Utilisatrice:Maylis Fromont/Brouillon Vision de Gunthelm

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La Vision de Gunthelm est un texte en prose attribué par tradition à Pierre le Vénérable (1094-1156). Il fut rédigé pendant qu'il était abbé à l'abbaye de Cluny, voire en 1161, cinq ans après sa mort selon les sources[1]. Dans le manuscrit original de Douai (bibliothèque Municipale 381, datant du XIIe siècle), cette vision est précédée du titre suivant : « Admirable et terrible vision de la gloire des bienheureux et des châtiments des damnés qu'a eue un novice de l'ordre de Cîteaux ». Le récit relate la vision d'un novice cistercien qui, conduit par Saint-Benoît dans l'au-delà, rencontre d'abord la Vierge et aperçoit le paradis puis, accompagné de l'archange Raphaël, visite l'enfer.

Il existe une version remaniée intitulée la vision d'un novice de Cîteaux. Elle provient d'un texte se trouvant dans un manuscrit de Cambridge datant du début du XVe siècle, mais on peut retracer ses origines au XIIe siècle ou au plus tard au début du XIIIe siècle[1]. Les similarités entre cette vision et celle de Gunthelm sont frappantes et c'est ainsi que l'on considère généralement que c'est une réécriture et remaniement de cette dernière. Ici, le novice est amené par la Vierge en songe devant trois chemins qu'il explore, puis voit deux portes du Paradis, avant d'être mis en garde du salut de son âme qui dépend de son obéissance et de son humilité.

Source et diffusion[modifier | modifier le code]

Pierre le Vénérable et ses moines, enluminure du XIIIe siècle.

Cette vision aurait été largement connue au Moyen-Âge car on la retrouve dans les écrits de Hélinand de Froidmont, sous une version plus abrégée, puis dans le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais qui sera d'ailleurs le seul à donner le nom de « Gunthelmus » au visionnaire cistercien[1]. Tous les manuscrits à part ce dernier s'accordent sur le nom de Guillaume (en anglais William) pour le novice[2]. Outre celui de Douai, qui est un manuscrit des œuvres de Pierre le Vénérable, il existe aussi deux versions norvégiennes de cette vision[1]. Elle aurait d'ailleurs été, sous cette forme en vieux norrois, une des visions les plus populaires et influentes de la Scandinavie à l'époque[2].

Le copiste du manuscrit de Douai 381, un dénommé Siger, y a ajouté une série de visions après le traité de l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable[3]. Il entretenait très certainement des liens directs avec Cluny et peut-être aussi avec Pierre de Poitiers, secrétaire de Pierre le Vénérable, ce qui le plaçait donc dans une position favorable pour rassembler un corpus complet et fiable des écrits du neuvième abbé de Cluny[2]. C'est pourquoi la vision de Gunthelm lui est attribuée, mais il est impossible de savoir vraiment qui en est le créateur. Dans aucun des manuscrits Pierre le Vénérable n'est cité comme l'auteur et ce sont plutôt les circonstances et certaines idées, comme celle sur l'importance des confessions, qui ont popularisé cette hypothèse[2]. Aucune copie en anglais n'existe au British Museum de nos jours, malgré le fait que cette vision se serait déroulée sur les îles britanniques[2].

Quoi qu'il en soit, elle fut composée par des moines cisterciens entre 1128 et 1161[3], certainement par quelqu'un vivant en France[4]. La vision en elle-même s'était peut-être déroulée à l'abbaye de Rievaulx dans le Yorkshire[4]. Il y avait dans cette abbaye à cette époque deux moines nommés Matthew et William, ainsi que certaines personnes qui trouvaient la règle de l'abbé Ailred trop laxiste[4]. Ces éléments correspondent donc bien à la vision de Gunthelm, ce dernier plus communément mentionné en tant que William (Guillaume) ; Matthew (Mathieu) est un moine de la même abbaye qu'il va rencontrer au paradis et qui se lamente du relâchement de la règle de leur monastère[2].

Beaucoup d'historiens ont d'ailleurs observé que les écrits les plus prospères dans les monastères cisterciens sont ceux des visions du paradis, du purgatoire, de l'enfer et des miracles qui parlent des questionnements se trouvant au cœur de la vie religieuse[5]. Ainsi, la vision de Gunthelm a pu circuler très largement dans ces cercles cisterciens dont l'orientation eschatologique est apparente.

