L'Enracinement

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L'Enracinement
L'enracinement, Simone Weil, Gallimard.jpg
Couverture de la première édition, publiée en 1949
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L'Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, est un ouvrage de la philosophe française Simone Weil, publié en 1949 par Albert Camus dans la collection « Espoir » qu'il dirigeait chez Gallimard. Le manuscrit est demeuré sinon inachevé, en tout cas non révisé[1]. Comme tous les livres de Weil, il a été publié à titre posthume. Il s'agit, avec les Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, de l'œuvre philosophique la plus importante de Weil.

Albert Camus y vit « l'un des livres les plus lucides, les plus élevés, les plus beaux qu'on ait écrits depuis fort longtemps sur notre civilisation »[2]. Hannah Arendt l'a décrit quant à elle comme « l'un des ouvrages les plus intelligents et lucides sur son temps »[réf. souhaitée].

Contexte historique[modifier | modifier le code]

Simone Weil conçoit le Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain dans le cadre des services de la France libre[3]. Elle avait écrit en juillet 1942 à Maurice Schumann, ancien camarade d'Henri-IV, alors porte-parole de la France libre, afin d'être intégrée à l'équipe. Schumann intervient en sa faveur auprès d'André Philip, commissaire à l’Intérieur, qui la fait venir ; elle arrive à Londres en décembre 1942. Elle est nommée rédactrice et travaille sous la direction de Philip, qui a rejoint de Gaulle en 1942, et de Francis-Louis Closon, arrivé à l'été 1941[4]. La commission au sein de laquelle ils exercent leurs activités a été créée en décembre 1941 par René Cassin pour réfléchir à la France de l'après-guerre[5]. D'après Camus, le général de Gaulle avait demandé « un rapport sur les possibilités de redressement de la France »[2] et souhaitait pour la Libération une nouvelle déclaration des droits de l'homme. Le travail de la commission aboutira, indépendamment de celui accompli par Weil, à la publication d’une Déclaration le 14 août 1943[6]. Cassin, qui poursuivra ce projet à l’ONU après la guerre, deviendra l'un des principaux rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948. Il fut l’un des premiers à appuyer de Gaulle et l’avait rejoint à Londres dès juin 1940[7]. Les réflexions de Simone Weil, toutefois, ont pris une direction différente : en désaccord avec les orientations de la France libre, notamment à propos du rôle joué par de Gaulle dont elle aurait souhaité qu'il demeure symbolique[8], elle démissionne en juillet 1943[9].

Comme la plupart des textes de Weil, à l'exception des Cahiers auxquels elle confie ses réflexions métaphysiques, et des lettres ou des articles sur des questions religieuses destinés à ses correspondants ou à des revues, le Prélude est dicté par des événements historiques et politiques, qui sont pour elle l'occasion d'un questionnement philosophique. Le Prélude, mieux connu sous le titre L'Enracinement, fait partie d'un ensemble de textes rédigés durant les derniers mois de sa vie, en Angleterre, entre décembre 1942 et août 1943, la rédaction de L'Enracinement étant surtout concentrée entre janvier et avril 1943. Parmi ces textes, « La Personne et le sacré » et « Luttons-nous pour la justice ? » constituent, avec le préambule intitulé « Étude pour une déclaration des obligations envers l'être humain », des développements philosophiques inséparables du « grand œuvre »[10]. D'autres textes gravitant autour de L'Enracinement, également importants d'un point de vue politique, historique et philosophique, sont écrits durant cette période prolifique[11]. Le préambule, tout particulièrement, sert d'introduction à L'Enracinement, dont il établit le fondement philosophique à partir de la notion de bien absolu ou total[12].

