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Robert Browning - La vérité est en nous

Savoir consiste plutôt à dégager, en lui ménageant une issue, cette lumière emprisonnée qu'à donner accès aux prétendues clartés du dehors. Guettez de près la démonstration, la naissance d'une vérité : vous remonterez aisément à cette source intime où se cache la lumière amoncelée, que le hasard en extrait rayon par rayon. Le hasard, dis-je, car si nous ignorons encore d'où ces rayons viennent, de même nous méconnaissons ce qui leur ouvre les portes du cachot obscur. Bien des hommes ont vieilli parmi les livres, et sont morts endurcis dans leur ignorance aveugle, dont l'insouciante jeunesse avait promis ce que n'ont pas tenu leurs labeurs presque séculaires. Et tout au contraire, il est arrivé souvent à tel promeneur d'automne, aussi libre d'esprit que les insectes bourdonnant au soleil, d'émettre une sublime vérité, - produit mystérieux, spontané, tel que le promontoire de nuages sorti tout à coup des vapeurs invisibles.

Robert Browning (7/05/1812-12/12/1889) - Paracelsus (1835) - (trad. E.-D. Forgues, Revue des Deux Mondes, 1847)

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s:mai 2012 Invitation 1

Edmond de Goncourt - La femme allait-elle être condamnée à mort ?

Par le jour tombant, par le crépuscule jaune de la fin d’une journée de décembre, par les ténèbres redoutables de la salle des Assises entrant dans la nuit, pendant que sonnait une heure oubliée à une horloge qu’on ne voyait plus, du milieu des juges aux visages effacés dans des robes rouges, venait de sortir de la bouche édentée du président, comme d’un trou noir, l’impartial Résumé. La Cour retirée, le jury en sa chambre de délibération, le public avait fait irruption dans le prétoire. Entre deux dos de municipaux coupés de buffleteries, il se poussait autour de la table des pièces à conviction, tripotant le pantalon garance, dénouant la chemise ensanglantée, s’essayant à faire rentrer le couteau dans le trou du linge raidi. Le monde de l’audience était confondu. Des robes de femmes se détachaient lumineusement claires sur des groupes sombres de stagiaires. Au fond, la silhouette rouge de l’avocat général se promenait, bras dessus, bras dessous, avec la silhouette noire de l’avocat de l’accusée.

Edmond de Goncourt (26/05/1822-18/07/1896) – La fille Élisa (1877)

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s:mai 2012 Invitation 2

Novalis – Douce nuit

Et moi, je me tourne vers cette nuit sainte, mystérieuse, indéfinissable. Le monde est là comme dans un profond tombeau, et triste et déserte est la place qu’il occupait. La douleur soulève ma poitrine, je veux baigner mon front dans la rosée et me jeter dans la cendre des cimetières. Puis les lointains souvenirs, les désirs de la jeunesse, les rêves de l’enfance, les joies si courtes de la vie et les espérances fugitives, se rangent autour de moi, en habits sombres, comme les nuages après le coucher du soleil. Mais d’où vient donc que tout à coup je sente s’apaiser ma souffrance ? Te plais-tu aussi avec nous, nuit obscure ? Et que portes-tu sous ton manteau qui agisse si puissamment sur mon âme ? Un baume précieux découle de tes mains et de tes bouquets de pavots. Tu élèves les ailes de la pensée, et nous nous sentons vaguement émus. J’aperçois une figure grave qui se penche vers moi pleine de douceur et de recueillement, et qui, au milieu des baisers d’une mère, me montre ma belle jeunesse. Que la lumière du jour me semble pauvre maintenant, et comme j’en salue avec bonheur le départ !

Novalis (02/05/1772-25/03/1801) - Hymnes à la nuit (1800)

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s:mai 2012 Invitation 3

Henry David Thoreau – Construire des rêves

Grâce à mon expérience, j’appris au moins que si l’on avance hardiment dans la direction de ses rêves, et s’efforce de vivre la vie qu’on s’est imaginée, on sera payé de succès inattendu en temps ordinaire. On laissera certaines choses en arrière, franchira une borne invisible ; des lois nouvelles, universelles, plus libérales, commenceront à s’établir autour et au dedans de nous ; ou les lois anciennes à s’élargir et s’interpréter en notre faveur dans un sens plus libéral, et on vivra en la licence d’un ordre d’êtres plus élevé. En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l’univers paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, ni la faiblesse, faiblesse. Si vous avez bâti des châteaux dans les airs, votre travail n’aura pas à se trouver perdu ; c’est là qu’ils devaient être. Maintenant posez les fondations dessous.

Henry David Thoreau (12/07/1817-6/05/1862) - Walden ou la vie dans les bois (1854) (ch.18)

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s:mai 2012 Invitation 4

Robert Browning - La vérité est en nous

Savoir consiste plutôt à dégager, en lui ménageant une issue, cette lumière emprisonnée qu'à donner accès aux prétendues clartés du dehors. Guettez de près la démonstration, la naissance d'une vérité : vous remonterez aisément à cette source intime où se cache la lumière amoncelée, que le hasard en extrait rayon par rayon. Le hasard, dis-je, car si nous ignorons encore d'où ces rayons viennent, de même nous méconnaissons ce qui leur ouvre les portes du cachot obscur. Bien des hommes ont vieilli parmi les livres, et sont morts endurcis dans leur ignorance aveugle, dont l'insouciante jeunesse avait promis ce que n'ont pas tenu leurs labeurs presque séculaires. Et tout au contraire, il est arrivé souvent à tel promeneur d'automne, aussi libre d'esprit que les insectes bourdonnant au soleil, d'émettre une sublime vérité, - produit mystérieux, spontané, tel que le promontoire de nuages sorti tout à coup des vapeurs invisibles.

Robert Browning (7/05/1812-12/12/1889) - Paracelsus (1835) - (trad. E.-D. Forgues, Revue des Deux Mondes, 1847)

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s:mai 2012 Invitation 5


Sorj Chalandon - La main tendue

L'IRA. Ce n'était plus trois lettres noires, bavées sur notre mur à la peinture haineuse. Ce n'était plus une condamnation entendue à la radio. Ce n'était plus une crainte, une insulte, l'autre nom du démon. Mais c'était un espoir, une Promesse. C'était la chair de mon père, sa vie entière, sa mémoire et sa légende. C'était sa douleur, sa défaite, l'armée vaincue de notre pays. Jamais je n'avais entendu ces trois lettres prononcées par d'autres lèvres que les siennes. Et voilà qu'un gaillard de mon âge osait les sourire en pleine rue.

L'IRA. Soudain, je l'ai vue partout. Dans ce fumeur de pipe chargé de couvertures. Ces femmes en châle, qui nous entouraient de leur silence. Ce vieil homme, accroupi sur le trottoir, qui réparait notre lampe à huile. Je l'ai vue dans les gamins qui aidaient à notre exil. Je l'ai vue derrière chaque fenêtre, chaque rideau tiré pour tromper les avions. Je l'ai vue dans l'air épais de tourbe. Dans le jour qui se levait. Je l'ai sentie en moi. En moi, Tyrone Meehan, seize ans, fils de Patraig et de la terre d'Irlande. Chassé de mon village par la misère, banni de mon quartier par l'ennemi. L'IRA, moi.

J'ai tendu la main à Tom. Comme deux hommes qui concluent un marché. Il l'a regardée, m'a regardé, a hésité. Et puis il a souri une fois encore. Sa paume était glacée, ses doigts fermes.

- Tyrone Meehan, j'ai dit.

Sorj ChalandonRetour à Killybeys (éd. Grasset, 2011 – page 59)