Description[modifier | modifier le code]

Il s'agit d'une description faite par Giles Constable du manuscrit original de Douai, qui se trouve dans The Vision of Gunthelm and other Visions attributed to Peter the Venerable dans Revue bénédictine, édition de Giles Constable, t. 66, 1956, pp. 92-113.

Gunthelm est un anglais décrit comme étant très courageux, ce qui lui a valu de se faire couvrir de gloire. Ayant commis de nombreux péchés, il cherche à se racheter et à obtenir son salut en allant à la croisade. Il s'arrête dans un couvent cistercien et on lui conseille à la place de faire vœu de pénitence au monastère. Après réflexion, il ne peut s'empêcher de vouloir combattre, décide d'ignorer ce conseil et de faire tout de même le voyage à Jérusalem.

Attaqué en pleine nuit dans le monastère par le démon déguisé en singe, le novice est gravement blessé et est alité pendant trois jours. Lui apparaît alors saint Benoît, qui guide son esprit dans l'au-delà. Après une ascension difficile, ils atteignent un jardin dans laquelle se trouve une petite chapelle, habitée par la Vierge et des fidèles. Le novice fait ses vœux monastiques devant la sainte mère et rencontre peu après Matthieu, un moine qui avait vécu dans le même monastère où se trouve Gunthelm. Il lui demande d'inciter l'abbé à suivre plus soigneusement la règle de l'ordre et conseille au novice de rester obéissant et humble.

Saint Benoît confie ensuite Gunthelm à l'archange saint Raphaël, qui lui montre d'abord les diverses beautés qui se trouvent au paradis. Sous un arbre majestueux il aperçoit Adam, qui est recouvert petit à petit du "manteau de justice, la robe d'immortalité[1]" grâce aux actions des hommes justes sur Terre.

Saint Raphaël le conduit après coup dans l'abîme, où il voit des cheminées recrachant les cendres produites par le feu éternel. Il est aussi témoin de la torture de plusieurs hommes qui, étant de grands pécheurs durant leur vie, se font désormais torturer pour l'éternité. Un peu plus loin, le novice assiste aux châtiments d'hommes d'église qui ont commis divers péchés et se font ici violemment brutaliser par des démons à coups de bâtons. Plus loin encore au fond de l'enfer, Saint Raphaël lui montre une roue en feu sur laquelle est attaché Judas, précipité sans fin dans le gouffre de l'enfer.

Le novice et son guide remontent ensuite au monde supérieur et ils observent un ange qui guide le soleil sur la terre des vivants. Saint Raphaël se sert de cela pour démontrer la grâce de Dieu et son amour pour les hommes à qui il offre la dignité. Il déclare par la suite que chaque individu possède un ange gardien qui veille sur lui, le préserve de tous les dangers et l'aide dans chaque chose qu'il entreprend.

Gunthelm est ensuite rapporté dans son corps après qu'on lui ait ordonné de ne raconter son voyage visionnaire qu'à son abbé lors d'une confession. Le novice désobéit et commence à raconter son récit à ses frères lorsque saint Benoît apparaît, le frappe de son bâton et lui retire la parole pendant neuf jours. Après cela, il se confit enfin à l'abbé qui lui, n'ayant pas reçu ordre de garder le silence, partage le récit de la vision.

Description de la vision d'un novice de Cîteaux[modifier | modifier le code]

Il s'agit d'une description selon la traduction faite par Giles Constable dans Petrus Venerabilis, Studies and Texte commemorating the eight centenary of his death, Studia Anselmiana, 1956, pp.95-98.

La vision parle d'un homme riche et honoré qui décide d'entrer en religion et fut ainsi reçu dans un couvent de l'ordre de Cîteaux. Il décide peu après qu'il n'est pas digne de faire ses vœux à cause des nombreux péchés qu'il a commis. Il décide d'avouer ces derniers en confession. L'abbé le rassure et lui recommande de ne pas participer à la messe pendant un certain temps. Le diable sème alors en lui la honte et la culpabilité, il a peur alors de se faire juger par les autres en s'abstenant de célébrer la messe.

