Utilisateur:Vol de nuit/Exlibris

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« Ainsi quand j'eus tourné mes regards vers elle et l'eus fixée des yeux, je reconnus ma nourrice, dont j'avais dès ma jeunesse honoré le foyer : Philosophie. Et : — Pourquoi es-tu venue, demandai-je, maîtresse de toutes les vertus, descendue des hauteurs du ciel, dans les solitudes de mon exil ? Est-ce afin d'être, toi aussi, poursuivie avec moi pour de fausses accusations calomnieuses ?
— Mais est-ce que je te délaisserais, répliqua-t-elle, toi, mon nourrisson, sans prendre part à ta peine ni partager le fardeau que tu as enduré à cause de la haine que suscite mon nom ? Pourtant il serait sacrilège que Philosophie laisse sans compagnie l'innocent sur son chemin. Craindrais-je sans doute une accusation calomnieuse et serais-je horrifiée comme s'il m'arrivait quelque chose de nouveau ? Est-ce en effet maintenant la première fois, à ton avis, que les dangers assaillent la sagesse au milieu de la méchanceté ? Est-ce que chez les Anciens aussi, avant le temps de notre cher Platon, je n'ai pas souvent mené un grand combat contre la sottise aveugle et, de son vivant, son maître Socrate n'a-t-il pas remporté avec mon aide la victoire sur une mort injuste ? Comme ensuite la foule des Épicuriens, des Stoïciens et tous les autres entreprirent d'emporter son héritage, chacun pour son parti, et que malgré ma résistance et mes protestations, ils m'emmenaient comme leur part de butin, ils déchirèrent le vêtemenht que j'avais tissé de mes propres mains, en arrachèrent des lambeaux et s'en allèrent en croyant que je leur étais revenue tout entière. Comme on voyait dans ces lambeaux des traces de mon habit, des ignorants crurent qu'ils étaient mes familiers et la foule profane, dans son égarement, causa la perte de quelques-uns d'entre eux.
Et si tu ignores l'exil d'Anaxagore, le poison de Socrate et les tortures de Zénon, puisque ce sont choses étrangères, du moins les Canius, les Sénèque et les Soranus, dont le souvenir n'est ni très ancien ni obscur, tu pourrais les connaître. Rien ne les a entraînés dans leurs malheurs si ce n'est que, formés selon nos principes, ils semblaient complètement différents des gens passionnés et mauvais. C'est pourquoi tu n'as aucune raison de t'étonner que dans cette vie houleuse, nous soyons ballottés au gré des tempêtes qui soufflent autour de nous lorsque nous nous proposons surtout de déplaire aux gens de la pire espèce. En tout cas, bien que leur armée soit nombreuse, il faut la mépriser, puisque aucun chef ne la dirige, mais qu'elle se laisse seulement entraîner au hasard et à l'aventure par l'égarement et le délire.
Si parfois elle forme une ligne de bataille et déploie plus de forces contre nous, celle qui est notre chef resserre ses troupes dans sa citadelle et eux, ils seront tout occupés à piller à l'entour des hardes sans intérêt. Quant à nous, du haut des murs, nous rions de les voir emporter nos biens les plus vils, à l'abri que nous sommes de toute cette agitation furieuse et protégés par un retranchement dont l'approche est interdite aux assauts de la sottise. »

— Boèce, Consolation de Philosophie, I, 3 (traduction française Éric Vanpeteghem, LGF, coll. « Lettres gothiques », 2008)



Anciens extraits


« Je hais les voyages et les explorateurs. [...]
Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. [...]
Aujourd'hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du sud, où l'Asie tout entière prend le visage d'une zone maladive, où les bidonvilles rongent l'Afrique, où l'aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt américaine ou mélanésienne avant même d'en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ? Cette grande civilisation occidentale, créatrice des merveilles dont nous jouissons, elle n'a certes pas réussi à les produire sans contrepartie. [...] Ce que d'abord vous nous montrez, voyages, c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité.
Je comprends alors la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils apportent l'illusion de ce qui n'existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l'accablante évidence que vingt mille ans d'histoire sont joués. [...] L'humanité s'installe dans la monoculture; elle s'apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. [...] Alors, insidieusement, l'illusion commence à tisser ses pièges. Je voudrais avoir vécu au temps des vrais voyages, quand s'offrait dans toute sa splendeur un spectacle non encore gâché, contaminé et maudit; n'avoir pas franchi cette enceinte moi-même, mais comme Bernier, Tavernier, Manucci... Une fois entamé, le jeu de conjectures n'a plus de fin. Quand fallait-il voir l'Inde, à quelle époque l'étude des sauvages brésiliens pouvait-elle apporter la satisfaction la plus pure, les faire connaître sous la forme la moins altérée ? Eût-il mieux valu arriver à Rio au XVIIIe siècle avec Bougainville, ou au XVIe siècle avec Léry et Thevet ? Chaque lustre en arrière me permet de sauver une coutume, de gagner une fête, de partager une croyance supplémentaire. Mais je connais trop les textes pour ne pas savoir qu'en m'enlevant un siècle, je renonce du même coup à des informations et à des curiosités propres à enrichir ma réflexion. Et voici, devant moi, le cercle infranchissable : moins les cultures humaines étaient en mesure de communiquer entre elles et donc de se corrompre par leur contact, moins aussi leurs émissaires respectifs étaient capables de percevoir la richesse et la signification de cette diversité. En fin de compte, je suis prisonnier d"une alternative : tantôt voyageur ancien, confronté à un prodigieux spectacle dont tout ou presque lui échappait – pire encore inspirait raillerie et dégoût; tantôt voyageur moderne, courant après les vestiges d'une réalité disparue. [...] Victime d'une double infirmité, tout ce que j'aperçois me blesse, et je me reproche sans relâche de ne pas regarder assez.
Longtemps paralysé par ce dilemme, il me semble pourtant que le trouble liquide commence à reposer. Des ombres évanescentes se précisent, la confusion se dissipe lentement. Que s'est-il passé, sinon la fuite des années? En roulant mes souvenirs dans son flux, l'oubli a fait plus que les user et les ensevelir. Le profond édifice qu'il a construit de ces fragments propose à mes pas un équilibre plus stable, un dessin plus clair à ma vue. « Chaque homme, écrit Chateaubriand, porte en lui un monde composé de tout ce qu'il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse, alors même qu'il parcourt et semble habiter un monde étranger. » [...] Il a fallu vingt années d'oubli pour m'amener au tête-à-tête avec une expérience ancienne dont une poursuite aussi longue que la terre m'avait jadis refusé le sens et ravi l'intimité. »

— Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955 (p. 9, 36-37, 42-44 de l'édition en coll. « Terre humaine poche »)


« Car l'humaniste est un aristocrate. Si l'intellectuel du Moyen Âge a finalement trahi sa vocation de travailler scientifiquement, c'était en reniant sa nature. L'humaniste, d'emblée, prend l'esprit, le génie pour enseigne, quand même il pâlit sur les textes ou que son éloquence sent l'huile. Il écrit pour les initiés. Quand Érasme publie les Adages ses amis lui disent : Tu révèles nos mystères !
Oui, le milieu dans lequel naît l'humaniste est bien différent du fiévreux chantier urbain, ouvert à tous, soucieux de faire progresser de front toutes les techniques et de les relier dans une économie commune, où l'intellectuel médiéval s'était formé.
Le milieu de l'humaniste, c'est celui du groupe, de l'Académie fermée et, quand le véritable humanisme conquiert Paris, il ne s'enseigne pas à l'Université, mais dans cette institution pour une élite : le Collège des lecteurs royaux, le futur Collège de France.
Son milieu, c'est la cour du prince. Au sein même de la querelle philologique qui l'opposa à Leonardo Bruni, Alonso Garcia semble en avoir eu le pressentiment : L'« urbanité » désigne pour vous cette « humanité » qui tant par les paroles que par le geste va au-devant des honneurs. On désigne sous le nom d'« urbains » ceux qui ont pris l'habitude de fléchir le genou, d'abaisser leur capuchon, de refuser la préséance et les premières places même entre égaux. Mais ceux-là, nous les appelons « courtisans » et l'« urbanité » nous l'appelons « curialité » ou pour employer un mot du langage chevaleresque nous l'appelons « courtoisie ». Balthasar Castiglione, moins d'un siècle plus tard, allait résumer l'idéal social des humanistes dans Il Cortegiano — le Courtisan. [...]
Ainsi les humanistes abandonnent une des tâches capitales de l'intellectuel, le contact avec la masse, le lien entre la science et l'enseignement. Sans doute la Renaissance, à la longue, apportera à l'humanité la moisson d'un travail orgueilleux et solitaire. Sa science, ses idées, ses chefs-d'œuvre alimenteront plus tard le progrès humain. Mais elle est d'abord un repliement, un recul. Il n'est pas jusqu'à l'imprimerie qui ne favorise peut-être d'abord — avant de répandre partout la culture écrite — un rétrécissement de la diffusion de la pensée. Ceux qui savent lire — une petite élite de favorisés — sont comblés. Les autres ne sont plus nourris des miettes de la scolastique que leur apportaient les prédicateurs et les artistes du Moyen Âge, tous formés par les Universités. Il faudra peut-être attendre la Contre-Réforme pour qu'un art se dégage qui, sous une forme peut-être contestable mais chargée d'intentions didactiques et apostoliques, cherche à faire participer le peuple à la vie culturelle.
Rien de plus frappant que le contraste entre les images qui représentent au travail l'intellectuel du Moyen Âge et l'humaniste.
L'un est un professeur, saisi dans son enseignement, entouré d'élèves, assiégé par les bancs, où se presse l'auditoire. L'autre est un savant solitaire, dans son cabinet tranquille, à l'aise au milieu de la pièce dégagée et cossue où se meuvent librement ses pensées. Ici c'est le tumulte des écoles, la poussière des salles, l'indifférence au décor du labeur collectif,

Là tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté

 »

— Jacques Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 1957 (p.180-188 de l'édition en coll. « Points histoire »)