Bien qu'une partie de l'ouvrage aborde les solutions spécifiques qui s'appliquaient principalement à la France dans les années 1940, la majeure partie traite de problèmes sociaux, politiques et culturels généraux et présente donc un intérêt philosophique et politique global et durable. Cet intérêt est souligné dans les préfaces de la traduction anglaise et des éditions françaises de L'Enracinement. Thomas S. Eliot écrit en effet que « ce livre appartient à la catégorie des prolégomènes à la politique que les politiciens lisent rarement et que la plupart d'entre eux ne comprendraient pas et ne sauraient pas appliquer. De tels ouvrages n'influencent pas la conduite contemporaine des affaires publiques : pour les hommes et les femmes déjà engagés dans cette carrière et rompus au jargon politique, ils arrivent toujours trop tard. Il s'agit de l'un de ces livres qui devraient être étudiés par les jeunes avant qu'ils n'en aient plus le loisir et que leur capacité de réflexion soit anéantie par les campagnes électorales et les assemblées parlementaires ; des livres dont l'effet, on peut l'espérer, se fera sentir dans l'attitude d'esprit d'une autre génération »[13]. Florence de Lussy affirme pour sa part qu'« il possède un caractère prémonitoire évident quant au désarroi et aux inconséquences de notre temps. Il est urgent de le lire »[14]. L'édition de L'Enracinement dans les Œuvres complètes de Simone Weil comporte deux avant-propos. Dans le premier, Patrice Rolland, après avoir expliqué la nature des rapports de Simone Weil avec la France libre, présente L'Enracinement comme un projet ayant une dimension à la fois politique et patriotique[15], tandis que Robert Chenavier, dans le second, insiste sur l'aspect spirituel de ce projet[16].

Résumé[modifier | modifier le code]

L'Enracinement comporte trois parties distinctes. La première prend la forme d'un prélude, c'est-à-dire de considérations préalables à une déclaration des devoirs envers l'être humain, conformément au titre de l'ouvrage. La deuxième est un essai théorique sur la nature et les causes du déracinement et les possibilités d'enracinement d'un peuple. Enfin, la troisième consiste en une réflexion qui rassemble les principales idées philosophiques que Weil a développées dans d'autres textes sur la religion, la science, l'histoire et la politique. Elle envisage aussi les conditions d'un possible réenracinement de la France après la guerre.

Dans la première partie, Weil rectifie la perspective de la Déclaration de 1789 en insistant sur la préséance des devoirs sur les droits. Elle explique le sens de la notion d'obligation et expose les principaux besoins de l'âme qu'il importe de combler. Le dernier besoin, l'enracinement, donne lieu à des développements qui l'éloignent de son propos initial, d'abord centré sur la clarification de la notion d'obligation et la description des besoins de l'âme.

Dans la seconde partie, Weil détermine les causes du malaise culturel, social et spirituel qui, selon elle, affecte la civilisation du 20e siècle, en particulier en Europe, mais aussi dans le reste du monde, en articulant son argumentation à partir des notions de déracinement et d'enracinement. Le déracinement y est défini comme un état quasi universel résultant de la destruction des liens avec le passé et de la dissolution du sens de la communauté. Weil analyse les failles du monde moderne et la décomposition de la société contemporaine sous ses trois aspects successifs du déracinement ouvrier, du déracinement paysan et du déracinement relatif à la nation, et précise ensuite les conditions à remplir pour que les peuples puissent à nouveau se sentir enracinés, au sens culturel et spirituel du terme, dans leur milieu, dans le passé et dans les perspectives d'avenir.

Dans la dernière partie, Weil s'éloigne du domaine politique et s'engage dans une réflexion métaphysique et religieuse sur les sources d'inspiration d'un peuple. Elle traite notamment des courants culturels et spirituels qu'il convient d'alimenter pour que les gens aient accès à des ressources qui puissent les aider à mener une vie épanouie, moralement bonne. Elle étudie également les conditions d'une réintégration harmonieuse de l'homme dans la société qui sera issue de la Libération ; entre autres, elle envisage de faire rayonner dans l'enseignement de l'histoire « l'esprit de vérité, de justice et d'amour »[17] et de donner, dans l'éducation et la culture des Français, une part prépondérante « à l'art roman, au chant grégorien, à la poésie liturgique et à l'art, à la poésie, à la prose des Grecs de la bonne époque. Là on peut boire à flots de la beauté absolument pure à tous égards »[18].

