La Barbarie à visage humain

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La Barbarie à visage humain est un livre de Bernard-Henri Lévy paru aux éditions Grasset en 1977 dans la collection « Figures ».

Dans cet essai, Bernard-Henri Lévy propose de faire un examen des effets du fascisme et du stalinisme pour tenter de sortir des schémas totalitaires et de concevoir les moyens d’y résister.

Publié en , La Barbarie à visage humain se situe dans le champ critique de la nouvelle philosophie. Les thèses qu’y développe Bernard-Henri Lévy sont proches de celles d’André Glucksmann et des prises de position que prend alors Michel Foucault. Toutefois elles ne se centrent pas sur la question de la responsabilité de la philosophie allemande dans la construction du nazisme et du stalinisme, mais se déplacent sur le terrain de la philosophie française en portant le débat sur ce que Lévy appelle l’idéologie du désir (Gilles Deleuze, Félix Guattari, Jean-François Lyotard).

Les données de l’optimisme et du pessimisme[modifier | modifier le code]

En , Michel Foucault et Bernard-Henri Lévy publient un entretien dans Le Nouvel Observateur, où Foucault confie à Lévy :

« Le retour de la révolution, c’est bien là notre problème. Il est certain que, sans lui, la question du stalinisme ne serait qu’une question d’école – simple problème d’organisation des sociétés ou de validité du schéma marxiste. Or c’est de bien autre chose qu’il s’agit, dans le stalinisme. Vous le savez bien : c’est la désirabilité même de la révolution qui fait aujourd’hui problème[1]. »

Désirabilité non pas d'une révolution, mais de la révolution, radicale, finale, totale. Bernard-Henri Lévy propose d’étudier ce problème en détail et d’essayer d'entrevoir une solution.

La Barbarie à visage humain débute par un constat paradoxal : « Hitler n’est pas mort à Berlin, il a gagné la guerre. Staline n’est pas mort à Moscou, il est là parmi nous. »[2] Ce n’est évidemment pas exact historiquement. Mais, par là, Lévy tente de réveiller le « pessimisme ».

Le pessimisme, au sens où il l’entend, ne se confond pas avec un trait de caractère ; c’est une perception, une écoute, un regard, une tension maintenue à dessein, que Lévy compare à celle d’un guetteur ou d’une sentinelle[3].

Si l’on ne se force pas à voir ce que personne n’aime voir, il est impossible d’étudier les effets du totalitarisme. Ces effets, on préférera les oublier, les minimiser ou les nier.

Cette sorte de vigilance ne procède pas, selon lui, du même sentiment que la raison (entendue au sens qui lui donne la philosophie). La raison induit un « optimisme » qui ne se confond pas, non plus, avec un trait de caractère. Cet optimisme-là « dope » la pensée quand elle préfère croire à la toute-puissance de sa providence immanente[4].

Bienvenu, rassurant, séduisant, l’optimisme opère la fermeture du regard et de l’écoute, pour ne plus compter que sur l’assurance de l’élasticité infinie de sa durée et sur le programme de sa positivé pure. L’optimisme en soi effectue, en somme, le même genre de pari que Pascal, si ce n’est qu’il substitue l’immanence à la transcendance, mais reste "le Maître" en envisageant un terme aussi énergisant et aussi radieux. Désir du meilleur, l’optimisme crée la condition qui permet d’accomplir jusqu’au pire avec la conviction de s’améliorer sans cesse[5].

L’idéologie du désir[modifier | modifier le code]

Le schéma totalitaire qui apparaît à l’examen des effets du fascisme et du stalinisme, ce schéma qui commande de maintenir la dynamique, l’élan, le moteur de l’optimisme, Lévy le retrouve, exposé et promu de la manière la plus moderne et la plus intéressante, dans « l’idéologie du désir », autrement dit le courant de pensée animé par Gilles Deleuze, Félix Guattari et Jean-François Lyotard[6] :

