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Affaire de Fort Crampel

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L’exécution à la dynamite, caricaturée dans l’Assiette au beurre.

L’affaire de Fort-Crampel ou affaire Gaud-Toqué est un scandale qui éclata en France en 1905, après que deux fonctionnaires coloniaux furent accusés d’avoir exécuté sommairement un indigène avec une cartouche de dynamite à Fort-Crampel, dans l’actuelle République centrafricaine.

Contexte

Situation de Fort-Crampel en 1903

Les fonctionnaires mis en cause

Georges Toqué

Georges Toqué est un fonctionnaire formé par l’École coloniale et âgé de 24 ans au moment des faits. En , il fut affecté au Haut-Chari en tant qu’administrateur colonial de 3e classe et il était le responsable du poste[1].

Fernand Gaud

Fernand Gaud, né en 1874, est un ancien étudiant en pharmacie originaire de Carpentras. Il est envoyé au Congo français dans le cadre de son service militaire en septembre 1900, il occupe divers postes à Bangui, Brazzaville, puis Fort-Crampel, où il est commis aux affaires indigènes de 1re classe. Gaud est réputé pour être autoritaire et violent, notamment auprès des autochtones, qui le surnomment niamagounda (« bête de brousse ») ; selon Gaud, ce sobriquet est un barbarisme en yakoma, qu’il a inventé pour traiter ses subordonnés indigènes de « sale bête »[2].

L’exécution sommaire du 14 juillet 1903

Le , trois indigènes sont retenus prisonniers au poste de Fort-Crampel, dans un silo à grain qui sert provisoirement de cellule. L’un d'eux, Pakpa, a été arrêté deux jours plus tôt : il a travaillé comme guide pour Georges Toqué, mais à la suite d'un guet-apens, l’administrateur le soupçonne de trahison et ordonne à Fernand Gaud de le capturer et de le fusiller. Après l’arrestation, Toqué renonce à l’exécution mais fait enfermer Pakpa dans le silo.

Gaud demande à son supérieur Toqué s’il doit libérer les prisonniers à l’occasion de la fête nationale française, celui-ci est alité par une fièvre, il ordonne de relâcher les deux premiers et concernant Pakpa, il dit simplement : « Faites-en ce que vous voudrez ». Gaud décide alors de faire exécuter l’indigène, pensant qu’il a l’aval de Toqué. Plutôt que de former un peloton d’exécution, il va chercher dans sa case une cartouche de dynamite destinée à la pêche à l’explosif, et avec l’aide d’un garde régional, il attache l’explosif autour du cou du prisonnier, puis le fait sauter[3].

Gaud rapporte ensuite l’exécution à Toqué, qui réprouve la méthode d’exécution, mais ne prononce aucune sanction contre son subordonné[4].

Au procès, les accusés rappellent qu’ils ont déclaré avant cette action épouvantable : « Ça a l’air idiot ; mais ça médusera les indigènes. Si après ça ils ne se tiennent pas tranquilles ! Le feu du Ciel est tombé sur le noir qui n’avait pas voulu faire amitié avec le blanc. »[5]. Fernand Gaud dira à son procès qu’il voulait faire constater autour de lui l’étrangeté de cette mort : « Ni trace de coup de fusil, ni trace de coup de sagaie : c’est par une sorte de miracle qu’est mort celui qui n’avait pas voulu faire amitié avec les blancs. »

Procès

Le ministère des colonies décide que le procès de Gaud et Toqué doit se tenir à Brazzaville, afin de minimiser sa couverture médiatique ; le seul journaliste présent est Félicien Challaye, correspondant du Temps, qui accompagne Pierre Savorgnan de Brazza dans son enquête sur les crimes du Congo. L’audience s’ouvre le .

Lors du procès, Gaud est apathique et se dit malade, tandis que Toqué se défend énergiquement, et dénonce ouvertement les conditions de la colonisation. Il admet avoir soumis des indigènes au travail forcé pour le portage ou la collecte de l’impôt, et avoir fait séquestrer leurs familles pour s’assurer de leur obéissance, ces mauvais traitements menant beaucoup d’indigènes à mourir de faim ou de maladie. Comme il n’y avait aucune institution judiciaire à Fort-Crampel, Toqué s’estimait autorisé à rendre une justice expéditive avec l’aval de ses supérieurs[6].