L'une des idées principales de Weil, qui n'apparaît cependant qu'en quelques passages cruciaux de l'ouvrage, est la nécessité de reconnaître la nature spirituelle du travail : la forme que doit prendre la grandeur authentique n'est pas celle de la conquête, qui n'en est qu'une mauvaise imitation, un « ersatz » selon le mot de Weil, mais celle d'« une civilisation constituée par une spiritualité du travail ». Une telle civilisation « serait le plus haut degré d'enracinement de l'homme dans l'univers »[19]. Elle présente le travail manuel comme l'activité la plus apte à développer une vie spirituelle, à la fois ancrée dans le réel et reliée au divin : « il est facile de définir la place que doit occuper le travail physique dans une vie sociale bien ordonnée. Il doit en être le centre spirituel »[20]. Sa réflexion s'appuie notamment sur son expérience d'ouvrière en usine durant l'année 1935 et de travailleuse agricole à différentes périodes de sa vie. L'Enracinement constitue ainsi l'aboutissement d'une longue recherche, puisque Weil tenta tout au long de sa vie d'élucider la notion de travail, qu'elle considérait comme la seule idée originale de l'Occident depuis les Grecs[21].

Prix de l'Enracinement-Simone Weil[modifier | modifier le code]

Ecologie Responsable, un jeune laboratoire d’idées fondé par des étudiants, se référant à la pensée de la philosophe, décerne chaque année à une personnalité le Prix de l'Enracinement-Simone-Weil dans les salons du Sénat.

Les lauréats de ce prix depuis 2020 ont été l'écrivain Denis Tillinac[22], Jean-Christophe Fromantin[23],[24], maire de Neuilly-sur-Seine, et Jean-Marie Rouart[25], de l'Académie française.

Éditions[modifier | modifier le code]

La première édition (Paris, Gallimard, coll. « Espoir », 1949, 256 p.) reçut pour titre L'Enracinement et fut divisée en trois parties : les besoins de l'âme, le déracinement et l'enracinement. La plupart des rééditions et des traductions reprennent ce titre et ces divisions, qui ne sont pas de Simone Weil ; c'est le cas des éditions de poche, chez Gallimard, dans les collections « Idées » (1973) puis « Folio essais » (1990, 384 p.). Le titre Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, inscrit à la première page du manuscrit, fut jugé « commercialement mauvais » et il fut décidé « d'insérer des sous-titres pour orienter le lecteur »[26]. Dans les éditions qui respectent le déroulement du manuscrit (Gallimard, 2013 et Flammarion, 2014), l'ouvrage, qui est accompagné du préambule, s'ouvre sur une première section, non titrée, portant sur la notion d'obligation et les besoins de l'âme, suivie de trois autres sections intitulées « Déracinement ouvrier », « Déracinement paysan » et « Déracinement et nation ».

L'édition de référence est celle des Œuvres complètes (t. V, vol. 2) de Simone Weil (texte établi, présenté et annoté par Robert Chenavier et Patrice Rolland, Paris, Gallimard, 2013, 462 p.). Il existe également une édition de poche qui suit le manuscrit original (texte présenté et annoté par Florence de Lussy et Michel Narcy, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2014, 468 p.).

