Article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés

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L'article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés est une disposition de la Loi constitutionnelle de 1982 qui permet à un Parlement d'éviter l'application de certains droits prévus de la Charte canadienne des droits et libertés.

L'article 33 est communément appelé clause dérogatoire ou clause nonobstant (anglais : notwithstanding clause). L'Office québécois de la langue française précise que ces expressions sont incorrectes et prescrit l'utilisation de l'expression disposition de dérogation[1]. L'intitulé de l'article 33 en français, dans le texte de loi, est « Dérogation par déclaration expresse »[2].


Historique

L'article 33 a été ajouté à la Charte canadienne à la demande des gouvernements provinciaux qui craignaient que la Charte canadienne ait trop d'impact.

Effet

L'article 33 permet à une loi ou à un acte d'un gouvernement d'être valide malgré certains droits prévus à la Charte canadienne des droits et libertés.

Les parlements ne peuvent toutefois pas se servir de l'article 33 pour déroger à tous les droits prévus à la Charte canadienne. Il ne peut être dérogé qu'aux droits prévus aux articles 2 et 7 à 15. Il ne peut pas être dérogé à certaines autres garanties constitutionnelles, comme le droit de vote, l'obligation du Parlement et de chaque assemblée législative provinciale et territoriale de se réunir au moins une fois par an et l'obligation de convoquer des élections tous les cinq ans.

Procédure

Pour utiliser la disposition dérogatoire, un parlement doit adopter une loi à cet effet et préciser de quels droits il souhaite suspendre l'application. Il est possible pour un parlement d'adopter une loi qui soumet l'ensemble de ses lois à la disposition dérogatoire[3].

Une loi utilisant l'article 33 ne peut durer plus de cinq ans. Si le parlement souhaite prolonger la dérogation, il doit adopter une nouvelle loi à cet effet. Cette période vise à permettre la tenue d'élection entre l'adoption d'une loi dérogatoire et son renouvellement.

Utilisation

L'article 33 a été peu utilisé depuis l'adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982.

Au Québec

À la suite du refus du Québec de donner son accord à la Loi constitutionnelle de 1982, le Parlement du Québec a adopté en série des dispositions dérogatoires, notamment par la Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982. Cette loi prévoyait que toutes les lois québécoises s'appliquaient nonobstant la Charte canadienne. La Cour suprême du Canada a jugé que cet usage tous azimuts était valide[3]. Le Parlement du Québec a continué à adopter des dispositions dérogatoires systématiquement, jusqu'à l'élection de 1985 où le Parti québécois a perdu le pouvoir.

Une disposition dérogatoire a été ajoutée à la Loi 178, adoptée en 1988, afin de protéger la disposition de la Charte de la langue française qui empêchait l'affichage extérieur au Québec dans une autre langue que le français. Cette disposition dérogatoire n'a pas été renouvelée à son expiration en 1993 et l'affichage en anglais est maintenant permis à la condition que le français prédomine.

En juin 2019, une disposition dérogatoire a été ajoutée à Loi sur la laïcité de l’État.

Dans le reste du Canada

La disposition dérogatoire n'a été utilisée qu'à cinq reprises dans le reste du Canada, à chaque fois sans effet réel. Seul la Saskatchewan a réussi à adopter cette clause suivant ainsi les usages qui en ont été faits au Québec.

Yukon, 1982

L'Assemblée législative du Yukon l'a utilisée pour protéger le mode de nomination des membres de conseils[4]. La Loi n'est toutefois jamais entrée en vigueur.

Saskatchewan, 1986

En 1986, l'Assemblée législative de la Saskatchewan a adopté une disposition dérogatoire pour protéger une loi obligeant le retour au travail de syndiqués, interdisant ainsi la grève et le lock-out[4]. La disposition dérogatoire n'a pas été utile puisque la Cour suprême a jugé que la loi sur le retour au travail respectait la Charte canadienne[5]. La disposition dérogatoire n'avait donc pas lieu d'être.

Alberta, 2000

En 2000, l'Assemblée législative de l'Alberta a adopté une loi afin de définir le mariage comme une union restreinte aux couples hétérosexuels[4]. Or, la définition du mariage au Canada est une compétence du Parlement fédéral. La Loi n'a donc pas d'effet.

Saskatchewan, 2015

À la suite de la décision de la Cour suprême du 30 janvier 2015, qui a annulé la Loi sur les services essentiels de la Saskatchewan, le premier ministre Brad Wall a envisagé d'adopter la clause nonobstant pour protéger la capacité de la province de forcer les employés leur retour au travail, mais la province a préféré d'amender sa loi pour être conforme à la décision de la Cour suprême[6].

Saskatchewan, 2018

Le 1er mai 2017, l'Assemblée législative de la Saskatchewan a invoqué la clause dérogatoire pour annuler la décision de la Cour du Banc de la Reine dans l'affaire Good Spirit School Division no 204 c. Christ The Teacher Roman Catholic Separate School Division No 212 pour les étudiants non catholiques à fréquenter des écoles catholiques séparés financés par la province.[7] Mais le 30 mai 2018, la Loi sur la protection du choix d'école (Loi modifiant la Loi de 1995 sur l’éducation) a été adoptée[8].

