Utilisateur:Loudon dodd/Brouillon

Une page de Wikipédia, l'encyclopédie libre.

Critique de la critique littéraire[modifier | modifier le code]

Si l'œuvre de Julien Gracq a rapidement engendré une foule de commentaires et d'analyses universitaires[1], leur auteur s'est souvent montré dubitatif, voire hostile face aux entreprises exégétiques, qu'elles concernent ou non ses propres ouvrages. Outre la réserve qui l'a conduit à se maintenir à distance du premier grand colloque organisé autour de son œuvre, auquel il n'a pas participé[2], Gracq, à plusieurs reprises, a précisé dans ses livres quels étaient ses griefs contre la critique savante (ce qui ne l'a pas empêché à l'occasion de recevoir des chercheurs travaillant à l'exégèse de ses livres[3].)

Dans un des fragments de Lettrines (1967), Julien Gracq a ainsi reproché à celle-ci de tronquer ses objets d'étude pour les faire entrer dans le lit de Procuste de la théorie :

«  Psychanalyse littérairecritique thématiquemétaphores obsédantes, etc. Que dire à ces gens qui, croyant posséder une clef, n'ont de cesse qu'ils aient disposé votre œuvre en serrure ?[4]  »

Ce qui est visé ici au premier chef, ce sont quelques-unes des grandes théories interprétatives de l'époque : la critique psychanalytique, le freudo-marxisme et la méthode psychocritique de Charles Mauron, qui avait en 1963 publié Des métaphores obsédantes au mythe personnel (chez le même éditeur que Julien Gracq.) Quant à la critique thématique, elle vise peut-être directement Jean-Paul Weber, qui dans ses Domaines thématiques (Gallimard, 1963) avait entrepris de commenter, entre autres, les écrits de Gracq lui-même[5]. Une allusions peu amène à « la critique du non-langage et de "l'écriture au degré zéro" » dans Préférences (1961) laisse à penser qu'il ne tenait pas non plus en haute estime les premiers écrits théoriques de Roland Barthes[6]. Mais ce que Gracq, de façon plus générale, reproche à la critique littéraire, à une époque où triomphe la nouvelle critique, c'est sa volonté d'épuiser les significations et les effets des œuvres dont elle s'occupe, sa prétention à détenir un principe d'explication global et définitif[7]. Julien Gracq a déplié cette critique dans plusieurs directions.

L'une de ces directions le conduit à s'interroger sur la dimension pétrifiante des catégories de l'histoire littéraire. Prenant l'exemple de Baudelaire, Gracq s'est amusé du fait que, suivant l'angle sous lequel elle approche son œuvre, celle-ci apparait à la critique, ou bien comme une manifestation tardive du romantisme, ou bien comme constituant l'avant-garde annonciatrice du symbolisme. Or, explique-t-il dans En lisant en écrivant, « tous les mots qui commandent à des catégories sont des pièges », dans la mesure où, au lieu de les prendre pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire de « simples outils », on les confond avec « les catégories originelles de la création », censées baliser des frontières qui par nature, surtout lorsqu'elles sont censées circonscrire le champ d'action des chef-d'œuvres, sont nécessairement approximatives et fluctuantes[8].

Gracq s'en prend également à la dimension téléologique de cette critique savante, telle qu'elle est majoritairement pratiquée dans les années 1960[9]. Ce que dans une conférence de 1960 intitulée « Pourquoi la littérature respire mal » (repris dans Préférences l'année suivante) il a appelé la « critique du gaillard d'avant. » Située aux avant-postes de la modernité littéraire, elle sait dans quelle direction la littérature se dirige, et d'où doivent venir la nouveauté et l'originalité, par rapport aux perspectives de recherches ouvertes par les œuvres actuelles et passées Or, une œuvre véritablement novatrice n'est pas seulement nouvelle par rapport aux œuvres qui l'ont précédé, elle l'est également par rapport aux perspective qu'ouvraient ces dernières : ainsi, la vraie nouveauté, explique Gracq, peut très bien être, au sens propre, réactionnaire, comme l'a en son temps été l'œuvre de Stendhal, invisible au milieu du romantisme, « non à cause de ses qualités sans emploi, comme on le dit souvent, mais plutôt parce qu'elle renvoie, de façon agressive, à l'idéologie du Directoire[10]. »

