Mesure de Dieudonné
La mesure de Dieudonné est un exemple de mesure borélienne (finie) sur un espace topologique compact à laquelle font défaut les propriétés usuelles de régularité : ce n'est pas une mesure de Radon.
L'exemple date de 1939, et est dû à Jean Dieudonné[1].
Définition
Soit le premier ordinal non dénombrable et l'espace topologique , (muni de la topologie de l'ordre), qui est un espace compact.
On définit une fonction d'ensembles sur l'ensemble des parties de par :
- si ∪ {} contient un compact non dénombrable ;
- sinon.
La restriction de cette fonction d'ensembles à la tribu borélienne se révèle être une mesure de probabilité, qui ne prend que les valeurs 0 et 1 : la mesure de Dieudonné.
Justification du fait que μ est une mesure sur les boréliens
On peut montrer ceci en passant par les étapes intermédiaires suivantes :
Étape 1 : si est une suite de compacts non dénombrables de , leur intersection est également un compact non dénombrable.
- Preuve : La compacité est claire, il faut montrer la non-dénombrabilité de l'intersection des , ce qui revient à montrer qu'elle contient des ordinaux dénombrables arbitrairement grands. Soit un ordinal dénombrable ; comme n'est pas dénombrable, on peut choisir un ordinal dénombrable de supérieur ou égal à ; de proche en proche on construit un de supérieur ou égal à puis toute une suite croissante d'ordinaux dénombrables où est pris dans , dans , dans , dans , dans , dans , dans , dans , dans , etc...
- Cette suite croissante converge vers un ordinal dénombrable plus grand que . Pour chaque entier , cet ordinal est limite d'une suite d'éléments du fermé et appartient donc à . C'est ainsi un élément de leur intersection plus grand que .
Étape 2 : soit et deux parties de . Si , et se rencontrent.
- Preuve : soit un compact non dénombrable inclus dans ∪ {} et un compact non dénombrable inclus dans ∪ {}. En appliquant l'étape 1 à la suite (, , , , ...), on trouve une infinité d'ordinaux éléments de ∩ mais pas égaux à ; ce sont autant d'éléments de ∩ .
Étape 3 : soit ℰ l'ensemble des parties de telles que ou \ . Cet ensemble ℰ est une tribu.
- Preuve : la présence du vide et la stabilité par complémentaire sont claires, il convient de vérifier la stabilité par réunion dénombrable. Soit une suite d'éléments de ℰ. Si l'un au moins vérifie , il est clair que leur réunion aussi, donc qu'elle est dans ℰ ; le seul cas posant difficulté est ainsi celui où pour tout entier . Par définition de ℰ, ceci entraîne que \ pour chaque , donc qu'il existe un compact non dénombrable inclus dans (\ ∪ {}. En appliquant l'étape 1 à l'intersection de cette suite de compacts non dénombrables, on constate que le complémentaire de la réunion des est aussi un ensemble sur lequel vaut 1.
Étape 4 : la restriction de à la tribu ℰ est une mesure.
- Preuve : Le point à vérifier est la σ-additivité. On va considérer une suite d'éléments de ℰ deux à deux disjoints.
- Au vu de l'étape 2, il est impossible qu'il y ait plus d'un indice pour lequel ;
- S'il y a exactement un indice pour lequel , l'additivité est évidente ;
- Supposons que pour tout . La preuve de l'étape 3 a montré que le complémentaire de la réunion des était un ensemble sur lequel prenait la valeur 1 ; l'étape 2 prouve donc que sur la réunion des , prend la valeur 0.
Étape 5 : tous les boréliens appartiennent à la tribu ℰ.
- Preuve : la tribu borélienne étant engendrée par les fermés (c'est-à-dire ici les compacts), il suffit de montrer que tout compact est dans ℰ. On considère , compact de .
- Si n'est pas dénombrable, il contient un compact non dénombrable (lui-même !) et donc , ce qui prouve que est dans la tribu ℰ ;
- Si est dénombrable, il existe un ordinal dénombrable strictement plus grand que tous les éléments de \ {}. La considération du compact non dénombrable montre alors que \ , donc que est dans ℰ.
Propriétés
- La mesure de Dieudonné n'est pas extérieurement régulière : la mesure du singleton {} vaut 0, mais celle de tout ouvert le contenant vaut 1.
- Par passage au complémentaire sur cet exemple, on constate qu'elle n'est pas davantage intérieurement régulière : l'intervalle est de mesure 1, mais tout compact contenu dans cet intervalle est de mesure nulle.
- La mesure de Dieudonné montre que des conditions relativement techniques de régularité sont incontournables dans l'énoncé du théorème de Riesz de représentation par une mesure, même sur un espace compact : sur l'espace des fonctions continues de vers R, la forme linéaire qui associe à chaque fonction la valeur () peut être représentée comme l'intégrale de par rapport à la mesure de Dirac en , mais est aussi l'intégrale de par rapport à la mesure de Dieudonné[2].
Références
Sauf note spécifique, l'ensemble de l'article est issu de la consultation de Vladimir Bogacev, Measure Theory, vol. 2, Springer, (ISBN 978-3-540-34513-8, lire en ligne), p. 68-69.
- Jean Dieudonné, « Un exemple d’un espace normal non susceptible d’une structure uniforme d’espace complet », C. R. Acad. Sci. Paris., vol. 209, , p. 145-147 (cette référence bibliographique provient également de l'ouvrage de Bogacev consulté à l'appui de l'ensemble de l'article).
- Cette remarque est à peu près explicite dans (en) Martin Väth, Integration Theory: a Second Course, World Scientific, (ISBN 978-9-81238115-6), p. 122.