Accumulation par dépossession

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L'accumulation par la dépossession ou accumulation par expropriation (« accumulation by dispossession ») est un phénomène de concentration des richesses entre un nombre restreint de mains, analysé par le géographe marxiste David Harvey. L'accumulation par la dépossession est un corollaire des politiques néolibérales qui dépossèdent les entités publiques et privées de leurs richesses pour les centraliser. Ces politiques ont été mises en place dans les pays occidentaux à partir des années 1970[1].

Une forme actualisée de l'accumulation primitive du capital

Harvey, en tant que penseur marxiste, situe son concept dans la généalogie de la pensée de Rosa Luxemburg et d'Hannah Arendt, en ce qu'elles ont toutes deux travaillé sur les processus d'accumulation du capital mis en lumière par Karl Marx ; Luxemburg, tout particulièrement, notait que le capitalisme ne pouvait survivre à la chute tendancielle du taux de profit et devait donc trouver des sources nouvelles d'extorsion de plus-value[2]. Il considère l'accumulation par dépossession comme une forme actualisée de ce que Marx appelait accumulation primitive du capital[3]. Seulement, l'accumulation primitive a lieu au début du processus ; lorsque le capitalisme n'a plus de débouchés, est en phase de stagnation et a besoin d'augmenter le taux de profit, il doit trouver des nouveaux circuits, des nouveaux débouchés, pour se relancer. Dans le monde moderne, il doit procéder à une accumulation par dépossession.

Autrement dit, le niveau d'extension géographique du capitalisme tend progressivement à épuiser les possibilités d'expansion spatiale dudit capitalisme, comme les ressources naturelles nécessaires à la production. Le capitalisme doit par conséquent mettre des en place des processus d'appropriation par dépossession[4]. Cela passe par quatre politiques économiques, qui peuvent être concomitantes : la privatisation, la financiarisation, la manipulation de crises, et la redistribution étatique[5],[6].

Pour développer sa théorie de l'accumulation par dépossession, Harvey part d'une analyse historique des circuits de production. Selon lui, lorsque le circuit primaire de production et de consommation de biens et de services se retrouve saturé, les capitalistes doivent trouver une échappatoire à leur capital. Ils investissent alors dans le circuit secondaire, à savoir les investissements à long terme dans les infrastructures de production. Cela concerne tant les usines que les équipements, les centrales de production énergétiques, les transports et voies de communication, etc. Il s'agit également de soutenir la reproduction de la force de travail, en investissant les logements, les écoles, les hôpitaux, etc. Ce nouveau circuit permet de différer dans le temps l'accumulation du capital ; son encastrement dans le sol, le capital fixe, en favorise la reproduction à long terme[7]. C'est une première dépossession des propriétés publiques.

Ressources ciblées par l'appropriation

David Harvey donne comme exemples l’appropriation des ressources naturelles des pays du Sud par les pays du Nord, comme décrite par la théorie des systèmes-mondes ; les grandes vagues de privatisation des biens communs qui ont suivi le consensus de Washington ; l'expansion du système financier mondial, à travers notamment le système de crédit généralisé[8]. Les phases d'après-crise ouvrent des nouveaux cycles d'accumulation par la dépossession[9].

L'accumulation par dépossession est également une cause du phénomène de la biopiraterie[10].

En marxiste, Harvey met en relief le rôle stratégique de l’État dans ces processus : « L’État, avec son monopole de la violence et des définitions de la légalité, joue un rôle crucial en soutenant et en promouvant ces processus »[1]. Il est donc la cible des intérêts du capital, qui tentera d'influer sur la puissance publique pour qu'elle brade ses propriétés[11]. Ce processus de marchandisation est présidé par la volonté d'une imposition brutale du mode de production capitaliste, c'est-à-dire à une réduction de la sphère publique et à l’insertion à marche forcée de la production dans les échanges internationaux entre pays capitalistes »[12]. Le capitalisme investit l’État dans le but de le contrôler et d'en faire son complice, aboutissant à un « state-finance nexus » (nœud étatico-financier)[13].