Une nuit, la Vierge lui apparaît en songe et lui demande de la suivre. Le novice est guidé à une intersection de trois voies et la mère de Dieu lui dit d'emprunter celle se trouvant au milieu avant de disparaître. Curieux, car la voie de droite indique souvent le bien, il désobéit et prend celle ci. Il arrive à une maison d'où s'échappe des exclamations de joies et de la musique. Il décide de rebrousser chemin car de telles manifestions joyeuses ne lui sont pas permises selon les règles de son ordre.

Il emprunte ensuite la voie de gauche et tombe sur une bâtisse qui est l'opposé de la première, car il s'y échappe des lamentations et le novice est pris de peur. Il décide enfin de suivre la voie du milieu. Il arrive devant une maison en ruine occupée par un dragon crachant des flammes et qui s'apprête alors à se jeter sur lui. La Vierge intervient et le sauve. Elle l'emmène devant un bâtiment majestueux flanqué de deux portes, l'une délabrée et l'autre neuve et magnifique. Marie lui indique que cette maison est le Paradis et que le dragon était une manifestation de son péché. La première porte est celle qu'empruntent les Clunisiens mais qui se dégrade car ils ne font plus preuve d'obéissance envers la règle. La deuxième est celle des frères de Cîteaux, qui sont adorés de la Vierge. Elle conseille au novice d'avouer son péché publiquement afin d'obtenir le salut et de raconter sa vision à tous. Il se réveille alors et suivant les indications de la vierge Marie, est libéré du diable et se consacre au service de la sainte mère.

Ressemblances et différences entre les des deux versions[modifier | modifier le code]

Les visionnaires sont tous deux des hommes comblés d’honneurs chevaleresques mais désireux de racheter leurs péchés pour obtenir le salut de leur âme. Ils hésitent à rentrer dans un ordre monastique cistercien mais demandent tout de même conseil à des autorités spirituelles. C'est dans ce contexte là qu'ils vont éprouver leurs visions. Ces dernières se manifestent lorsque le visionnaire est dans un état léthargique. La nuit est une période durant laquelle on considérait que les contacts entre les deux mondes, terrestre et céleste, étaient favorisés[6]. Ces circonstances sont donc favorables au passage d'un état corporel à une condition extatique[6].

La Vierge est aussi un personnage que les novices rencontrent dans ces deux visions et ils lui offrent directement leurs services.

Malgré ces ressemblances, le novice de Cîteaux ne rencontre personne d'autre que la mère de Jésus durant son périple et il est principalement seul. Il subit une épreuve qui rappelle celle que l'on retrouve dans la quête pour le saint Graal dont les récits apparaissent à la même époque que l'écriture présumée de la vision[1]. Gunthelm visite l'au-delà accompagné par deux guides qui lui montrent le paradis et l'enfer. Le novice de Cîteaux, lui, ne voit que deux portes menant au Paradis mais reste à l'extérieur de cette magnifique forteresse. Les deux maisons qu'il aperçoit semble être des allégories entre la joie et le malheur excessifs ; le dragon représente son péché, comme la Vierge le lui a indiqué.

Saint Benoit ordonne au novice Gunthelm de ne raconter sa vision qu'à son abbé supérieur et il est puni lorsqu'il n'obéit pas. Le novice de Cîteaux doit se confesser publiquement le lendemain devant tout le monde et raconter sa vision. La confession est donc un élément commun important dans la diffusion de ces deux visions même si l'une est privée et l'autre est totalement publique. Cette dernière était, au XIIe siècle, encore présente dans les monastères mais abandonnée pour les laïcs ; l'Eglise va par la suite populariser la confession auriculaire[1].

Contexte et analyses des visions[modifier | modifier le code]

La question de la croisade[modifier | modifier le code]

Louis VII et l’empereur Conrad III partant à la deuxième croisade (1146-1149). Enluminure du XIVe siècle, Bibliothèque nationale de France.