Les chefs d’accusations sont multiples, mais le tribunal ne considère sérieusement que les faits pour lesquels Gaud et Toqué se sont mutuellement accusés pendant l’instruction. Toqué rejette toute la responsabilité de l’exécution de Pakpa sur Gaud. Gaud a accusé Toqué d’avoir ordonné le meurtre du porteur Ndagara, précipité dans les chutes de la Nana (affluent du Gribingui) ; Toqué se défend en relevant les contradictions dans l’accusation, et en affirmant que Ndagara avait été assassiné par un garde régional agissant de son propre chef. Cependant, il est incriminé par des correspondances échangées avec Gaud, où il évoque la mort de Ndagara sur le ton de la plaisanterie[4].

Le , les deux prévenus sont condamnés à cinq ans de prison, car ils bénéficient de circonstances atténuantes. Fernand Gaud est reconnu coupable du meurtre sans préméditation de Pakpa, ainsi que de coups sur plusieurs indigènes ; Georges Toqué est reconnu complice du meutre de Ndagara. Ces peines sont perçues comme très lourdes par les colons de Brazzaville, qui s’étonnent qu’on accorde tant de valeur à des indigènes[7].

Enquête de Brazza

Ce sommet de l’horreur fait un bruit qui remonte jusqu’à Paris. Les chambres sont saisies, les interpellations se succèdent, les discussions s’avivent. La presse s’empare de ce scandale, et c’est d’ailleurs elle, le Journal des débats, qui lance l’idée de l’enquête administrative. La Commission est désignée ; elle est présidée par Pierre Savorgnan de Brazza. À ses côtés figurent Charles Hoarau-Desruisseaux, inspecteur général des colonies, Félicien Challaye, un jeune agrégé de philosophie qui représente le ministre de l’instruction publique, un membre du Cabinet des colonies et un délégué du ministre des affaires étrangères. Les chambres adoptent un crédit extraordinaire de 268 000 francs. Le , Brazza quitte Marseille. Le , il est à Libreville et l’enquête peut commencer.

Brazza découvre alors l’horreur au Congo mais surtout en Oubangui-Chari. Il faut se reporter là au seul témoignage écrit encore disponible à ce jour qui est celui de Félicien Challaye, accompagnant Brazza[8]. Mais on peut rapporter quelques terribles exactions ; les femmes et les enfants sont enlevés et parqués dans des camps d’otages jusqu’à ce que le mari ou le père ait récolté assez de caoutchouc... À Bangui, les otages sont enfermés à la factorerie, et employés à débrousser le poste. Les hommes apportent le caoutchouc mais la quantité semble insuffisante. On décide de ne pas libérer les otages et de les emmener à Bangui. Ce sont les femmes qui pagayent seules dans les pirogues. Quand lassées elles s’interrompent, les auxiliaires Ndris et les gardes régionaux les frappent rudement...

A Bangui, dans une case longue de six mètres, sans autre ouverture que la porte, on entasse les soixante-six otages, on ferme la porte sur eux. Cette prison est comme une cave sans lumière, empestée par les respirations et les déjections. Les douze premiers jours, il se produit vingt-cinq décès, on jette les cadavres à la rivière. Un jeune docteur nouvellement arrivé entend des cris et des gémissements ; il se fait ouvrir la case, proteste contre ce régime et exige la libération des malheureux. Il ne reste plus que vingt et un otages. On se résigne à renvoyer les survivants dans leurs villages ; plusieurs sont si faibles, si malades, qu’ils meurent peu après leur libération. Une femme rentre dans sa famille, allaitant l’enfant d’une autre.

Marchant vers Fort Crampel, au bord du chemin gît un squelette abandonné. Brazza ordonne qu’on enterre cet homme selon la coutume. À Fort Crampel, Brazza découvre un véritable camp de concentration dans lequel sont entassés les otages. Brazza est effondré. La douleur morale s’ajoute à la maladie car il est pris de terribles diarrhées.

D’ailleurs, sous le fallacieux prétexte d’absence de crédits de déplacement et de logement disponible, Charles Hoarau-Desruisseaux n’est pas autorisé à venir conférer avec son chef de mission. Il est prié de l’attendre à Libreville.