Ontario, 2018

En août 2018, le gouvernement de l'Ontario a adopté la Loi sur l'amélioration des administrations locales (Loi 5), qui ordonnait au conseil municipal de Toronto de modifier ses limites électorales pour les prochaines élections municipales afin de les aligner sur les circonscriptions électorales fédérales et provinciales, soit de 47 à 25 quartiers. Le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford, a déclaré que le conseil actuel avait «échoué à donner suite aux problèmes critiques auxquels la ville était confrontée» et a réclamé des économies de 25 millions de dollars au cours des quatre prochaines années.[9] Le projet de loi était controversé à la fois pour son intention et au moment, alors qu’il était en pleine campagne électorale municipale. Les circonscriptions électorales avaient déjà été réalignées pour les élections de 2018 afin de passer de 44 à 47 quartiers, en regroupant plusieurs quartiers existants et en en ajoutant de nouveaux[10].

Le 10 septembre 2018, le juge de la Cour supérieure, Edward Belobaba, a déclaré inconstitutionnelle la loi, statuant que la population à peu près doublée qu’un seul membre du conseil devait représenter «brimait le droit des électeurs municipaux de voter. », et que la modification unilatérale des limites des circonscriptions électorales en pleine campagne entrave la liberté d'expression des candidats. Peu de temps après, Ford a annoncé son intention de déposer une loi autorisant l’invocation de la clause nonobstant pour annuler la décision.[11]

Cependant, à la suite d'une décision de la Cour d'appel de l'Ontario, la décision de maintenir à 47 sièges a été suspendue considérant qu' « Il n'est pas dans l'intérêt public de permettre que les élections imminentes se déroulent sur la base d'une décision douteuse qui invalide une législation dûment adoptée par la législature » [12]. Donc le gouvernement n'aura pas à recourir à la clause de dérogation.

Texte

« 33. (1) Le Parlement ou la législature d'une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d'une disposition donnée de l'article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte.

(2) La loi ou la disposition qui fait l'objet d'une déclaration conforme au présent article et en vigueur a l'effet qu'elle aurait sauf la disposition en cause de la charte.

(3) La déclaration visée au paragraphe (1) cesse d'avoir effet à la date qui y est précisée ou, au plus tard, cinq ans après son entrée en vigueur.

(4) Le Parlement ou une législature peut adopter de nouveau une déclaration visée au paragraphe (1).

(5) Le paragraphe (3) s'applique à toute déclaration adoptée sous le régime du paragraphe (4). »

— Article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés

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Moyens de contestation d'une loi dérogeant à la Charte canadienne

Tel qu'énoncé précédemment, la clause dérogatoire fédérale opère ses effets seulement pour les articles 2 et 7 à 15 de la Charte des droits et libertés. Elle n'a pas d'effet quant à la Loi constitutionnelle de 1867, ni quant aux articles de la Charte canadienne qui n'entrent pas dans le regroupement 2 et 7 à 15, ni quant aux autres parties de la Constitution du Canada. Si une loi lie l'État et qu'elle déroge à la Charte canadienne, il est en règle générale toujours possible de la contester, malgré la croyance populaire que l'utilisation de la clause nonobstant rend une loi inattaquable devant les tribunaux. Avant l'entrée en vigueur de la Charte canadienne, les citoyens canadiens pouvaient néanmoins contester une loi par des moyens traditionnels, bien que ceux-ci étaient moins efficaces. Ces moyens traditionnels sont toujours à la disposition du justiciable lorsque le législateur décide de déroger à la Charte canadienne.

La contestation de la Loi sur la laïcité de l'État[13] est un cas d'espèce plutôt significatif car contrairement à la situation qui prévalait au moment de l'arrêt Ford c. Québec (Procureur général)[14] pendant les années 1980, la Loi sur la laïcité contient également une disposition de dérogation à la Charte québécoise. Il faut savoir qu'une disposition de dérogation à la Charte québécoise rend la Charte québécoise essentiellement inutilisable devant les tribunaux, tandis qu'une disposition de dérogation à la Charte canadienne permet de conserver une certaine marge de manœuvre dans la Charte canadienne et dans les autres parties de la Constitution du Canada afin de contester la loi devant les tribunaux.

Un opposant à une quelconque loi utilisant la clause nonobstant fédérale dispose encore de plusieurs motifs de contestation en droit constitutionnel, quoique certains arguments ont un poids de persuasion plus important que d'autres en fonction des circonstances factuelles. D'abord, l'individu qui conteste la loi peut plaider que le partage des compétences fédérales et provinciales des articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 n'est pas respecté et que la province outrepasse son champ de compétence. En cas de conflit avec une compétence fédérale ou une loi fédérale, il peut plaider l'invalidité, l'inapplicabilité ou l'inopérabilité de la loi provinciale. Si la mesure législative touche à l'autonomie constitutionnelle des juges judiciaires, le juge judiciaire peut plaider la règle de l'indépendance judiciaire. Si la loi contestée assimile le député de l'Assemblée législative à un fonctionnaire, le député peut plaider qu'il possède un privilège parlementaire.

