Hypothèse de la reine noire

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L'hypothèse de la reine noire (BQH pour Black Queen Hypothesis en anglais) est une hypothèse en biologie évolutive qui cherche à expliquer comment la sélection naturelle (par opposition à la dérive génétique) peut entraîner la perte de gènes[1],[2]. Dans une communauté microbienne, différents membres peuvent avoir des gènes qui produisent certains composés chimiques ou autres ressources de manière "fuyante" (qui "fuit", leaky en anglais), ce qui les rend accessibles aux autres membres de cette communauté. Si une telle ressource est disponible pour certains membres d'une communauté, d'une manière qui leur permet d'y accéder en suffisance sans avoir à la produire eux-mêmes, ces autres membres de la communauté peuvent perdre la fonction biologique (ou le gène) impliquée dans la production de ce composé chimique. Autrement dit, l'hypothèse de la reine noire concerne les conditions dans lesquelles il est avantageux de perdre certaines fonctions biologiques. En accédant aux ressources sans avoir besoin de les générer eux-mêmes, ces microorganismes économisent de l'énergie et réduisent leurs génomes pour en permettre une réplication plus rapide.

Jeffrey Morris formule l'hypothèse de la reine noire dans sa thèse de doctorat en 2011[3]. L'année suivante, Morris écrit une autre publication sur le sujet aux côtés de Richard Lenski et Erik Zinser, pour affiner et étoffer l'hypothèse[4]. Le nom de l'hypothèse (« hypothèse de la reine noire ») est un jeu de mots basé sur l'hypothèse de la reine rouge, une théorie antérieure en coévolution qui stipule que les organismes doivent constamment s'affiner et s'adapter pour survivre face aux changements environnementaux et à l'évolution des autres organismes[5].

Principes[modifier | modifier le code]

Théorie originale[modifier | modifier le code]

La « reine noire » fait référence à la « dame de pique » du jeu de cartes anglais La dame de pique. Le but du jeu est de finir avec le moins de points pour gagner la partie. Cependant, la dame de pique vaut le même nombre de points que toutes les autres cartes réunies. Pour cette raison, les joueurs cherchent à éviter d’obtenir la dame de pique ou de s'en débarrasser s'ils viennent à l'avoir. Dans le même temps, il faut bien qu'un joueur finisse quand même par se retrouver avec la dame de pique. De la même façon, l'hypothèse de la reine noire postule que les membres d’une communauté tenteront de se débarrasser de toutes les fonctions (ou gènes) qui deviennent inutiles. Dans le même temps, au moins un ou quelques membres de la communauté doivent conserver cette fonction afin que les autres membres puissent se la procurer (car elle reste critique pour la survie de chaque membre). Ce processus conduit à des interactions commensalistes ou mutualistes entre les membres de cette communauté microbienne[4]. Comparée à l’hypothèse de la reine rouge, l'hypothèse de la reine noire est assez récente ; ainsi, elle n’a pas été testé de manière approfondie et les mécanismes qui la sous-tendent n’ont pas été entièrement élucidés[6].

Dans la dame de pique, la stratégie "Shooting to the Moon" (en français "viser la lune") est une stratégie risquée dans laquelle un joueur cherche à obtenir la dame de pique en plus de toutes les cartes de la couleur Coeur. Si le joueur réussit à gagner toutes les cartes qui, individuellement, seraient préjudiciables pour gagner, il finira par ne gagner aucun point (et donc remportera la partie). De manière analogue, dans l'hypothèse de la reine noire, "viser la lune" fait référence à la stratégie dans laquelle un microorganisme aidant pour une fonction sera plus susceptible de devenir aidant pour une autre fonction sans rapport avec la première[4]. Ces microorganismes auxiliaires conservent tous les gènes codant pour des fonctions "qui fuient". Bien que le grand génome correspondant puisse sembler inadapté, il peut permettre la survie puisque les autres membres de la communauté microbienne dépendent désormais de la survie des organismes auxiliaires. De plus, dans le cas d'un goulot d'étranglement de la population, l'organisme auxiliaire conservera les gènes nécessaires pour sa propre survie de manière indépendante, contrairement aux autres ayant perdu cette fonction[7].