Les croisades produisent beaucoup de remous parmi les différents ordres religieux et les cisterciens estiment eux qu'il ne suffit pas de participer à une croisade pour sauver son âme[7]. La vie claustrale est supérieure à toute autre car c'est un combat quotidien contre soi pour rendre gloire au Christ[8]. Ils considèrent tout de même que le combat pour la conquête du tombeau du Christ et de la Terre Sainte est très estimable, comme en témoigne par ailleurs le rôle capital que va jouer Saint-Bernard dans la seconde croisade[8]. On se méfie du moine gyrovague qui voyage de monastère en monastère en refusant ainsi la stabilité que lui offre une vie religieuse en sanctuaire[8]. On se garde donc un peu aussi du pèlerin armé qui part pour Jérusalem et qui rencontre de nombreuses tentations durant ses voyages, ces dernières risquant facilement de le faire glisser dans le vice. Pierre le Vénérable dira ceci sur le sujet, en se basant sur les pensées du poète romain Horace : « Ceux qui courent les mers changent de ciel, mais pas d'esprit[8]" ». En effet, la véritable patrie sainte pour ces religieux est la Jérusalem céleste. C'est ainsi que dans la vision de Gunthelm, il est dit au novice que « […] la vue de cette ville dont personne n'est le citoyen, […], ne serait d'aucune utilité pour ton salut[1] ».

Pour Gunthelm et le novice de Cîteaux, la vie monastique à laquelle ils décident de se soustraire à la fin pour obtenir le salut traduit bien l'opinion des ordres monastiques bénédictins envers les croisades de l'époque. Dans la Règle de Saint-Benoît il est dit d'ailleurs que les pèlerins sont « esclaves de leurs désirs ne cherchant qu'à bien manger[7]». Ainsi la morale des deux visions est la suivante : la vie stable monastique, qui demande obéissance et humilité, est supérieure à toute autre, particulièrement à celle des pèlerins et des croisés. C'est cette voie du milieu que le novice de Cîteaux emprunte, faisant de cette vision un vrai plaidoyer pro domo[1].

Pierre le Vénérable était d'ailleurs un grand prêcheur de la vie érémitique. Il désirait s'y vouer complètement mais à cause de ses responsabilités, il devait se contenter d'un hermitage dans son cœur, qui était solennellement consacré à la voix de Dieu et coupé du tumulte du monde terrestre[9]. Il privilégiait donc les pratiques ascétiques pour le bien de l'esprit, mais ses pensées et pratiques ne le coupa pas du monde extérieur pour autant car il accueillait les laïcs dans la vie monastique de Cluny et les missions caritatives en dehors des murs de l'abbaye étaient foisonnantes[9].

Les visions cherchaient aussi sûrement à vouloir dissuader les jeunes novices de prendre les armes et de participer aux croisades, les abbés ayant peur d'un manque de recrutement dans leurs rangs[2]. Cluny était d'ailleurs réputée pour accueillir beaucoup de novices ; le motif étant surtout de sauver des âmes et d'enrôler le plus possible de soldats dans le grande armée de Dieu[10].

Tensions entre Cluny et Cîteaux[modifier | modifier le code]

L'abbaye de Cluny telle qu'elle était au temps de saint Bernard et de Pierre le Vénérable.

Les controverses entre les deux ordres monastiques, celui de Cluny et celui de Cîteaux, vont atteindre leur apothéose pendant la période où Pierre le Vénérable et Saint-Bernard sont tous les deux à la tête de leur ordre respectif[11]. Saint-Bernard se serait opposé à l'ordre de Cluny dans une lettre à Robert de Châtillon ainsi que dans son texte de l'Apologie[11]. Dans ce dernier, il s'exprime ainsi sur le sujet :

« Si je m'en prends aux vices des hommes et non à l'ordre où ils sont entrés, au lieu de m'accuser d'attaquer un ordre religieux, on devra trouver que je combats pour lui. […] Quant à ceux à qui mon langage déplaira, ils montrent assez qu'ils n'aiment point leur ordre, puisqu'ils ne peuvent souffrir qu'on en condamne la corruption, en attaquant les vices. A ceux-là, je répondrai par ce mot de Saint Grégoire : il vaut mieux causer du scandale que d'abandonner la vérité[11] ».

Il défend ainsi ses propos en avançant l'idée qu'il fait cela pour l'intérêt de l'ordre lui-même et que la vérité doit dominer les remous et les scandales[11]. L'intention de l'ecclésiastique fut donc vraisemblablement mal interprétée et seulement sa critique du mode de vie clunisien fut retenue[11]. Pierre le Vénérable va défendre son ordre dans plusieurs lettres et essaiera d'établir des réformes[9].