« Si les hommes sont dominés, disent-ils, ce n’est pas qu’on les manipule mais qu’ils le souhaitent au contraire, – et au cœur de ce souhait, il y a de la jouissance et seulement de la jouissance. Cette jouissance n’est pas un mensonge imposé à ses victimes, mais la pure vérité de leurs pulsions les plus secrètes. […] Et si l’on peut espérer s’en détacher, ce n’est pas à force de vérité, mais de désir toujours, – de désir abstenu, inversé ou parasite. Tout le gauchisme moderne tient à ce schéma. Le schéma même du marxisme, à cette différence près que là où l’un parle de “vérité”, l’autre parle de “libido”[7]. »

Critique du bergsonisme[modifier | modifier le code]

« L’idéologie du désir » met en jeu la pensée d'Henri Bergson, lequel joue un rôle considérable dans la philosophie française depuis la fin du XIXe siècle. Bergson a influencé profondément les thèses de Deleuze, et notamment son projet de « révolution schizophrénique ». Toutefois les thèses de Lévy partent du même constat, à savoir que le logos, la raison au fondement de la philosophie en Grèce, ne détient pas le pouvoir d’améliorer indéfiniment la pensée[8], que la raison dépend elle-même du travail des perceptions qui induit la pensée conceptuelle, et que ce sont ces perceptions qu'il faut étudier.

Les données du pessimisme et de l’optimisme étaient déjà mises en jeu par Bergson. Elles fondaient sa conception de l’espace et du temps. Lévy opère un renversement. C’est la faculté que Bergson confère au temps, c’est son pouvoir de générer de l’optimisme, avec la conviction d’accéder à la qualité à l’état pur, à la qualité purement positive, qui est remise en cause par Lévy. Elle ne crée pas seulement une illusion conceptuelle, mais des effets désastreux, jusqu'au sens le plus concret, selon lui[9]  :

« Je tiens qu’une pensée se mesure aussi, sinon d’abord, à l’aune la plus vulgaire : celle de ses effets de vérité, c’est-à-dire de ses effets tout court ; qu’il n’y a pas de meilleur critique que le plus immédiat et le plus trivial, le type d’inscription concrète qu’elle provoque dans le réel.[…] De l’idéologie du désir à l’apologie du pourri sur fumier de décadence, de l’“économie libidinale” à l’innocent accueil fait à la violence brute et décodée, de la “schizo-analyse” même à la volonté de mort sur fond de drogues fortes et de plaisirs transversaux, la conséquence n’est pas seulement bonne, elle est surtout nécessaire. Allez voir Portier de nuit, Sex-o’clock, Orange mécanique, ou plus récemment l’Ombre des anges. Écoutez les pauvres épaves qui s’en vont sur les routes s’exténuer en un dernier “shoot”. Lisez le franc racisme qui s’étalait naguère dans les productions du “Cerfi”… Vous saurez à peu près tout des effets et des principes de “l’idéologie du désir”[10]. »

Bernard-Henri Lévy abordera à nouveau le bergsonisme dans L’Idéologie française en 1981.

Temps bergsonien et temps proustien[modifier | modifier le code]

Lévy se réfère à Proust pour concevoir que le temps est « un vide, l’histoire une discontinuité, le passé un pur non-être, tout ruiné de pans d’oubli, dont la simple vue donne le vertige[11]. » Le temps produit le sentiment d’une chute, il laisse éprouver un deuil, un chagrin dont on ne peut sortir qu’à condition de vivre pleinement le chagrin, selon Proust. Le temps se vit comme une perte. On peut retrouver sa présence, mais qu’en littérature et par la littérature, tel qu’il n’a jamais été vécu au présent. C’est à partir de cette conception du temps que Lévy édifie sa théorie des perceptions en se confrontant à l'histoire des totalitarismes et aux millions de morts qu'ils ont faits.

La conception proustienne du temps, développée par Lévy, sollicite un « flair », un sens actif en chacun de nous, mais qu’il s’agit de cultiver : c’est le sens de la vigilance et, partant, de la mémoire. Il construit, selon Lévy, le « pessimisme conséquent » capable de dépasser l’épreuve du chagrin, de surmonter le découragement, et de concevoir le moyen de résister à un schéma totalitaire[12].

Lévy l’oppose à la conception bergsonienne du temps, développée par Deleuze, qui invite à saisir dans une épreuve vécue négativement la qualité d’une jouissance hautement positive, qu’il suffirait d'accueillir avec un optimisme tout aussi conséquent pour en tirer une énergie providentielle, en assignant à la mémoire la fonction d'un programme purement prospectif, axé sur le devenir et l'élan vital, et non d'un rappel rétrospectif de ce qui est mort[13].