Élaborations ultérieures[modifier | modifier le code]

Une « version forte » de l'hypothèse a été proposée, qui suggère qu'il n'existe pas de membres « clés » d'une communauté microbienne qui assument toutes les fonctions "fuyantes". Au contraire, tous les membres de la communauté en viendront à dépendre des autres dans une certaine mesure. Dans ce cas, aucune espèce de la communauté n’est capable de survivre seule, et une migration d'un environnement à un autre nécessitera le déplacement de membres de plusieurs espèces pour réussir[7]. Il est peut-être possible pour certains microorganismes d'éviter ce dilemme des « biens publics » (public goods) en formant un biofilm, dans lequel les cellules se multiplient et s'agrègent de façon rapprochée, de telle sorte que la communauté entière est composée d'individus ayant un génotype proche et possèdent donc tous les mêmes capacités et gènes fonctionnels[7].

Plus récemment, une « hypothèse de la reine Grise » a été formulée, qui cherche à expliquer les mêmes phénomènes d'une manière connexe, mais à travers les lentilles d' une évolution neutre et constructive[8]. L’évolution neutre constructive cherche à expliquer comment des systèmes complexes peuvent émerger à travers des transitions neutres. Cela pourrait impliquer l'émergence aléatoire d'interactions non encore nécessaires (par exemple, une protéine acquérant la capacité de se lier à une autre à laquelle elle était auparavant incapable de se lier), qui permettraient à une mutation autrement délétère de survenir dans la population, mais sans effet négatif sur l'organisme. Ainsi, l’organisme en question dépendra de cette interaction née du hasard. Une fois que cette nouvelle interaction apparaît dans le système, les individus qui perdront cette interaction seront éliminés par sélection négative. Le système dans son ensemble se complexifie, bien que le résultat soit le même. Il a été avancé que l’augmentation en nombre des communautés microbiennes interdépendantes s’expliquait par ce mécanisme. Dans un premier temps, la perte d’un gène destiné à la production d’une ressource importante pour la cellule serait délétère. Cependant, une communauté de microbes peut disposer d’un excès de cette ressource. Pour cette raison, la présence de ces interactions microbiennes interspécifiques permet d’acquérir une mutation autrement délétère (perte d’un gène nécessaire à la génération d’une ressource importante) mais sans effet délétère sur l’individu. La dérive génétique entraîne alors la propagation de ce trait (ou de sa perte) dans la population, et la population de cette espèce de la communauté dépend désormais de sa communauté pour sa survie. Alors que les espèces individuelles se sont simplifiées, la complexité de la communauté microbienne dans son ensemble a augmenté en raison de la nécessité d'interactions supplémentaires et symbiotiques pour propager la communauté dans son ensemble[8].

Application[modifier | modifier le code]

La théorie de la reine noire a été proposée pour expliquer l'évolution des dépendances au sein des communautés microbiennes "libres" (c'est-à-dire, par exemple, non regroupées en biofilms ou non attachées à des particules)[6],[9], mais elle a ensuite été étoffée pour expliquer la fixation d'azote, l'acquisition de nutriments et la production de biofilm chez les microorganismes[10]. Plus généralement, elle a également été utilisée pour expliquer la perte de gènes via la réduction du génome[11], les interactions coopératives[12] et l'évolution des communautés[13]. Des études ont également montré que les interactions locales au sein des communautés bactériennes peuvent favoriser un juste équilibre entre la production de ressources et la limitation des ressources afin de stimuler les dépendances mutuelles, comme le propose la théorie de la reine noire[14],[15]. Ce type de dynamique de reine noire a également été décrit dans des tapis microbiens et de microbialite sur le site mexicain de Cuatro Ciénegas Coahuila, où des propriétés physicochimiques particulières ont fait que les communautés microbiennes sont restées pratiquement isolées pendant des millions d'années. Il a été observé que les bactéries du genre Bacillus ont considérablement réduit la taille de leur génome et ont montré une interdépendance entre les bactéries de ce site, ce qui a conduit à suggérer l'existence d'un pangénome ou d'holobiontes[16].

