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Ultracrépidarianisme

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William Hazlitt, l'introducteur en 1819 du mot ultracrépidarianisme dans le lexique anglais.

L’ultracrépidarianisme est un comportement consistant à donner son avis sur des sujets à propos desquels on n’a pas de compétence.

Étymologie

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Le mot ultracrépidarianisme est un barbarisme dérivé de la locution latine « Sutor, ne supra crepidam », qui signifie littéralement « Cordonnier, pas plus haut que la chaussure ! » et qui équivaut à l'expression moderne « À chacun son métier, et les vaches seront bien gardées. »

Le proverbe a pour origine une anecdote racontée par Pline l'Ancien : un cordonnier, entré dans l’atelier du peintre Apelle pour passer une commande, observe les œuvres du peintre et lui signale une erreur dans la représentation d’une sandale. Le peintre la corrige. Mais, lorsque le cordonnier émet d’autres critiques, le peintre lui répond : « Ne supra crepidam sutor judicaret » (« un cordonnier ne devrait pas émettre de jugement au-delà de la chaussure »)[1],[2].

Définition

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Le terme anglais ultracrepidarianism est attesté pour la première fois en 1819 dans un texte de l'écrivain William Hazlitt (1778-1830) à propos d'un critique littéraire trop ambitieux. La forme française apparait seulement en 2014[2].

L'ultracrépidarianisme consiste à s'exprimer hors de son domaine de compétence. D’aucuns considèrent que ce comportement s’explique dans certains cas par un biais cognitif qui conduit les moins qualifiés dans un domaine à surestimer leur niveau de compétence par rapport à ce domaine[3]. Ce biais, connu sous le nom d'« effet Dunning-Kruger », a été étudié à la fin du XXe siècle par les psychologues américains David Dunning et Justin Kruger.

L’ultracrépidarianisme peut relever, dans certains cas, de l'utilisation d’un argument d'autorité. Par exemple, la « maladie du Nobel », cas particulier d’ultracrépidarianisme, consiste pour un lauréat du prix Nobel à sortir de son champ réel de compétence, au risque de défendre publiquement des théories infondées, voire pseudo-scientifiques[4].

Popularité francophone

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En 2019-2020, la notion connaît un regain d'intérêt avec l'apparition de la Covid-19[3], maladie commentée avec assurance par nombre de non-spécialistes, prodigues en opinions et injonctions. Le physicien et philosophe des sciences Étienne Klein souligne cette tendance dans plusieurs écrits[5] et interviews[6], la trouvant naturelle mais accrue dans le contexte de la crise sanitaire, à parler de choses qu'on ne connaît pas plutôt que de reconnaître son ignorance devant les médias[7], souvent en introduisant le propos par la formule : « Je ne suis pas médecin, mais je pense que… ».

Allant plus loin dans la catachrèse[8], la notion de libertés individuelles évolue, dans l'ultracrépidarianisme, en droit citoyen à réfuter les connaissances scientifiques, techniques et médicales acquises, et à adopter des croyances, des traditions, des attitudes et des manières de vivre différentes au nom de la liberté de conscience et du respect des cultures[9] : la question de l'excision et de l'infibulation est un exemple de ce type de débats[10].

Le zoologiste Guillaume Lecointre explique par l'anonymat[11] et l'équivalence des contributions[12] sur le Web et les réseaux sociaux, le développement de l'ultracrépidarianisme[13] : à propos de Wikipédia, il estime dans Charlie Hebdo (2004) que « l'identification du signataire fait partie de l'information scientifique, puisqu'elle permet de retourner aux sources pour toute vérification et recoupement » et : « il vaut mieux un mauvais texte signé, plutôt qu'un texte moyen non signé. Les "ultralibéraux" et les "anarchistes" autoproclamés des encyclopédies libres récusent que des intellectuels puissent avoir pour tâche de délivrer gratuitement de la connaissance […] pour laquelle ils ont un haut degré d'expertise. Cela s'appelle les chercheurs payés par l'État »[14].

En Belgique, « ultracrépidarianisme » est élu « Mot de l'année 2021 » dans le cadre d'un sondage organisé par Le Soir et la RTBF[15].

Notes et références

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(en) Cet article est partiellement ou en totalité issu de l’article de Wikipédia en anglais intitulé « Ultracrepidarianism » (voir la liste des auteurs).
  1. « "Vous avez de ces mots" : {Ultracrépidarianisme}, fallait oser ! », sur Le Soir, (consulté le ).
  2. a et b « ultracrépidarianisme - Définition du mot - Dictionnaire Orthodidacte », sur dictionnaire.orthodidacte.com (consulté le )
  3. a et b Nicolas Villain, « Ultracrépidarianisme, biais cognitifs et Covid-19 », Revue de neuropsychologie, 2020/2, p. 216-217, [lire en ligne].
  4. Magda Antoniazzi, « Petit guide des prix Nobel qui sont complètement partis en vrille », sur Vice, (consulté le ).
  5. Étienne Klein, Le goût du vrai, Collection Tracts, Gallimard, 2020, 64 p.
  6. Étienne Klein, « L'ultracrépidarianisme, l'art de parler de ce qu'on ne connaît pas », sur Brut, 7 septembre 2020, 3 min 51 s
  7. Etienne Klein - "Il faut distinguer la recherche et la science …" youtube LCI, 5 août 2020.
  8. Groupe µ, Rhétorique générale, Larousse, coll. « Langue et langage », 1970.
  9. D.L. Horowitz, (en) « Patterns of Ethnic Separatism », in : Comparative Studies in Society and History, vol. 23, pp. 165-95, année 1981, et in John A. Hall, (en) The State: Critical Concepts, Routledge, 1994 - [1].
  10. (en) « Research at DfE - Department for Education », sur dfes.gov.uk.
  11. Mélinée Le Priol, « Réseaux sociaux : la levée de l’anonymat fait débat entre les députés », La Croix,‎ (ISSN 0242-6056, lire en ligne, consulté le )
  12. Loïc Blondiaux, « Le nouveau régime des opinions : naissance de l'enquête par sondage », dans Mil neuf cent n° 22 (revue d'histoire intellectuelle) 2004/1, pages 161 à 171, [2].
  13. Alain Degenne et Michel Forsé, Les réseaux sociaux. Une approche structurale en sociologie, 2e édition, Armand Colin, « collection U », Paris 2004, 295 pages.
  14. « Charlie ramène sa science » Guillaume Lecointre et Antonio Fischetti. Éd. Vuibert - Charlie Hebdo ; (ISBN 2-7117-7159-8) - L'article intitulé « Encyclopédies libres : après le fast-food, la fast-science », initialement publié dans le journal Charlie Hebdo (n° 650 du 1er décembre 2004).
  15. « «Ultracrépidarianisme» est le nouveau mot de l’année 2021 », sur Le Soir, (consulté le )

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Bibliographie

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  • (en) Stephen M. Perle, « Quomodocunquize, Ultracrepidarian, Boundary Violation », Dynamic Chiropractic, vol. 24, no 21,‎ (lire en ligne)
  • (en) David H. Kaye, « Ultracrepidarianism in Forensic Science: The Hair Evidence Debacle », Washington & Lee Law Review Online, vol. 72,‎ , p. 227-254 (lire en ligne)
  • Nicolas Villain, « Ultracrépidarianisme, biais cognitifs et Covid-19 », Revue de neuropsychologie, 2020/2, p. 216-217, [lire en ligne]

Articles connexes

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Liens externes

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