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Nicolas Gogol – Surprise !

Ivan Iakovlievitch, par respect pour les convenances, endossa un vêtement par-dessus sa chemise et, ayant pris place à table, posa devant lui deux oignons et du sel ; puis, s’emparant d’un couteau, il se mit en devoir de couper le pain. L’ayant divisé en deux, il jeta un regard dans l’intérieur et aperçut avec surprise quelque chose de blanc. Il y plongea avec précaution le couteau, y enfonça un doigt :

« C’est solide ! fit-il à part soi, qu’est-ce que cela pourrait bien être ? » Il enfonça encore une fois les doigts et en retira… un nez !…

Les bras lui en tombèrent, il se mit à se frotter les yeux, à le tâter : c’était en effet un nez et au surplus, lui semblait-il, un nez connu. La terreur se peignit sur la figure d’Ivan Iakovlievitch, [...] (il) était plus mort que vif. Il avait enfin reconnu, dans ce nez, le propre nez de l’assesseur de collège Kovaliov, à qui il faisait la barbe tous les mercredis et dimanches.

Nicolas Gogol (20/03/1809 –21/02//4/03/1852.) - Le Nez

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s:février 2012 Invitation 1

Victor Hugo – Ultima verba

Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste,
Ô France ! France aimée et qu’on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !

Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! j’oublîrai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente.
Je resterai proscrit, voulant rester debout.

J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.

Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

(2 décembre 1852. Jersey)

Victor Hugo (26/02/1802-22/05/1885) – Les Châtiments (1853)

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s:février 2012 Invitation 2

John Steinbeck – La Vallée de l'enfance

La vallée de la Salinas est en Californie du Nord. C'est un long sillon à fond plat entre deux chaînes de montagnes. La rivière y déroule ses méandres jusqu'à la baie de Monterey.

Je me rappelle mes noms d'enfance pour les plantes et les leurs secrètes de la Vallée, la cachette de chacun de ses crapauds et l'heure estivale où s’éveillent ses oiseaux. Je me rappelle ses saisons et ses arbres, ses gens et leur démarche ; je me rappelle même ses odeurs. La mémoire olfactive est très riche.

Je me rappelle les monts du Gabilan qui dominaient la Vallée de l'Est, monts clairs et gais, pleins de soleil et de joliesse, monts fascinants dont on avait envie de gravir les sentiers tièdes comme on désire escalader les genoux d'une mère chérie. C'étaient de séduisantes montagnes sous leur parure d'herbe brûlée. A l’Ouest, la chaîne de Santa Lucia se découpait sur le ciel, écran entre la mer et la Vallée, masse sombre et secrète - inamicale et dangereuse. J'ai toujours eu peur de l'Ouest, j'ai toujours aimé l'Est. Je ne saurais dire pourquoi. Peut-être parce que le matin naissait des Gabilans et que la nuit tombait des crêtes de Santa Lucia. Peut-être les sentiments que j'éprouvais pour les deux montagnes étaient-ils liés à- la naissance et à la mort du jour.

John Steinbeck (27/02/1902-20/12/1968 )– À l'est d'Éden (1952) - (éd. fr. Le Livre de Poche : incipit)

s:février 2012 Invitation 3

Madeleine Bourdouxhe - « Gilles ne m'aime plus. »

Elle se dit : « Depuis des semaines, il se passe quelque chose entre Gilles et Victorine... Peut-être même est-il déjà trop tard pour empêcher le pire. ». Mais ce n'étaient que des étapes. Élisa attendit un instant. Elle rassembla ses forces. Enfin elle y arriva : courageusement, elle s'assena en plein cœur : « Gilles ne m'aime plus. » Elle chancela. En un grand geste maladroit elle tendit les bras vers Gilles endormi, comme si elle allait lui demander de l'aide. Elle s'arrêta à temps. Non, Élisa, cette fois tu souffriras seule. Pour la première fois tu ne peux demander appui à la tendresse de Gilles, tu dois te défendre comme si tu étais seule au monde. Personne ne pourra t'aider, Gilles ne peut t'aider... Tu es seule devant la plus grande douleur de ta vie.

La souffrance l'enlisait en vagues successives et toujours plus lourdes. Elle sentit que bientôt elle allait s'abandonner et tout compromettre. Brusquement elle rejeta les couvertures et se glissa hors du lit.

Madeleine Bourdouxhe (1906-1996) - La femme de Gilles (éd Gallimard 1937, éd. Ramsay, 1999) - (page 38)

s:février 2012 Invitation 4

Nicolas Gogol – Surprise !

Ivan Iakovlievitch, par respect pour les convenances, endossa un vêtement par-dessus sa chemise et, ayant pris place à table, posa devant lui deux oignons et du sel ; puis, s’emparant d’un couteau, il se mit en devoir de couper le pain. L’ayant divisé en deux, il jeta un regard dans l’intérieur et aperçut avec surprise quelque chose de blanc. Il y plongea avec précaution le couteau, y enfonça un doigt :

« C’est solide ! fit-il à part soi, qu’est-ce que cela pourrait bien être ? » Il enfonça encore une fois les doigts et en retira… un nez !…

Les bras lui en tombèrent, il se mit à se frotter les yeux, à le tâter : c’était en effet un nez et au surplus, lui semblait-il, un nez connu. La terreur se peignit sur la figure d’Ivan Iakovlievitch, [...] (il) était plus mort que vif. Il avait enfin reconnu, dans ce nez, le propre nez de l’assesseur de collège Kovaliov, à qui il faisait la barbe tous les mercredis et dimanches.

Nicolas Gogol (20/03/1809 –21/02//4/03/1852.) - Le Nez

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s:février 2012 Invitation 5

Stefan Zweig – Fin de partie

L’invraisemblable s’était produit. Un champion du monde, le vainqueur d’innombrables tournois, venait de baisser pavillon devant un inconnu, devant un homme qui n’avait pas touché à un échiquier depuis vingt ou vingt-cinq ans. Notre ami, cet anonyme, avait battu le plus fort joueur du monde entier dans un tournoi public ! Sans nous en apercevoir, dans notre émotion, nous nous étions tous levés. Chacun de nous avait le sentiment de devoir faire ou dire quelque chose, pour donner libre cours à son joyeux effroi. Le seul qui ne bougea pas, très calme, fut Czentovic. Au bout d’un assez long moment, il leva la tête et regarda notre ami d’un œil de pierre.

« Encore une partie ? demanda-t-il. – Mais certainement », répondit M. B… avec un enthousiasme qui me fit une fâcheuse impression, et avant même que j’aie pu lui rappeler son intention de s’en tenir à une seule partie, il se rassit. Avec une hâte fiévreuse, il remit les pièces sur l’échiquier, et ses doigts tremblaient tellement, que par deux fois un pion s’en échappa et roula sur le plancher.

Stefan Zweig (28/11/1881-22/02/1942) - Le Joueur d'échecs (Éd. Le Livre de Poche, page 85)