Quorum sensing et privatisation partielle des ressources[modifier | modifier le code]

Le quorum sensing est un processus de régulation qui joue un rôle dans la gestion de ressources partiellement privatisées ou mixtes, comme le soulignent diverses études[17],[18],[19]. Cependant, il existe peu de preuves pour étayer l’idée selon laquelle la privatisation partielle peut à elle seule favoriser l’évolution du quorum sensing.

Un modèle de génétique des populations axé sur les populations microbiennes non structurées a fourni quelques informations en ce sens[20]. Les résultats indiquent que si les auto-inducteurs ont un coût, une privatisation partielle ne donnera pas d’avantage évolutif au quorum sensing. Le raisonnement derrière cette conclusion est double :

  1. Lorsque les auto-inducteurs sont coûteux, il est peu probable que toute souche microbienne produisant simultanément à la fois l’auto-inducteur et des biens mixtes maintienne sa présence au sein de la population.
  2. Sous réserve d’auto-inducteurs coûteux, la privatisation partielle ne favorise pas la spécialisation métabolique du quorum sensing. En effet, les souches qui produisent uniquement des auto-inducteurs et les souches qui produisent des biens mixtes en réponse aux auto-inducteurs ne peuvent pas coexister sans être vulnérables à l'invasion de souches "tricheuses" (qui profitent des ressources sans rien apporter en retour).

De ce modèle, on peut déduire qu’une privatisation partielle aurait pu être essentielle pour soutenir une première forme de quorum sensing, dans laquelle les auto-inducteurs étaient considérés comme des sous-produits métaboliques et n’entraînaient donc aucun coût associé. Cependant, cela semble insuffisant pour favoriser l’évolution vers un état où les auto-inducteurs ont un coût[20].

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Note[modifier | modifier le code]

Articles connexes[modifier | modifier le code]

Références[modifier | modifier le code]