Ces critiques contre l'ordre de Cluny étaient principalement étayées par les problèmes économiques que subissaient les abbayes de cet ordre[11]. En se basant sur les propos de saint Bernard, les cisterciens accusaient les abbés clunisiens de vivre comme des seigneurs et de dépenser beaucoup trop d'argent à des fins personnelles[11]. Ainsi, ce sont de véritables conflits de gestion de la vie monastique qui se sont formés durant cette époque charnière. Il semblerait que les cisterciens considéraient que l'ordre de Cluny devait être réformé ; une des raisons étant que Cluny représentait un type plus ancien de monachisme dont on se méfiait durant ces périodes de réformes[10]. Une certaine pensée compétitive avait pu aussi jouer un rôle dans ces reproches cisterciens car Cluny gagnait de plus en plus d'influences en Europe[10]. En effet, des projets importants d'expansion avaient commencé plus tôt dans le XIe siècle et continuèrent à Cluny au XIIe[10]. Cela suscita des réprobations chez plusieurs ecclésiastiques qui poussèrent en avant l'argument d'une vie clunisienne trop fastueuse[10].

C'est dans ce contexte que dans la vision d'un novice de Cîteaux, la Vierge émet ces paroles lorsqu'elle explique à ce dernier la signification des deux portes : « La porte brisée et ébréchée, au fronton obscur, est celle qu'empruntaient les Clunisiens à l'époque où ils menaient une sainte vie et maintenaient leur ordre dans l'obéissance ; mais il en est tout autrement aujourd'hui, car leur porte s'est dégradée de jour en jour, et s'ils étaient sages, ils devraient en éprouver une grande affliction[1] ». La Vierge ici exprime bien le jugement porté sur les modes de vie de Cluny par les cisterciens, qui eux se placent alors comme modèle car leur « porte ornée de perles[1]» possède la faveur de la sainte mère et un accès direct au paradis.

Le moine Mathieu que Gunthelm rencontre au jardin du paradis lui demande de dire à leur abbé qu'il faut surveiller la bonne obéissance de la règle dans son monastère. Ceci est donc très certainement une remontrance de la part de l'auteur envers certains abbés qui ne sont pas assez stricts et permettent le relâchement parmi les pratiques exigeantes et dures de la vie monastique.

Pierre le Vénérable adorant la Vierge Marie, enluminure du XIIIème siècle.

Le rôle de la Vierge[modifier | modifier le code]

La Vierge joue un rôle important dans les deux visions. Elle est honorée par l'ordre des bénédictins et ses différentes branches. La vision de Gunthelm est une des visions les plus anciennes dans laquelle elle a un tel impact[1]. C'est elle qui a donné l'ordre à saint Benoît d'amener le novice à elle afin qu'il prête serment pour la servir[1]. Elle se trouve dans une petite chapelle suspendue en l'air, dans un merveilleux jardin, entouré d'hommes assis en cercle et habillés de blanc[1], caractéristique des moines cisterciens[10].

C'est elle qui apparaît au novice de Cîteaux et le guide dans l'au-delà. Elle le mène devant trois chemins et lui dit de prendre celui du milieu puis disparaît[1]. Elle le sauvera aussi par la suite du dragon qui occupe cette même voie du milieu, le mène devant les deux portes représentant l'ordre clunisien et l'ordre cistercien afin de le mettre en garde des péchés qu'il a commis et dont il doit se repentir[1]. Elle est donc ici le guide dans l'au-delà, place qui est occupée généralement dans les visions par des anges ou des saints.