Si les tendances les plus avancées de la critique littéraire des années 1960 sont ainsi épinglées par Julien Gracq, la critique universitaire traditionnelle fait également l'objet de réticences : la recherche patiente et exhaustive des sources des œuvres passe elle aussi à côté de l'essentiel de ce qu'elle prétend éclaircir. En effet, on a beau vouloir retrouver les sources des Liaisons dangereuses ou reconstituer la genèse de Madame Bovary, ce qu'on ne pourra jamais reconstituer, « ce sont les fantômes de livres successifs que l'imagination de l'auteur projetait en avant de sa plume ». Or, ces livres-fantômes, « rejetés par millions aux limbes de la littérature » parce qu'ils n'ont jamais connu un commencement d'exécution, quand bien même ils n'ont jamais existé que dans l'imagination de l'écrivain, sont plus importants que l'étude des brouillons pour comprendre la genèse de l'œuvre écrite. Ils continuent en effet à hanter le livre, « c'est leur fantasme qui a tiré, halé l'écrivain, excité sa soif, fouetté son énergie — c'est dans leur lumière que des parties entières du livre, parfois, ont été écrites[11]. » C'est ainsi que toute la première partie du Balcon en forêt « a été écrite dans la perspective d'une messe de minuit aux Falizes » dont le projet finalement abandonné a informé l'écriture du livre, ou que « Le Rivage des Syrtes, jusqu'au dernier chapitre, marchait au canon vers une bataille navale qui ne fut jamais livrée[12]. »

Mais dans le fond, ce que Gracq reproche à la critique institutionnelle, c'est de se poser en « métier[13] », métier pour lequel il a dans En lisant en écrivant des mots très durs : « quelle bouffonnerie, au fond, et quelle imposture, que le métier de critique : un expert en objets aimés ![14] » L'agacement de Gracq n'épargne même pas Paul Valéry, pour lequel il éprouve pourtant une certaine sympathie[15], lorsque ce dernier se lance dans des réflexions sur la littérature qui révèlent « un écrivain chez qui le plaisir de la lecture atteint à son minimum, le souci de vérification professionnelle à son maximum. »

«  Sa frigidité naturelle en la matière fait que, chaque fois qu'il s'en prend au roman, c'est à la manière d'un gymnasiarque qui critiquerait le manque d'énergie des mouvements du coït : il se formalise d'un gaspillage d'énergie dont il ne veut pas connaître l'enjeu[16].  »

La métaphore érotique révèle en creux le type de critique littéraire qui trouve grâce aux yeux de Gracq : une critique passionnée, qui n'évacue pas la dimension désirante d'une lecture qui engage le lecteur à la manière d'un coup de foudre, avec ses vertiges et ses dangers, une critique qui relève d'un investissement personnel sensuel et profond[17] :

«  Car après tout, si la littérature n'est pas pour le lecteur un répertoire de femmes fatales, et de créatures de perdition, elle ne vaut pas qu'on s'en occupe[18].  »

  1. Voir la bibliographie établie à ce sujet par le fonds Julien Gracq de la bibliothèque universitaire d'Angers
  2. Philippe Berthier, Julien Gracq critique, p.28, note 5. De même, Patrick Marot, directeur de la série de monographies consacrées à Gracq dans la Revue des lettres modernes précise que « le principe de cette Série n'a pas l'aval de l'écrivain » (Julien Gracq 1, Une écriture en abyme, RLM, 1991, p.III.
  3. Ainsi par exemple d'Alain-Michel Boyer qui, en épigraphe à son étude Paysages et mémoire remercie vivement « M. Julien Gracq pour l'extrême amabilité avec laquelle il a bien voulu répondre à [ses] questions. » (p.7) Il semble par ailleurs que Gracq ait accueilli favorablement la nouvelle de l'inscription de deux de ses livres au programme de l'agrégation de lettres en 2007 (cf. Marie-Annick Gervais-Zaninger, Rapport du jury de l'agrégation externe de lettres modernes. Session 2008, p.15. Mis en ligne sur le site du Ministère de l'Éducation Nationale française.)
  4. Julien Gracq, Lettrines, in Pléiade II, p.161. Les italiques sont de l'auteur.
  5. Berthier, op. cit., p.31.
  6. Berthier, op. cit., p.29.
  7. Berhier, p.29.
  8. Julien Gracq, En lisant en écrivant, p.174, cité par Philippe Berthier, op. cit., p.34.
  9. Berthier, op. cit., p.37.
  10. Préférences, p.74-75.
  11. Julien Gracq, Lettrines, in Pléiade II, p.151. C'est l'auteur qui souligne.
  12. Ibid, p.151-152. C'est l'auteur qui souligne.
  13. Murat, L'Enchanteur réticent, p.103.
  14. En lisant en écrivant, p.178-179.
  15. Berthier, p.91
  16. En lisant en écrivant, p.112-113.
  17. Cf. Berthier, p.46 et suivantes.
  18. En lisant en écrivant, p.179.