kautilya en 1905. Ce traité de politique, d'économie et de stratégie militaire probablement écrit au IVe siècle, décrit lui-aussi la caste mixte des sūta et ajoute : « Le Sūta des Purana est au demeurant une personne différente [de la caste mixte décrite précédemment], comme le Māgadha, tenant sa distinction des brahmanes et des kshatriyas. » (Arthasastra de Kautilya III,7)[37],[4],[note 12].

Cette indication claire que les bardes ne sont pas de la caste mixte amène certains sanskristes dont Frederick E. Pargiter (en) à envisager alors dans la première moitié du XXe siècle que le sens du mot sūta ait évolué au cours du temps. Il désignait selon eux initialement des bardes honorables et respectés, chantres, des rois et des dieux. Puis plus tard, ce même mot aurait servi à qualifier la caste mixte méprisée de conducteurs de char[4],[40],[note 13].

Finalement, l'indianiste Ludo Rocher (en) ne parvient pas à considérer comme décisifs les arguments de la thèse synchronique d'Eugène Burnouf ni ceux de l'approche diachronique portée par Frederick E. Pargiter[42]. Il évoque même une troisième voie : les sūta qui conduisaient les rois en temps de guerre seraient devenus leurs hérauts en temps de paix[16]. Ils auraient ainsi pu assister aux exploits de leur maître sur le champ de bataille et s'en faire ensuite l'écho à la cour[7].

Notes et références[modifier | modifier le code]

Notes[modifier | modifier le code]

  1. Le Yajur Veda fait allusion à un sūta danseur (Shukla Yajur Veda XXX,6)[2],[3] et ils sont également mentionnés dans l'Atharva Veda (Atharva Veda III,5). Par ailleurs les brahmana laissent entendre sans donner de précision que les sūta étaient des officiers de haut rang faiseurs de roi[1].
  2. La fonction de conducteur de char et parfois traduite par cocher, écuyer, aurige ou même par maître d'écurie.
  3. Le sanskriste G. V. Tagare note que la racine sanskrite transcrite सू en devanagari et en IAST se traduit par « extraire le jus de soma »[5],[6].
  4. Le Vayu Purana (en) associe la naissance mythologique du premier sūta à celle du premier māgadha et des vandin (parfois transcrits bandi ou bandin), deux autres classes de bardes. Les épopées utilisent même à plusieurs reprises le mot composé sūtamāgadhabandin pour identifier des bardes[7].L'orientaliste F. E. Pargiter (en) rapporte une tradition les distinguant : les sūta étaient des conteurs, les māgadha des généalogistes et les vandin des panégyristes[4]. Le traducteur Bibek Debroy (en) interprète par contre māgadha et vandin comme des synonymes[8].
  5. Lomharshana ou Romaharshana dont le nom sanskrit qui signifie « Celui qui fait se dresser les cheveux sur la tête », transcrit रोमहर्षण en devanagari et Romaharṣaṇa en IAST, est un des conteurs des Purana et du Mahabharata. Cet élève de Vyasa est le père d'Ugrashravas (en), aussi nommé Sauti[11].
  6. Le linguiste Eugène Burnouf interprète « Sauti » comme un nom patronymique qui signifie « fils de Sūta »[12]. Il comprend par ailleurs le mot Sūta non comme un nom propre, mais comme un titre qui signifie « Barde ». Il le rapproche de celui de Vyāsa attribué à Krishna Dvaipāyana qu'il traduit par « Compilateur »[13].
  7. Émile-Louis Burnouf fait déjà le rapprochement entre les māgadha, les sūta et les bhat dans son dictionnaire sanskrit-français paru en 1866[17], mais Reginald Edward Enthoven (en) rapporte dans son étude ethnologique de l'Inde publiée en 1922 que les bhat nient tout lien avec les bardes antiques, qu'ils soient sūta ou māgadha, et qu'ils seraient brahmanes[18].
  8. L'indianiste Patrick Olivelle (en) signale en note que le mot « fille », transcrit कन्या en devanagari et kanyā en IAST, utilisé dans l'édition critique des Lois de Manu qu'il a établi et traduit, pourrait se comprendre comme désignant une femme mariée ce qui induirait que le sūta est le fruit d'une union régulière et non d'une liaison[22]. Le Vaikhānasa-smārta-sūtra le confirme et ajoute qu'à la différence du sūta, le rathakāra (en), c'est-à-dire le « constructeur de char », est lui issu d'une union clandestine[23]. Enfin, si la strophe 11 n'évoque qu'un fils, il est clair dans la suite du texte que les filles issues d'un père kshatriya et d'une mère brahmane sont également de la caste mixte des sūta.
  9. Les dvija ou « deux-fois-nés », sont les brahmanes, les kshatriyas et les vaishyas, leur seconde naissance survenant lors du rite d'initiation védique de l'upanayana.
  10. D'autres textes tels que le Vayu Purana (en) assignent également aux sūta la tâche de s'occuper des éléphants et dans une moindre mesure de médecine (Vayu Purana I, 32)[5],[4]. Le mot sanskrit sūta se rapporte d'ailleurs également à la médecine et plus particulièrement à la naissance en désignant « celui ou celle qui a mis au monde »[24].
  11. sutaputra est un terme sanskrit transcrit सूतपुत्र en devanagari et sūtaputra en IAST qui signifie « fils de sūta ».
  12. Patrick Olivelle (en) qui traduit l'Arthasastra de Kautilya note comme d'autres avant lui que le mot pauranika — terme sanskrit transcrit पौराणिक en devanagari et paurāṇika en IAST qui signifie « Celui qui connaît les vieilles légendes, qui parle d'autrefois »[38] — utilisé dans cette phrase est ambiguë. Il l'interprète comme un qualificatif du mot Sūta alors qu'il s'agit habituellement d'un nom commun désignant les conteurs des Purana[39].
  13. V.R. Ramchandra Dikshitar remarque à l'appui de la thèse diachronique que le fils du sūta barde est nommé sauti alors que celui du sūta cocher est désigné par le mot sutaputra[41].