Ce que Brazza va traduire dans son rapport no 148, du , en un résumé lapidaire : « J’ai déjà exprimé de sérieuses réserves. Je les confirme. Elles n’ont pas été motivées par la constatation d’un fait isolé. Au cours de mon voyage, j’ai acquis le sentiment très net que le Département n’a pas été tenu au courant de la situation réelle dans laquelle se trouvent les populations indigènes et des procédés employés à leur égard. Tout a été mis en œuvre lors de mon passage dans cette région pour m’empêcher d’en avoir connaissance. »

Le jeune universitaire Félicien Challaye est plus sévère encore. Il alimente le Temps de chroniques colorées et impitoyables. L’administration, gênée, feint d’ignorer Brazza. Emile Gentil ne songe d’ailleurs qu’à rentrer pour se justifier. Le ministre le prie de rester pour encadrer Brazza. Il partira finalement deux jours avant son illustre prédécesseur. Celui-ci, ayant amplement vu et entendu, décide de rentrer. Il se sent faiblir. N’est-il pas parti depuis cinq mois et ne lui avait-on pas dit que sa mission ne saurait, voyages inclus, dépasser six mois ?

Alors commence la dernière et plus pénible étape. Ayant refusé le tipoye préparé à son intention, c’est debout et appuyé sur le bras de Thérèse, que Brazza quitte la cité éponyme ; il se rend à pas maladroits vers le « beach », embarcadère du bateau conduisant sur l’autre rive de l’immense Congo, à Léopoldville. L’escale de Libreville est pénible, la fièvre ne le quitte pas. À chaque halte, on hésite à le conduire à l’hôpital, mais cette fois il n’y a plus d’autre solution. On le débarque donc, après avoir fait à l’inspecteur général Charles Hoarau-Desruisseaux les plus expresses recommandations afin de sauver « son » Congo et la France de la honte.

Veillé par sa femme et le capitaine Mangin, l’illustre malade s’épuise dans un petit lit de fer. Les médecins savent leur impuissance. La photographie du petit Jacques, son enfant disparu deux ans auparavant à l’âge de 5 ans, est, à sa demande, placée sur la table de nuit ; il va le rejoindre vers six heures du soir, le , après avoir reçu l’extrême-onction.

Le Général de Gaulle, qui n’ignorait rien de toute cette tragédie, avait une immense estime doublée d’une grande tendresse pour la dimension profondément évangélique de Pierre Savorgnan de Brazza. À la libération de la France en 1944, l’un des premiers gestes qu’il fit fut de réévaluer de façon très importante la pension que la France allouait à la famille de Brazza. Cette pension, en effet, n’avait pas été revue depuis 1905 et la famille vivait à Alger dans un grand dénuement. Deux grands français seulement eurent droit à une pension à vie pour eux et leurs descendants directs : Louis Pasteur et Brazza.

Bibliographie

  • (en) Edward Berenson, « The politics of atrocity: The scandal in the French Congo (1905) », Historia y Política,‎ , p. 109-138 (lire en ligne)
  • (en) Daniel Vangroengweghe, « The 'Leopold II' concession system exported to French Congo with as example the Mpoko Company », Revue Belge d'Histoire Contemporaine, vol. XXXVI,‎ , p. 323-372 (lire en ligne)
  • Pierre Mollion, « Le portage en Oubangui-Chari, 1890-1930 », Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine,‎ , p. 542-568 (lire en ligne)

Notes et références

  1. Le Temps, 23 septembre 1905, page 1
  2. Le Temps, 26 septembre 1905, page 2
  3. Selon certaines versions, la dynamite aurait été placée dans le dos ou dans l’anus de la victime. L’explosif était placé autour du cou selon les dépositions de Gaud à son procès.
  4. a et b Le Temps, 23 septembre 1905, page 2
  5. L’affaire Gaud-Toqué, scandale sous les tropiques
  6. Berenson 2018, p. 127
  7. Berenson 2018, p. 128
  8. Le rapport de Brazza n'est publié qu'en 2014. Le rapport Brazza. Mission d'enquête du Congo : rapport et documents (1905-1907), éd. Le Passager Clandestin (2014)