L'échelle céleste[modifier | modifier le code]

Saint-Benoît et Gunthelm commencent leur voyage en gravissant des degrés rocheux sur lesquels sont assis des démons qui harcèlent le novice durant toute la durée de l'ascension céleste. Celle ci est un thème iconographique très populaire au Moyen-Age[12]. Ce phénomène remonte au récit de la vision de Jacob à Béthel (Genèse 28, 10-22), qui voit une échelle, ou escalier selon les traductions, faisant le lien entre la Terre et les cieux et qui est parcouru par les anges[12]. Saint Benoît lui-même a aidé à populariser cette thématique avec l'échelle de l'humilité du chapitre sept de la Règle, cette dernière étant à la base des modes de vie des bénédictins, donc de l'ordre cistercien et de celui de Cluny[12]. La roche aux mille étages que l'on retrouve dans la Vision de Saint-Paul rappelle aussi ces degrés que Gunthelm doit monter[1]. Ainsi, il n'est pas surprenant de voir apparaître cette ascension céleste dans la vision de Gunthelm, d'autant plus qu'elle est communément associée à la quête morale et à la pénitence, c'est précisément ce que le novice est en train d'entreprendre[1].

L'enfer[modifier | modifier le code]

La première torture que Gunthelm voit en enfer et celle d'un homme assis sur un trône de feu et entouré des belles femmes qui l'obligent à avaler des bougies allumées et passent par ses intestins pour ressortir par le pénis dudit pécheur. Cette scène peut-être comprise comme étant une sorte d'imitation morbide de la conception, un processus de la naissance ayant pour but la purification du péché charnel avec la flamme phallique qui rappelle ici la lumière de Dieu sur Terre[13]. Cet acte sexuel est totalement dépourvu de sensualité et la torture que l'homme subit (une allégorie de l'ingestion de sa propre virilité) a pour but de l'en détourner[13]. Cette torture englobe tout le symbolisme autour de l'interdit sexuel et les démons déguisés en belles femmes illustrent la confusion sexuelle des ecclésiastiques médiévaux, qui les pousse à la misogynie[13]. D'ailleurs, on sait que l'abbé de Cluny était concerné par les excès de la chair et avait participé aux efforts de l'Eglise pour contrôler la sexualité dans les mariages[3].

Le visionnaire aperçoit aussi en enfer un chevalier sur un destrier enflammé, tirant derrière lui un froc de moine. Son guide lui raconta que cet homme entra en religion en fin de vie, non pas par pénitence mais afin d'être bien perçu. Il ne montra, par conséquent, que peu de piété et de sincérité. Ce passage est vraisemblablement dirigé ad hominem afin de garantir la stabilité du novice au sein de la vie monastique et de l'empêcher d'entreprendre un pèlerinage à Jérusalem[2].

Les tortures en enfer reflètent donc les péchés commis durant la vie terrestre et les malheureux sont punis en rejouant douloureusement leurs erreurs, dans une sorte de théâtre grotesque et sadique[2].

Eléments d'autres visions et postérité[modifier | modifier le code]

Le cavalier en feu que le novice aperçoit en enfer refait une apparition dans la vision de Turchill, ainsi qu'Adam et son demi-manteau tissé par les bienfaits des hommes[1]. Saint Benoît est remplacé dans cette vision par Saint Domnin et ils ont tous les deux un saut d'humeur, avec le coup de bâton que reçoit le novice dans la vision de Gunthelm, remplacé chez Turchill par un coup de fouet au diable[1]. La roue enflammée, réservée à Judas dans la vision, rappelle celle que saint Paul voit en enfer et Owein dans sa vision du purgatoire[1]. La vision de Gunthelm semble aussi être à l'origine du thème du pécheur qui doit rejouer ses péchés terrestres, élément qui apparaît dans la vision de Turchill[2].

Le fait que les guides célestes répondent aux questions silencieuses du novice rappelle celles de Dante à Virgile dans la Divine Comédie[2].

On retrouve les marches montant au paradis dans la vision de Perpetua et la vision d'Alberic[2].

Les deux visions eurent des influences réformatrices sur les novices. On retrouve cette notion dans d'autres textes visionnaires comme la vision de Fursy ou encore la vision de Drythelm[2]. Toutes les deux se retrouvent d'ailleurs dans Historia Ecclesiastica de Bède le Vénérable[2].

Références[modifier | modifier le code]

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Bibliographie[modifier | modifier le code]

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  • Alexandre Micha, Voyages dans l'au-delà : d'après des textes médiévaux, IVe-XIIIe siècles, Paris, Klincksieck, , 197 p. (ISBN 2-252-02876-9).
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Catégorie:Poème visionnaire Catégorie:Œuvre religieuse du Moyen Âge