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. Voir la présentation dans les Œuvres complètes, t. V, vol. 2, p. 109-110 et l'« Histoire du manuscrit » par Florence de Lussy, in Simone Weil, L'Enracinement, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2014, p. 57-71.
  2. a et b Albert Camus, Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 1700 ; texte paru dans le Bulletin de la NRF en juin 1949.
  3. Voir Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, 2 vol., Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2014.
  4. Simone Pétrement, La Vie de Simone Weil, Paris, Fayard, 1997, p. 635-636 et p. 643 et suivantes ; voir également « Vie et œuvre » in Simone Weil, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1999, p. 86-88.
  5. Antoine Prost et Jay Winter, René Cassin, Paris, Fayard, 2011, p. 202.
  6. Antoine Prost et Jay Winter, op. cit., p. 205.
  7. Florence de Lussy, « Présentation », in Simone Weil, L'Enracinement, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2014, p. 13-15.
  8. Voir, outre les pages de L'Enracinement sur « le mouvement français de Londres », le texte « Légitimité du gouvernement provisoire », Œuvres complètes, t. V, vol. 1, p. 383-395.
  9. Simone Pétrement, op. cit., p. 682-686 ; « Vie et œuvre » in Simone Weil, op. cit., p. 90. Sur les désaccords de Simone Weil avec la France libre et les motifs de sa démission, voir l'avant-propos de Patrice Rolland à L'Enracinement, in Simone Weil, Œuvres complètes, t. V, vol. 2, p. 17-22.
  10. « J'ai fait un second "grand œuvre", ou plutôt je suis en train, car ce n'est pas fini » (lettre de Simone Weil à ses parents, 22 mai 1943, Œuvres complètes, t. VII, vol. 1, p. 280). Elle appelait son premier « grand œuvre » ou « testament » les Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale de 1934 (voir Œuvres complètes, t. VII, vol. 1, p. 164, n. 4).
  11. Sur la « prolifération » que représentent ces textes, voir la lettre de Simone Weil à ses parents, Œuvres complètes, t. VII, vol. 1, p. 272. Les essais et projets d'articles écrits à Londres sont réunis dans les Œuvres complètes, t. V, vol. 1, p. 201 et suivantes.
  12. Voir la présentation de ces textes dans les Œuvres complètes, t. V, vol. 1, p. 205-211 et 239-240, et vol. 2, p. 93-94.
  13. Thomas S. Eliot, « Preface », in Simone Weil, The Need for Roots, New York, G. P. Putnam's Sons, 1952, p. xiii. Traduit dans les Cahiers Simone Weil, t. V, vol. 2, juin 1982, p. 147-148 (traduction modifiée).
  14. Florence de Lussy, « Présentation », in Simone Weil, op. cit., p. 55.
  15. Patrice Rolland, « Avant-propos », in Simone Weil, Œuvres complètes, t. V, vol. 2, p. 11 et suivantes.
  16. Robert Chenavier, « Avant-propos », in Simone Weil, Œuvres complètes, t. V, vol. 2, p. 46 et suivantes.
  17. Simone Weil, L’Enracinement, Œuvres complètes, t. V, vol. 2, p. 294.
  18. Simone Weil, op. cit., p. 302.
  19. Simone Weil, op. cit., p. 191.
  20. Simone Weil, op. cit., p. 365.
  21. Elle écrit dans les Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale que « la notion du travail considéré comme une valeur humaine est sans doute l'unique conquête spirituelle qu'ait faite la pensée humaine depuis le miracle grec » (Œuvres complètes, t. II, vol. 2, p. 92).
  22. « Culture. Le journaliste et écrivain Denis Tillinac est mort », sur www.ledauphine.com (consulté le )
  23. Par Anne-Sophie Damecour Le 14 octobre 2021 à 10h17, « Neuilly : le maire Jean-Christophe Fromantin reçoit le prix de l’Enracinement Simone-Weil », sur leparisien.fr, (consulté le )
  24. « L'indépendance politique de J.-C. Fromantin saluée par le prix de l'Enracinement Simone Weil », sur Le journal du Grand Paris - L'actualité du développement de l'Ile-de-France, (consulté le )
  25. Victor Pauvert, « Redonnons ses racines au débat public », sur KIP, (consulté le )
  26. Lettre du 7 avril 1948 de Brice Parain à Boris Souvarine, citée par Florence de Lussy, « Histoire du manuscrit », in Simone Weil, op. cit., p. 67.

Liens externes[modifier | modifier le code]

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