Références[modifier | modifier le code]

  1. a et b Kane 1941, p. 43-44.
  2. Griffith 1899, p. 256.
  3. Varadpande 1987, p. 22.
  4. a b c d e et f Pargiter 1922, p. 15-18.
  5. a b c d et e Tagare 1987, p. 4-6.
  6. Monier-Williams 1872, p. 1117.
  7. a et b Brockington 1998, p. 19.
  8. Debroy 2014, p. 542.
  9. Tagare 1987, p. 468-471.
  10. Sidhanta 1929, p. 57-58.
  11. Sullivan 2001, p. 120-121.
  12. Burnouf 1840, p. XXV.
  13. Burnouf 1840, p. XXXI-XXXII.
  14. Bhattacharya 2014, p. 60-62.
  15. Sidhanta 1929, p. 64.
  16. a b et c Rocher 1986, p. 53-59.
  17. Burnouf 1866, p. 500.
  18. Enthoven 1987, p. 123-132.
  19. Debroy 2014, p. 440.
  20. Loiseleur Deslongchamps 1833, p. 372.
  21. a b c et d Olivelle 2005, p. 208-210.
  22. Olivelle 2005, p. 335.
  23. Kane 1941, p. 99.
  24. Stchoupak, Nitti et Renou 1959, p. 857.
  25. Olivelle 2005, p. 210.
  26. Loiseleur Deslongchamps 1833, p. 377.
  27. Debroy 2011, p. 391.
  28. Miller 2000, p. 105.
  29. Biardeau 1979, p. 167-169.
  30. Schaufelberger et Vincent 2015, p. 63–64.
  31. Bose 1986, p. 75.
  32. Nodendra 2018.
  33. Dowson 1888, p. 273.
  34. Sanyal 1954, p. 58-61.
  35. Burnouf 1840, p. XXXIII.
  36. Wilson, p. 141.
  37. Olivelle 2012, p. 194.
  38. Huet (pauranika) 2018.
  39. Olivelle 2012, p. 597.
  40. Dikshitar 1932, p. 760.
  41. Dikshitar 1932, p. 759.
  42. Rao 2004, p. 156.

Documentation[modifier | modifier le code]

Textes sanskrits[modifier | modifier le code]

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Encyclopédies et dictionnaires[modifier | modifier le code]

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