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Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse)

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Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse)[1] est un arrêt de principe de la Cour suprême du Canada rendu en 2021 concernant la notion de propos discriminatoires, de la discrimination selon l'apparence physique et à propos de la compétence limitée du Tribunal des droits de la personne en vertu de la Charte québécoise.

Les faits

Jérémy Gabriel est un chanteur qui s'est fait connaître en chantant pour le pape Benoît XVI. Mike Ward est un humoriste connu pour son style d'humour percutant. Mike Ward a fait des blagues dans ses spectacles d'humour sur le syndrome congénital dont Jérémy Gabriel est atteint depuis la naissance (le syndrome de Treacher Collins), en affirmant dans la chute de la blague que cette maladie n'est nullement mortelle et que le seul symptôme de cette maladie est d'être laid.

(En réalité, le syndrome de Treacher Collins peut aussi causer des symptômes sans lien direct avec l'apparence du visage, dont notamment la surdité.[2])

Propos litigieux

Les propos litigieux ont été publiés intégralement dans la décision de la Cour suprême.

« Elle m’impressionne Céline parce qu’elle a chanté pour le pape, le seul autre enfant québécois [à] chanter pour le pape? Le petit Jérémy?

Vous vous rappelez du petit Jérémy, t’sais le jeune avec le sub‑woofer su’a tête?

Quand le petit Jérémy est arrivé tout le monde chialait sauf moi, j’étais le seul à le défendre. T’sais quand y’est arrivé, y’a chanté pour le pape, le monde disait « Y’est ben mauvais, y fausse, y chante mal. » Moi je le défendais, j’disais « Y’est mourant, laissez le vivre son rêve, y vie un rêve. Son rêve était de fausser devant le pape. »

Pis après y’a chanté pour les Canadiens, le monde [chialait] encore « Y chante mal. Y fausse, y’est pas bon. » Criss y vie un rêve, laisse le vivre son rêve.

[Il a chanté pour] Céline, encore des « Y’est ben poche lui, Y fausse, y chante mal. » Crisse y’est [mourant], laissez le vivre son rêve. Je le [défendais] [. . .] Sauf que là [. . .] 5 ans plus tard [. . .] y’est pas encore mort!

Moi le cave je le [défendais] comme un cave, pis y meurt pas.

Je l’ai vu avec sa mère dans un Club Piscine, j’ai essayé de le noyer [. . .] pas capable, pas capable, y’est pas tuable.

J’suis allé voir sur Internet c’était quoi sa maladie? Sais‑tu c’est quoi qu’y a? Y’est lette!

(d.a., vol. III, p. 260‑261 (reproduction textuelle de la transcription)) »

Parcours devant les tribunaux de première d'instance et d'appel

Tribunal des droits de la personne

En 2015, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse[3],[4] entame une poursuite judiciaire contre Mike Ward en raison des propos discriminatoires qui auraient été tenus dans son spectacle Mike Ward s'eXpose. Le , le Tribunal des droits de la personne condamne Mike Ward à verser 35 000 $ à Jérémy Gabriel et 7 000 $ à sa mère à titre de dommages moraux et punitifs[5].

À la suite de cette décision Juste pour rire et Just for Laugh organisent une soirée bénéfice afin de soutenir Ward en lien avec la liberté d'expression. Le spectacle bilingue tenu au Métropolis rassemble des humoristes dont Rachid Badouri, Jimmy Carr, Ralphie May et Tom Green[6],[7].

Cour d'appel du Québec

Ward dépose un appel à la Cour d'appel du Québec, demande acceptée le [8]. Le , la Cour d'appel entend les arguments de l'humoriste[9].

La décision de annule le paiement à la mère du plaignant. Ward fait appel à la Cour suprême du Canada qui accepte en d'entendre la cause. L'audition a lieu au mois de [10].

Décision de la Cour suprême

La cause divise profondément la Cour suprême. À 5 juges contre 4, elle accueille le pourvoi de Mike Ward.

Motifs du jugement

Distinction entre diffamation et discrimination

La discrimination n'est pas la même chose que la diffamation. Un recours en discrimination repose sur les effets des propos discriminatoires et non sur le contenu des propos, comme c'est le cas dans la diffamation.[11] La Cour suprême critique le courant jurisprudentiel qui condamnerait des individus pour le seul contenu des propos discriminatoires sans que le critère de l'effet social de la discrimination n'ait été bien établi. Cela équivaudrait à créer un deuxième recours en diffamation.

Compétence limitée du Tribunal des droits de la personne

D'autre part, cette décision réaffirme que le Tribunal des droits de la personne n'est pas compétent en vertu des articles 1 à 9.1 de la Charte québécoise, ce qui limite sérieusement, voire exclut les possibilités du TDPQ d'entendre des causes fondées sur l'atteinte à la dignité[12]. Ce tribunal n'est compétent que pour les articles 10 à 19 et 48 CDLP[12],[13].

Nature des propos discriminatoires

La Cour rappelle les trois critères de ce que constitue une discrimination  :

  1. distinction, exclusion ou préférence ;
  2. une des caractéristiques protégées a été un facteur dans la différence de traitement ;
  3. cette différence de traitement compromet l'exercice ou la reconnaissance d'une pleine liberté[14].

Au paragraphe 86 de la décision, la Cour suprême affirme que l’analyse des propos discriminatoires doit être centrée sur les effets discriminatoires probables des propos et non sur le préjudice émotionnel subi par la personne qui allègue être victime de discrimination[15].