« Je jonglais avec les oranges, avec les assiettes, avec les bouteilles, avec les balais, avec tout ce qui tombait sous la main ; mon besoin d'art, de perfection, mon goût de l'exploit merveilleux et unique, bref, ma soif de maîtrise, trouvait là un humble mais fervent moyen d'expression. Je me sentais aux abords d'un domaine prodigieux, et où j'aspirais de tout mon être à parvenir : celui de l'impossible atteint et réalisé. Ce fut mon premier moyen d'expression artistique, mon premier pressentiment d'une perfection possible, et je m'y jetai à corps perdu. [...] Je sentais confusément que l'enjeu était important, capital même, que je jouais là toute ma vie, tout mon rêve, toute ma nature profonde, que c'était bien de toute la perfection possible ou impossible qu'il s'agissait. Mais j'avais beau faire, la septième balle se dérobait toujours à mes efforts. Le chef d'œuvre demeurait inaccessible, éternellement latent, éternellement pressenti, mais toujours hors de portée. [...] J'ai essayé toute ma vie. Ce fut seulement aux abords de ma quarantième année, après avoir longuement erré parmi les chefs-d'œuvre, que peu à peu la vérité se fit en moi, et que je compris que la dernière balle n'existait pas.
C'est une vérité triste et il ne faut pas la dévoiler aux enfants. [...]
Il serait temps, d'ailleurs, de dire la vérité sur l'affaire Faust. Tout le monde a menti effrontément là-dessus. [...] La véritable tragédie, c'est qu'il n 'y a pas de diable pour vous acheter votre âme. Il n'y a pas preneur. Personne ne viendra vous aider à saisir la dernière balle, quel que soit le prix que vous y mettiez. Il y a bien toute une flopée de margoulins qui se donnent des airs, qui se déclarent preneurs, et je ne dis pas qu'on ne peut pas s'arranger avec eux, avec un certain profit. On peut. Ils vous offrent le succès, l'argent, l'adulation des foules. Mais c'est de la bouillie pour les chats, et lorsqu'on s'appelle Michel-Ange, Goya, Mozart, Tolstoï, Dostoïevski ou Malraux, on doit mourir avec le sentiment d'avoir fait de l'épicerie. [...]
J'ai vu le grand Rastelli, un pied sur un goulot de bouteille, faire tourner deux cerceaux sur l'autre pied replié derrière lui, tout en tenant une canne sur son nez, un ballon sur la canne, un verre d'eau sur le ballon, et jonglant en même temps avec sept balles.
Je croyais voir là un moment de maîtrise totale et incontestée, un instant souverain de victoire de l'homme sur sa condition, mais Rastelli est mort quelques mois plus tard, désespéré, après avoir quitté l'arène sans être jamais parvenu à saisir la huitième balle, la dernière, la seule qui comptait pour lui. »

— Romain Gary, La Promesse de l'aube, Paris, Gallimard, 1960 (p.130-133 de l'édition en coll. « Folio »)


« Pour dire d'un homme qu'il est civilisé, on dit souvent « cultivé ». Pourquoi ? Qu'est-ce que cette culture ? Souvent, trop souvent, cela veut dire que cet homme sait le grec ou le latin, qu'il est capable de réciter des vers par cœur, qu'il connaît les noms de peintres hollandais et des musiciens allemands. La culture sert lors à briller dans un monde où la futilité est de mise. Cette culture n'est que l'envers d'une ignorance. Étant relative, la culture est un phénomène infini ; elle ne peut jamais être accomplie. (...)
La culture n'est rien ; c'est l'homme qui est tout. Dans sa vérité contradictoire, dans sa vérité multiforme et changeante. Ceux qui se croient cultivés parce qu'ils connaissent la mythologie grecque, la botanique, ou la poésie portugaise, se dupent eux-mêmes. Méconnaissant le domaine infini de la culture, ils ne savent pas ce qu'ils portent vraiment en eux : la vie. (...)
Certes, le produit des esprits des hommes n'est pas négligeable. Lire Shakespeare, connaître l'œuvre de Mizogushi est aussi important. Mais que celui qui lit Shakespeare ou qui regarde Mizogushi le fasse de toute son âme, et pas seulement pour sacrifier au snobisme de la culture. Qu'il le fasse en sachant que s'il lit Shakespeare, il ne lira pas Balzac, James Joyce, ou Faulkner. – Et que s'il regarde Mizogushi, il ne verra pas Eisenstein, Donskoï, Renoir, Welles. Qu'il sache qu'il sacrifie des milliers d'autres choses à celle-là ; qu'il soit conscient en toute humilité qu'il ne connaîtra qu'une bribe infime, dérisoire, de l'âme humaine, imparfaitement.
La culture n'est pas une fin. La culture est une nourriture, parmi d'autres, une richesse malléable qui n'existe qu'à travers l'homme. L'homme doit se servir d'elle pour se former, non pour s'oublier. »

— J. M. G. Le Clézio, L'Extase matérielle, Paris, Gallimard, 1967 (p.43-45 de l'édition en coll. « Folio essais »)