Le justiciable peut également plaider les principes non-écrits du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, où on affirme que la constitution du Canada est une constitution qui repose sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni. Il a en théorie la possibilité de faire ressortir dans sa plaidoirie les articles du Bill of Rights. Il peut ensuite plaider les dispositions de protection de l'éducation dans la langue des minorités linguistiques à l'article 23 de la Charte canadienne. Il peut plaider l'article 27 de la Charte qui préconise une interprétation de la Charte conforme au multiculturalisme. Il peut plaider l'article 28 de la Charte canadienne si la loi porte atteinte à l'égalité entre les hommes et les femmes ou si elle affecte les femmes de façon disproportionnée. Toutefois, les articles 27 et 28 ne donnent pas directement des droits aux citoyens, car ce sont des articles d'interprétation, mais ils peuvent néanmoins servir à interpréter la Charte dans son ensemble. Plus précisément, certains experts en droit constitutionnel sont d’avis que le début de l'article 28 (« Indépendamment des autres dispositions de la présente charte ») pourrait faire obstacle à l'application de la clause nonobstant à l'article 15 (1) CCDL en matière de discrimination sexuelle.[15],[16]

Un justiciable peut également plaider certaines règles constitutionnelles issues de la common law, puisque la common law fait partie de la Constitution du Canada. Ce recours à la common law peut faire valoir non seulement la common law canadienne, il peut aussi faire ressortir les arrêts canadiens du Comité judiciaire du Conseil privé ainsi que la common law britannique au moment où elle existait en 1867. Par exemple, l'arrêt Saumur c. Ville de Québec [17] de 1953 affirme que la liberté de religion est un principe fondamental et dit que c'est le gouvernement fédéral qui la protège. L'arrêt Big M. Drug Mart[18] de 1985 observe qu'il existe un rapport de connexité entre le multiculturalisme de l'art. 27 de la Charte et la liberté de religion. L'arrêt Roncarelli c. Duplessis[19] souligne l'importance du principe de l'État de droit face à un homme politique (Maurice Duplessis) qui avait sanctionné économiquement un citoyen en raison de son soutien à un groupe religieux minoritaire. Le justiciable peut prétendre que la loi a un objet déguisé, comme dans l'arrêt R. c. Morgentaler[20]. Il peut aussi plaider que l'objectif de la loi est formulé en des termes trop abstraits, contrairement aux exigences des arrêts Thomson et Dagenais. Il peut enfin prétendre que la loi contestée échoue le test Oakes de l'art. 1 de la Charte.

Référence

  1. « Disposition de dérogation », Grand dictionnaire terminologique, Office québécoise de la langue française, (consulté le ).
  2. « Charte canadienne des droits et libertés », Ministère de la Justice du Canada, (consulté le ).
  3. a et b Cour suprême du Canada, Ford c. Québec, (lire en ligne), [1988] 2 R.C.S. 712.
  4. a b et c Johansen et Rosen 2012, p. 8.
  5. Cour suprême du Canada, SDGMR c. Saskatchewan, (lire en ligne), [1987] 1 R.C.S. 460.
  6. « Brad Wall pourrait recourir à la clause dérogatoire », sur Radio-Canada, (consulté le )
  7. « Élèves non catholiques: La Saskatchewan invoque «la clause dérogatoire» », sur Radio-Canada, (consulté le )
  8. https://www.canlii.org/en/sk/laws/astat/ss-2018-c-39/latest/ss-2018-c-39.html?searchUrlHash=AAAAAQA1TG9pIHN1ciBsYSBwcm90ZWN0aW9uIGR1IGNob2l4IGQnw6ljb2xlLCBTUyAyMDE4IGMgMzkAAAAAAQ&resultIndex=1
  9. Agence QMI, « Ontario: Ford veut réduire de moitié la taille du conseil municipal de Toronto », Le Journal de Montréal,‎ (lire en ligne, consulté le )
  10. « Y a-t-il une taille idéale pour un conseil municipal? », sur Radio-Canada, (consulté le )
  11. « La Cour supérieure de l'Ontario annule la réduction du nombre d'élus à Toronto. », sur Journal de Montréal, (consulté le )
  12. « La Cour d'appel donne raison à Doug Ford », sur La presse, (consulté le )
  13. L.Q. 2019, c. 12
  14. [1988] 2 RCS 712
  15. Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 6e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, p. 1006.
  16. Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, vol. 2, 5 éd., Toronto, Carswell, 2016 (feuilles mobiles, mise à jour no 1, 2010), p. 55-64 et 55-65
  17. [1953] 2 SCR 299
  18. 1985] 1 RCS 295
  19. [1959] RCS 121
  20. [1993] 3 RCS 463

Bibliographie

  • David Johansen et Philip Rosen, La disposition dérogatoire de la Charte, Ottawa, Parlement du Canada, , 15 p. (lire en ligne).
  • Guillaume Rousseau, La disposition dérogatoire des chartes des droits : de la théorie à la pratique, de l’identité au progrès social, Institut de recherche sur le Québec, , 24 p. (lire en ligne)