Lévy critique cette conception du temps parce que, selon lui, elle ne retient dans le sentiment de la chute et du vertige provoqué par la réflexion historique, qu’un flux enthousiasmant propre à chasser les idées noires, les pensées lugubres, les cadavres, les massacres exhumés par le travail de la mémoire. Elle induit alors à une tout autre perception de l’histoire, puisque selon Lévy, le temps, ainsi conçu et exalté, permet au schéma totalitaire de s’imposer, au nom précisément du « bonheur »[14].

Perspectives[modifier | modifier le code]

« L’épreuve décisive pour les philosophies de l’Antiquité, c’était leur capacité à produire des sages ; au Moyen Âge, à rationaliser le dogme ; à l’âge classique, à fonder la science ; à l’époque moderne, c’est leur aptitude à rendre raison des massacres », affirmait Michel Foucault en 1977[15]. Bernard-Henri Lévy tentait de répondre à cette exigence.

Réactions[modifier | modifier le code]

En réaction à la publication de La Barbarie à visage humain, Gilles Deleuze publie un tract, où il affirme : « Les nouveaux philosophes font une martyrologie, le Goulag et les victimes de l'histoire. Ils vivent de cadavres. Ils ont découvert la fonction-témoin, qui ne fait qu’un avec celle d’auteur ou de penseur[16]. »

Gilles Deleuze inaugure ainsi le procès en philosophie fait à Bernard-Henri Lévy. Depuis lors, à la suite de Deleuze, ses détracteurs ne cesseront plus de lui contester le statut de philosophe, pour le ravaler à celui de publicitaire sous le label de BHL[réf. nécessaire].

Roland Barthes apporte son soutien à Bernard-Henri Lévy, dans une lettre publiée par Les Nouvelles littéraires le . Barthes y regrette la remise en cause de Deleuze par Lévy qui lui « paraît erronée », mais ne cache pas à Lévy sa proximité avec les idées qui sont en jeu dans La Barbarie à visage humain, et en particulier, à « celles qui ont trait à la crise de la transcendance historique ». Barthes conclut :

« Est-ce qu’il n’y aurait pas une sorte d’accord entre l’idéologie optimiste du “progrès” historique et la conception instrumentaliste du langage ? Et à l’inverse, est-ce qu’il n’y aurait pas le même rapport entre toute mise en distance critique de l’Histoire et la subversion du langage intellectuel par l’écriture ? Après tout, l’ars scribendi, succédant à l’art oratoire, a été historiquement lié à un déplacement de la parole politique (de la politique comme pure parole). Votre projet ne fait que relancer ce déplacement, occulté depuis qu’on a cessé d’écrire la politique, c’est-à-dire depuis Rousseau[17]. »

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. Michel Foucault, Non au sexe roi, entretien avec Bernard-Henri Lévy, Dits et écrits II, 1976-1988, Gallimard, p. 266[1]
  2. Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, p. 9
  3. Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, p. 13
  4. Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, pp. 57-58
  5. Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, pp. 224 et suivantes
  6. Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, pp. 20 et suivantes
  7. Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain,Grasset, p.21
  8. Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, p. 127
  9. Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, pp. 136 et suivantes
  10. Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, pp.138-139
  11. Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, p. 63
  12. Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, pp. 219 et suivantes
  13. Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, pp. 56 et suivantes
  14. C'est la thèse principale de l'ouvrage, sur ce sujet voir notamment, Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, pp. 20 et suivantes, ainsi que pp. 160 et suivantes
  15. Michel Foucault, « La grande colère des faits », Le Nouvel Observateur 9 mai 1977[2]
  16. Gilles Deleuze, « Les nouveaux philosophes », supplément au n°24 de la revue Minuit, repris dans Deux régimes de fous, Minuit, p. 132[3]
  17. Roland Barthes, « Lettre à Bernard-Henri Lévy », Les Nouvelles littéraires, 26 mai 1977, rééditée dans Œuvres complètes, Seuil, t.V, p.315

Liens externes[modifier | modifier le code]