Enfin, des propos discriminatoires peuvent être prononcés en privé dans des cas exceptionnels : dans ce cas, il doit être possible de conclure objectivement que des tiers, s'ils étaient présents, auraient imposé un traitement discriminatoire s'ils avaient entendu les propos[15].

Relation entre handicap, apparence physique et humour

Bien qu'elle ne nie pas que Gabriel ait pu souffrir d'un handicap au sens de la loi[16], la Cour affirme que les propos qui relèvent de l'humour ne sont pas ordinairement de nature à entraîner un effet social discriminatoire[17] au sens de l'article 10 de la Charte car de tels propos ne cherchent pas à provoquer l'exclusion ou la haine, ou la perpétuation de préjugés ou de désavantages.

En prenant un contre-exemple, elle observe que distribuer des tracts haineux comme dans l'arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott[18] est un bon exemple d'une situation où le critère de l'effet social discriminatoire est satisfait.

La notoriété n'est pas un motif de discrimination

Enfin, si un tribunal a de prime abord reconnu que la notoriété d'une personne plutôt que son handicap est le véritable motif des propos litigieux, il doit conclure qu'il ne s'agit pas du tout d'un cas de discrimination car la notoriété n'est pas reconnue comme un motif de discrimination dans la Charte québécoise.[19] En l'espèce, le Tribunal des droits de la personne avait conclu que la notoriété l'emportait sur le handicap et il aurait dû conclure qu'il n'y avait donc pas de discrimination.

En se fondant sur les règles de norme de contrôle de l'arrêt Housen c. Nikolaisen [20], la Cour suprême a jugé que la Cour d'appel n'aurait pas dû intervenir en substituant son propre jugement sur cette question (à l'effet qu'il s'agit à la fois d'une question de notoriété et de handicap) car il n'y avait pas d'erreur manifeste et déterminante dans la conclusion initiale au sujet de la notoriété.

Réactions à la décision

Mike Ward et Julius Grey

D’après Ward, en allant en cour, il a fait ce que « n’importe quel autre humoriste aurait fait », car « ce n’est pas vrai que la Commission des droits de la personne va rentrer dans les cabarets ou les salles d’humour pour dicter ce qui est de bon ou mauvais goût »[21]. « Mon humour est de mauvais goût, j’en suis conscient, poursuit-il. Est-ce que mon humour est légal ? Oui. C’est [pour] faire rire, c’est pas de la diffamation, ni des paroles haineuses. »

En entrevue au Devoir, son avocat, Me Julius Grey, s’est quant à lui dit « très content » du jugement. « C’est une victoire pour la liberté d’expression à travers le Canada. Ça démontre que le sentiment subjectif d’avoir été discriminé ne suffit pas pour créer de la discrimination. […] Ça va rassurer les humoristes, mais aussi les professeurs, les acteurs, les activistes, les commentateurs, bref tous ceux qui prennent la parole dans l’espace public. »[21]

Professeurs Robert Leckey et Pierre-Gabriel Jobin

Les professeurs de droit Robert Leckey et Pierre-Gabriel Jobin critiquent la façon dont la notion de la personne raisonnable (le test objectif) est appliquée par la Cour suprême. Compte tenu que Jérémy était âgé de seulement treize ans au moment des faits et que ses camarades de classe qui se moquaient de lui en réaction aux spectacles de Ward avaient le même âge, selon eux, il serait irréaliste de s'attendre à que toutes ces personnes réagissent à l'humour au deuxième degré comme la majorité des adultes sont en mesure de le faire[22].

Lien externe

Notes et références

  1. 2021 CSC 43
  2. Réseau de centres de référence de maladies rares SPRATON. En ligne. Page consultée le 2021-10-31
  3. « Procès de Mike Ward: la mère de Jérémy Gabriel dénonce ses propos « dévastateurs » », sur Ici Radio-Canada, (consulté le )
  4. « Numéro de Mike Ward : Jérémy Gabriel affirme avoir vécu un enfer », sur Ici Radio-Canada, (consulté le )
  5. « Le Tribunal des droits de la personne condamne Mike Ward à dédommager Jérémy Gabriel » (consulté le )
  6. « Un spectacle bilingue en soutien à Mike Ward | HUGO PILON-LAROSE, FRÉDÉRIC MURPHY | Juste pour rire », La Presse,‎ (lire en ligne, consulté le )
  7. Raphaël Gendron-Martin, « Juste pour rire appuie Mike Ward », TVA Nouvelles,‎ (lire en ligne, consulté le )
  8. Zone Arts - ICI.Radio-Canada.ca, « L’humoriste Mike Ward pourra porter sa cause en appel », sur Radio-Canada.ca (consulté le )
  9. ici.radio-canada.ca
  10. « Affaire Jérémy Gabriel : Mike Ward sera entendu en Cour suprême », sur La Presse, (consulté le )
  11. paragrahe 29 de la décision
  12. a et b Paragraphe 27 de la décision.
  13. art. 111 et 80 et par. 71(1) de la Charte québécoise
  14. Paragraphe 36 de la décision
  15. a et b Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), précité, par. 86.
  16. Paragraphe 109 de la décision.
  17. Paragraphe 108 de la décision.
  18. 2013 CSC 11
  19. Paragraphes 100 et 101 de la décision.
  20. [2002] 2 R.C.S. 235
  21. a et b « Mike Ward n’aura pas dépassé les bornes », sur Le Devoir (consulté le )
  22. La Presse. 6 novembre 2021 « Affaire Ward et Gabriel Quel espoir pour la défense de la dignité ? ». En ligne. Page consultée le 2022-01-02