  1. (en) Frans J. de Bruijn, Stress and Environmental Regulation of Gene Expression and Adaptation in Bacteria, 2 Volume Set, John Wiley & Sons, , 1202, 1203 (ISBN 9781119004882, lire en ligne)
  2. (en) Vera M. Kolb, Handbook of Astrobiology, CRC Press, (ISBN 9781351661102, lire en ligne)
  3. Morris, « The Helper Phenotype: A Symbiotic Interaction Between Prochlorococcus and Hydrogen Peroxide Scavenging Microorganisms », Doctoral Dissertations, University of Tennessee,‎ , p. 128–131 (lire en ligne)
  4. a b et c J. Jeffrey Morris, Richard E. Lenski et Erik R. Zinser, « The Black Queen Hypothesis: evolution of dependencies through adaptive gene loss », mBio, vol. 3, no 2,‎ , e00036–12 (ISSN 2150-7511, PMID 22448042, PMCID 3315703, DOI 10.1128/mBio.00036-12, lire en ligne, consulté le )
  5. Kerfoot et Weider, « Experimental paleoecology (resurrection ecology): Chasing Van Valen's Red Queen hypothesis », Limnology and Oceanography, vol. 49, no 4part2,‎ , p. 1300–1316 (ISSN 0024-3590, DOI 10.4319/lo.2004.49.4_part_2.1300, Bibcode 2004LimOc..49.1300K)
  6. a et b Alix Mas, Shahrad Jamshidi, Yvan Lagadeuc et Damien Eveillard, « Beyond the Black Queen Hypothesis », The ISME Journal, vol. 10, no 9,‎ , p. 2085–2091 (ISSN 1751-7362, PMID 26953598, PMCID 4989313, DOI 10.1038/ismej.2016.22, lire en ligne, consulté le )
  7. a b et c Fullmer, Soucy et Gogarten, « The pan-genome as a shared genomic resource: mutual cheating, cooperation and the black queen hypothesis », Frontiers in Microbiology, vol. 6,‎ , p. 728 (ISSN 1664-302X, PMID 26284032, PMCID 4523029, DOI 10.3389/fmicb.2015.00728)
  8. a et b (en) T. D. P. Brunet et W. Ford Doolittle, « The generality of Constructive Neutral Evolution », Biology & Philosophy, vol. 33, no 1,‎ , p. 2 (ISSN 1572-8404, DOI 10.1007/s10539-018-9614-6, lire en ligne, consulté le )
  9. J. Jeffrey Morris, Spiridon E. Papoulis et Richard E. Lenski, « Coexistence of evolving bacteria stabilized by a shared Black Queen function », Evolution; International Journal of Organic Evolution, vol. 68, no 10,‎ , p. 2960–2971 (ISSN 1558-5646, PMID 24989794, DOI 10.1111/evo.12485, lire en ligne, consulté le )
  10. Morris, Lenski et Zinser, « The Black Queen Hypothesis: evolution of dependencies through adaptive gene loss », mBio, vol. 3, no 2,‎ (PMID 22448042, PMCID 3315703, DOI 10.1128/mBio.00036-12)
  11. Giovannoni, Cameron Thrash et Temperton, « Implications of streamlining theory for microbial ecology », The ISME Journal, vol. 8, no 8,‎ , p. 1553–1565 (ISSN 1751-7362, PMID 24739623, PMCID 4817614, DOI 10.1038/ismej.2014.60)
  12. Sachs et Hollowell, « The Origins of Cooperative Bacterial Communities », mBio, vol. 3, no 3,‎ (ISSN 2150-7511, PMID 22532558, PMCID 3340918, DOI 10.1128/mbio.00099-12)
  13. Hanson, Konwar, Hawley et Altman, « Metabolic pathways for the whole community », BMC Genomics, vol. 15, no 1,‎ , p. 619 (ISSN 1471-2164, PMID 25048541, PMCID 4137073, DOI 10.1186/1471-2164-15-619)
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  15. (en) Kehe, Ortiz, Kulesa et Gore, « Positive interactions are common among culturable bacteria », Science Advances, vol. 7, no 45,‎ , eabi7159 (PMID 34739314, PMCID 8570599, DOI 10.1126/sciadv.abi7159, Bibcode 2021SciA....7.7159K)
  16. Valeria Souza, Alejandra Moreno-Letelier, Michael Travisano et Luis David Alcaraz, « The lost world of Cuatro Ciénegas Basin, a relictual bacterial niche in a desert oasis », eLife, vol. 7,‎ , e38278 (ISSN 2050-084X, DOI 10.7554/eLife.38278, lire en ligne, consulté le )
  17. Jin, Li, Ni et Zhang, « Conditional privatization of a public siderophore enables Pseudomonas aeruginosa to resist cheater invasion », Nature Communications, vol. 9, no 1,‎ (DOI 10.1038/s41467-018-03791-y)
  18. Kümmerli, Schiessl, Waldvogel et McNeill, « Habitat structure and the evolution of diffusible siderophores in bacteria », Ecology Letters, vol. 17, no 12,‎ , p. 1536–1544 (DOI 10.1111/ele.12371)
  19. Visca, Imperi, Lamont et Zhang, « Pyoverdine siderophores: from biogenesis to biosignificance », Trends in Microbiology, vol. 15, no 1,‎ , p. 22–30 (DOI 10.1016/j.tim.2006.11.004)
  20. a et b Souza, Irie et Eda, « Black Queen Hypothesis, partial privatization, and quorum sensing evolution », PLOS ONE, vol. 17, no 11,‎ , e0278449 (DOI 10.1371/journal.pone.0278449)