Le travail de Padé consiste à généraliser ces travaux précédents en vue d'illustrer par un exemple une théorie générale s'appliquant à toute fonction analytique. Il traite cette question sous quatre aspects : il montre l'existence d'un approximant de Padé d'indice (p, q), établit les relations de récurrence permettant de déterminer un approximant d'ordre supérieur, en déduit les différentes expressions sous forme de fractions continues (généralisées) de l'exponentielle et montre la convergence uniforme de certaines suites d'approximants.
La présentation ici correspond à une reformulation[3] de 1899 et un enrichissement d'une partie de son travail de thèse[4].
Les développements en séries entières au point 0 de la fraction rationnelle hp,q/kp,q et de la fonction exponentielle coïncident sur les p + q + 1 premiers termes.
Une telle fraction rationnelle est appelée « approximant de Padé ». Pour établir ce résultat, le mathématicien se fonde sur l'expression suivante d'une primitive de etxf(x) où t est un paramètre, x la variable et f un polynôme dont le degré est noté n :
Il en déduit les expressions suivantes :
La configuration présente de nombreuses analogies avec les fractions continues, ce qui justifie la définition suivante :
La fraction rationnelle hp,q/kp,q est appelée réduite d'ordre ou d'indice (p, q) de la fonction exponentielle.
On dispose de propriétés comme :
si (r, s) est égal à (p + 1, q), (p, q + 1) ou (p + 1, q + 1), alors hp,qkr, s – hr, skp,qest un monôme (non nul) de degré p + q + 1 ;
les deux polynômes hp,q et kp,q sont uniques (à normalisation près) et premiers entre eux.
Démonstrations
Soit n l'entier p + q.
Pour tout polynôme f de degré n :
La vérification est immédiate, en dérivant par rapport à x le membre de droite.
Soient a et b deux réels et f, α et β les polynômes définis par
L'égalité suivante est vérifiée :
En effet, puisqu'ici f(k)(a) est nul si k est strictement inférieur à q et f(k)(b) est nul si k est strictement inférieur à p, l'expression précédente, appliquée entre a et b, montre que
« Les expressions explicites des coefficients de α et β se déduisent aisément des développements de f suivant les puissances, soit de x – a, soit de x – b[3]. » Par exemple pour α :
si bien que
Si hp,q et kp,q sont les deux fonctions polynomiales suivantes alors le premier monôme non nul de la fonction entièrekp,qet – hp,q est de degré p + q + 1 :
En effet, hp,q et kp,q sont les quotients par n! des expressions ci-dessus des polynômes α et β, pour a = 0 et b = 1. Pour ces valeurs de a et b, l'égalité précédente devient donc :
or la fonction entière qui à t associe l'intégrale de 0 à 1 de x ↦ exp(tx)f(x) est non nulle en t = 0.
Une fois prouvée l'existence de la fraction réduite et déterminée son expression, il reste à démontrer son unicité. On le fait grâce à un lemme dont la démonstration est de même nature que celle montrant que le numérateur et dénominateur d'une fraction réduite sont premiers entre eux.
Si (r, s) est égal à (p + 1, q) ou (p, q + 1) ou (p + 1, q + 1), alors hp,qkr, s – hr, skp,q est un monôme (non nul) de degré p + q + 1 : En effet, d'une part ce polynôme est de degré inférieur ou égal à p + q + 1 et d'autre part, d'après l'égalité
son premier monôme non nul est de degré p + q + 1.
Les polynômes hp,q et kp,q sont premiers entre eux : En effet, d'après la propriété précédente, tout polynôme divisant à la fois hp,q et kp,q divise un monôme ; on en déduit que les seuls facteurs communs aux deux polynômes sont des puissances de t. Comme ces deux polynômes ne sont pas divisibles par t, ils sont bien premiers entre eux.