Résistances à la dépossession

Les luttes contre la dépossession des biens communs se développement, selon Harvey, sous différentes modalités. Il ne s'agit pas forcément de prendre le pouvoir, mais parfois, comme ce fut le cas de la révolte zapatiste des Chiapas au Mexique, qui a cherché « l’établissement de relations politiques plus inclusives ». Ces luttes qui traversent la société civile marquent une recherche d'alternatives qui permettent de satisfaire les besoins des différents groupes sociaux en leur permettant d'améliorer leur sort[14].

Les privatisations de terres au Brésil, par exemple, a donné lieu à des mouvements de résistances de paysans sans terre. En France, la lutte pour la dépossession des services publics a lieu depuis la vague de privatisations sous le gouvernement de Jacques Chirac[15].

Notes et références

  1. a et b David Harvey, « Le « Nouvel Impérialisme » : accumulation par expropriation », Actuel Marx, vol. 35, no 1,‎ , p. 71 (ISSN 0994-4524 et 1969-6728, DOI 10.3917/amx.035.0071, lire en ligne, consulté le )
  2. Daniel Bensaïd, Eloge de la politique profane, Albin Michel, (ISBN 978-2-226-33439-8, lire en ligne)
  3. Laura Aristizabal Arango, « Théorisation de l’accumulation primitive dans L’Impérialisme et dans La condition de l’homme moderne : Hannah Arendt, lectrice de Rosa Luxemburg », Cahiers du GRM. publiés par le Groupe de Recherches Matérialistes – Association, no 14,‎ (ISSN 1775-3902, DOI 10.4000/grm.1719, lire en ligne, consulté le )
  4. Frank Burbage, « Les équivoques de la dépossession », Cités, vol. 35, no 3,‎ , p. 67 (ISSN 1299-5495 et 1969-6876, DOI 10.3917/cite.035.0067, lire en ligne, consulté le )
  5. David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, Les Prairies ordinaires, (ISBN 978-2-35096-088-3, lire en ligne)
  6. Elisabeth Gauthier et Jacques Le Dauphin, Quelle Europe pour quel monde ?, Editions Syllepse, (ISBN 978-2-84950-021-7, lire en ligne)
  7. Anne Clerval, « David Harvey et le matérialisme historico-géographique », Espaces et sociétés, vol. 147, no 4,‎ , p. 173 (ISSN 0014-0481 et 1961-8700, DOI 10.3917/esp.147.0173, lire en ligne, consulté le )
  8. David Harvey, « Les horizons de la liberté », Actuel Marx, vol. 40, no 2,‎ , p. 39 (ISSN 0994-4524 et 1969-6728, DOI 10.3917/amx.040.0039, lire en ligne, consulté le )
  9. Guillaume Sibertin-Blanc, Politique et État chez Deleuze et Guattari, Presses Universitaires de France, (ISBN 978-2-13-060731-1, lire en ligne)
  10. Badie, Bertrand (1950-....). et Vidal, Dominique (1950-....)., Nouvelles guerres : l'état du monde 2015, La Découverte, dl 2014, cop. 2014 (ISBN 978-2-7071-8269-2 et 2-7071-8269-9, OCLC 894352432, lire en ligne)
  11. Lionel Jacquot, « David Harvey, Brève Histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. « Penser/Croiser », 2014, 320 p. », La nouvelle revue du travail, no 5,‎ (ISSN 2263-8989, lire en ligne, consulté le )
  12. Haber S., Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation, Paris, Les Prairies ordinaires, , P. 141
  13. Dardot, Pierre, (1952- ...).,, Commun essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, impr. 2014, dl 2014 (ISBN 978-2-7071-6938-9 et 2-7071-6938-2, OCLC 876833831, lire en ligne)
  14. Christine Dann, « Book Review: Walden Bello, Deglobalization: Ideas for a New World Economy (London: Zed Books, 2002), pp. 132, £9.99. Vijay Prashad, Fat Cats and Running Dogs: The Enron Stage of Capitalism (London: Zed Books, 2002), pp. 246, £9.99 », Political Science, vol. 55, no 2,‎ , p. 78–80 (ISSN 0032-3187 et 2041-0611, DOI 10.1177/003231870305500209, lire en ligne, consulté le )
  15. Razmig KEUCHEYAN, Hémisphère gauche: Une cartographie des nouvelles pensées critiques, La Découverte, (ISBN 978-2-7071-9683-5, lire en ligne)