Les polynômes hp,q et kp,q sont uniques : Soient h et k deux polynômes, de degrés respectivement majorés par p et q, tels que le développement en série entière en 0 de la fraction h/k coïncide jusqu'au degré n avec celui la fonction exponentielle. Par le même raisonnement que ci-dessus, hp,qk – hkp,q est un polynôme de degré inférieur ou égal à n sans monômes de degrés inférieurs ou égaux à n. Cette différence est donc nulle. Comme les polynômes hp,q et kp,q sont premiers entre eux et de degrés respectifs p et q, le couple (h, k) est proportionnel au couple (hp,q, kp,q).
Ainsi, la fonction exponentielle s'approxime par des fractions rationnelles, de manière un peu analogue à l'approximation par des polynômes avec les séries entières. Si les polynômes forment une suite, les approximants de Padé définissent un tableau à double entrée appelé table de Padé(en), dans lequel l'approximant d'indice (p, q) figure dans la colonne p et la ligne q. Les premiers termes sont les suivants[5] :
Table de Padé
0
1
2
3
…
0
…
1
…
2
…
3
…
…
…
…
…
…
…
La première ligne horizontale correspond au développement en série entière. Les lignes diagonales définies par l'égalité p + q = C, où C est une constante positive donnée, correspondent à un ensemble de fractions rationnelles dite droite d'égale approximation. On y trouve par exemple, si C est égal à 2, les couples (2,0), (1,1) et (0,2). Une fraction rationnelle de la table est dite plus avancée qu'une autre lorsque son coefficient C est plus élevé.
Le graphique suivant illustre la convergence de différentes suites extraites de la table de Padé. Ici la notation Exp[p,q] désigne l'approximant d'indice (p, q). La fonction exponentielle, notée Exp, est illustrée en rouge. La première ligne du tableau correspond à la suite des polynômes de la série entière. Elle est illustrée en bleu et correspond à la suite Exp[1,0], Exp[2,0], Exp[3,0], etc. En vert et pointillé est illustrée la suite correspondant à la deuxième ligne de la table, elle est formée des approximants Exp[0,1], Exp[1,1], Exp[2,1], Exp[3,1], etc. En violet, on trouve les fractions de la diagonale : Exp[1,1], Exp[2,2], Exp[3,3], etc.
Padé cherche ensuite à obtenir des suites à partir de sa table. Si (pn) et (qn) sont deux suites croissantes de couples d'indices, l'objectif est d'exprimer par récurrence la suite des « réduites » — déjà calculées — d'indice (pn, qn), pour comprendre le cas général. Cette récurrence est aussi une étape pour exprimer la fonction exponentielle sous forme de fractions continues généralisées, justifiant ainsi le nom de « réduites » pour ces approximants. L'exemple illustré par la figure de droite est utilisé par Lagrange pour obtenir un résultat de cette nature. Dans cet exemple, si fn(x) désigne le n-ième terme de la suite, on a :
puis :
Padé n'étudie l'incrémentation des indices (pn+1 – pn, qn+1 – qn) que dans les trois cas les plus simples : (1,0), (0,1) et (1,1). Le premier cas correspond à un déplacement horizontal d'une case, le deuxième à un déplacement vertical d'une case et le troisième à la conjonction des deux. Cette restriction lui permet d'obtenir des relations de récurrence :
Soit (fn) une suite de réduites dont le couple de la différence des indices entre fn+1et fn correspond toujours à l'un des trois cas (1,0), (0,1) ou (1,1), alors il existe une relation de récurrence de type :
où αn+2désigne un monôme (non nul) de degré 1 ou 2, et βn+2un polynôme de degré 0 ou 1 et de terme constant égal à 1.
Le tableau suivant résume les trois configurations possibles :
Les flèches rouges indiquent les incréments utilisés pour passer de fn(x) à fn+1(x). Pour les deux premières configurations, ils correspondent à (1,0) ou (0,1), c'est-à-dire que soit le degré du numérateur, soit celui du dénominateur est incrémenté de 1 ; pour la dernière, ils sont tous deux incrémentés de 1. Les flèches vertes indiquent les incréments utilisés pour passer de fn+1 à fn+2. L'illustration précédente indique le degré des deux polynômes αn+2(x) et βn+2(x) utilisés pour exprimer la formule de récurrence. Pour la configuration 3, le seul cas où βn(x) est une constante est celui où fn(x), fn+1(x) et fn+2(x) se trouvent sur la diagonale principale, d'indice un couple (p, p).
Démonstration
Pour un n fixé, on notera pour simplifier (p, q), (r, s) et (u, v) les couples correspondant aux indices n, n + 1 et n +2.
Il existe deux polynômes α et β tels que les égalités suivantes soient vérifiées. Les degrés de ces polynômes sont donnés par la figure du paragraphe :
Ce système de Cramer a pour déterminant Δ = hp,qkr, s – hr, skp,q et sa solution est :
D'après la section précédente, Δ est un monôme de degré p + q + 1. Il en résulte — par le même argument pour son numérateur — que α est un monôme de degré 1 pour les configurations 1 et 2 et de degré 2 pour la configuration 3. De même, β est un monôme de degré 0 dans la configuration 1 et un polynôme de degré inférieur ou égal à 1 dans les configurations 2 et 3 (de degré 1 en général, mais 0 si les trois couples d'indices sont sur la diagonale principale).
Le coefficient constant de β vaut 1 : Immédiat, par identification des termes constants dans l'égalité
La relation de récurrence permet d'écrire un approximant de Padé sous forme de fraction continue, en partant d'un bord du tableau. Plus précisément :
où les polynômes αn et βn sont définis pour n ≥ 2 par les relations du paragraphe précédent et pour n égal à 0 ou 1, par les choix suivants :
(Si p0 et q0 sont tous les deux nuls, on fait le choix menant à l'expression la plus simple : cf. exemples ci-dessous.)
La fraction continue est dite régulière si les polynômes αj pour j > 1 sont tous de même degré, ainsi que les polynômes βj. Les tableaux du paragraphe précédent montrent qu'il en existe de trois types différents.
Les fractions continues du premier type s'obtiennent avec des polynômes β égaux à 1 et des monômes α du premier degré. L'étude des relations de récurrence montrent qu'elles s'obtiennent nécessairement à l'aide d'une suite de réduites correspondant à la première configuration du paragraphe précédent. Quitte à remonter cette suite jusqu'au bord du tableau, on remarque qu'il en existe une pour chaque case à la frontière du tableau (ou deux, pour la case (0, 0)). Lagrange a développé celle de case initiale (0, 0) avec pour première réduite β0 = h0,0 = 1 et suivie des couples rouges sur la figure, obtenant :
Il est possible d'en construire d'autres de cette nature, par exemple à l'aide de la série bleue illustrée sur la figure, éventuellement précédée (pour une expression plus simple) du couple (0, 2).
Les fractions continues de la deuxième catégorie correspondent à la configuration 2. Elles s'obtiennent à l'aide d'un déplacement continu soit vers le bas, soit vers la droite. Les numérateurs α sont des monômes du premier degré et les dénominateurs β, des polynômes du premier degré de terme constant égal à 1. Trois exemples sont illustrés sur la figure de gauche. Le plus simple, qui correspond à suite illustrée en vert, a pour réduite d'indice n la somme partielle de la série exp(x), selon une formule générale d'Euler[6] :
Padé montre que l'exemple d'Euler ne correspond qu'à un cas particulier de fraction continue de cette nature. Il en existe en fait une infinité, exactement une par case de la frontière de la table de Padé (ou deux, pour la case (0, 0)).
Le dernier type de configuration correspond à la troisième décrite dans le paragraphe sur les relations de récurrence. Ici, le passage d'une réduite à une autre s'obtient par un déplacement diagonale. Les monômes α sont toujours du second degré. Les polynômes β sont du premier degré, à l'exception de la fraction continue associée à la diagonale principale, en rouge sur la figure (dans ce cas, β = 1).
Lagrange découvre celle associée à la série bleue sur la figure. Elle fournit l'expression suivante :
Le monôme αn est de la forme anx2 et le polynôme βn, de la forme 1 + bnx. La relation de récurrence montre que pour tout entier naturel n, on a pour les numérateurs :
et de même pour les dénominateurs.
Par identification des coefficients dominants, au numérateur et dénominateur,
Soient (pn) et (qn) deux suites d'entiers positifs dont l'une au moins tend vers l'infini. Si le rapport pn/qn tend vers une limite, finie ou infinie, la suite de fractions rationnelles h(pn, qn)/k(pn, qn) converge uniformément sur tout ensemble borné.
Le numérateur et le dénominateur tendent tous les deux vers des séries entières. Si pn/qn a pour limite ω, alors :
ces deux formules signifiant, dans le cas où ω est infinie, que le numérateur tend vers la fonction exponentielle et le dénominateur vers la fonction constante 1.
Démonstration
Si la limite ω de la suite (ωn) = (pn/qn) est infinie, on se ramène au cas où elle est nulle en remplaçant x par –x et en intervertissant les lettres p et q ainsi que h et k. Supposons désormais que ω est finie. La suite (qn) tend alors vers l'infini.
Si ak,n et bk,n désignent les coefficients des termes du k-ième degré des polynômes h(pn, qn) et k(pn, qn), alors :
En effet, par définition,
et
On conclut en remarquant que pour chacune des k valeurs de i considérées,
Soit E un ensemble borné, A un majorant de la borne de E et ε un réel strictement positif.
Les deux suites (h(pn, qn)(x)) et (k(pn, qn)(x)) convergent uniformément sur E ainsi que leur rapport[3] : Fixons un entier naturel m tel que
Alors, pour tout entier naturel n (en utilisant que ak,n ≤ 1/k! et ω/(1+ ω) ≤ 1),
avec
La proposition précédente montre qu'il existe N tel que pour tout n ≥ N, Rn ≤ ε/3. On en déduit :
On a donc prouvé la première des trois convergences annoncées, uniformément sur E. La deuxième se montre de manière analogue et la troisième s'en déduit, puisque |exp(–x/(1+ ω))| est minorée sur E par exp(–A/(1+ ω)) > 0.
↑J.-L. Lagrange, Sur l’usage des fractions continues dans le Calcul intégral, Nouveaux Mémoires de l’Académie Royale des Sciences et Belles-Lettres, t. 4, p. 301 (1779).
↑(la) C. F. Gauss, « Disquisitiones generales circa seriem infinitam… : Sectio secunda — Fractiones continuae », Commentationes Societatis Regiae Scientiarum Gottingensis recentiores, , p. 16 (lire en ligne).
↑ ab et cH. Padé, « Mémoire sur les développements en fractions continues de la fonction exponentielle », ASENS, 3e série, , p. 395-426 (lire en ligne).
↑Henri Padé, « Sur la représentation approchée d'une fonction par des fractions rationnelles », ASENS, 3e série, vol. 9, , p. 3-93 (lire en ligne) (thèse).
↑Padé 1899, p. 416, l'attribue à Lagrange et ne mentionne même plus Lambert. Dans les p. 38-39 de H. Padé, « Sur les fractions approchées d'une fonction par des fractions rationnelles », ASENS, 3e série, vol. 9, , p. 3-93 (lire en ligne), il citait seulement ce précurseur « comme ayant donné un développement en fraction continue de quelques fonctions », retrouvées par Lagrange « sous la forme la plus convenable pour nous ».
(en) Claude Brezinski et Michela Redivo-Zaglia, Extrapolation Methods: Theory and Practice, North-Holland, 1991 (ISBN978-0-44488814-3)
(en) George A. Baker et Peter Graves-Morris, Padé Approximants, coll. « Encyclopedia of Mathematics and its Applications » (n° 59), 1996, 2e éd. [lire en ligne] (ISBN978-0-521-45007-2)