Vituperatio
La vituperatio (invective) est une technique oratoire romaine visant à dénigrer l'adversaire[1]. Elle s'oppose à la laus (éloge).
Théorisation au Ier siècle av. J.-C.
[modifier | modifier le code]L'auteur de La Rhétorique à Herennius classe vituperatio et laus dans le genus demonstrativum[2] (genre épidictique en grec, la partie descriptive du discours, celle qui vise à montrer, sens premier du terme latin demonstrare[3]) ».
Il les subdivise en trois sections selon qu'elles louent ou blâment la personne visée :
- sur son physique (corpus) ;
- sur sa moralité (animus) ;
- sur des réalités externes (res extraneae).
Dans le De inventione, Cicéron reprend cette tripartition et l'explicite en différents loci[4] :
- corpus : apparence physique, prestance, santé, vigueur, tempérance/excès (alcool, alimentation, sexualité), , etc.
- animus : vertu/vice, qualités oratoires, lâcheté/courage, , etc.
- res extraneae : les charges publiques exercées, l'origine familiale, la parenté, la fortune, les relations, , etc.
Exemples
[modifier | modifier le code]Cicéron
[modifier | modifier le code]De par l'ampleur de sa production conservée, Cicéron fournit le plus d'exemples d'invectives.
On en trouvera, entre autres, dans la description de Catilina et de ses complices (Catilinaires), de Verrès (Verrines) et d'Antoine (Philippiques). La deuxième Philippique est riche en attaques frontales et injurieuses.
Moins connu, le Contre Pison illustre parfaitement l'opposition louange/invective. Pison est le consul qui a organisé le vote de l'exil de Cicéron en 58. Cicéron n'a de cesse de se venger. Dans ce discours de 55, Cicéron oppose l'exemplarité de son parcours (res extraneae) et de sa vertu (animus) à ce que peut présenter Pison: certes ses res extraneae sont impressionnantes (famille illustre, parcours politique parfait) mais elles cachent un animus vicié et un corpus perverti (ivrognerie, goinfrerie: un épicurien de bas étage). On trouvera sur la page consacrée à cette plaidoirie quelques exemples du ton injurieux que prenaient souvent les invectives.
Salluste
[modifier | modifier le code]La tradition manuscrite a conservé une courte invective contre Cicéron attribuée à Salluste ainsi que la réponse de ce dernier. Leur authenticité est débattue. Pour certains, ce serait des exercices réalisés dans des écoles de rhéteurs de la fin de la République. Quintilien tenait pour authentique le texte de Salluste.
Quoi qu'il en soit, ces deux textes fournissent un bon exemple de ce qu'étaient ou pouvaient être les courtes invectives pamphlétaires que l'on faisait circuler à Rome.
L'Anticaton de César
[modifier | modifier le code]Une lettre[5] de Cicéron à son ami Atticus, datée du 9 mai 45, se révèle très instructive sur les processus propagandistes de l'époque et l'utilisation des laus/vituperatio et leur diffusion.
Cicéron avait écrit un éloge (laus) de Caton d'Utique, partisan de Pompée défait en Afrique par César en 46.
Cette lettre nous apprend qu'il sait que César va contre-attaquer en publiant une vituperatio, un anti-Caton[6]. Un lieutenant de César, Hirtius, lui envoie un libelle qu'il vient d'écrire où il recense les vices (vitia) de Caton. Cela donne à Cicéron une idée de ce que sera l'invective de César.
Hirtius, dans son libelle, fait néanmoins un éloge appuyé de Cicéron[7]. Ce dernier transmet l'ouvrage à Atticus et à son chef d'atelier de copie, Musca, pour le faire diffuser largement[8]. Une semaine plus tard[9], Cicéron précise sa pensée à son ami: il veut cette diffusion pour susciter l'indignation du public. Mais, comme le souligne Jean Beaujeu[10], Cicéron aurait-il suivi cette stratégie risquée si le pamphlet d'Hirtius n'avait pas contenu un éloge appuyé de sa propre personne ?
Quoi qu'il en soit, cette anecdote prouve que ce type d'ouvrage pouvait être rapidement recopié et diffusé et que cela entrait dans le cadre de stratégies politiques.
Ces trois ouvrages sont perdus.
Octavien versus Marc Antoine
[modifier | modifier le code]Dans sa thèse, L. Borgies[11] tente de reconstituer l'usage et le contenu des vituperationes qu'utilisèrent abondamment Octavien et Marc Antoine pendant les quinze années de leur rivalité (44-30 av. J.-C.). Il cherche également à définir les publics qu'ils visaient et sous quelles formes matérielles les invectives circulaient. Les discours demeurent le principal vecteur des invectives, mais, hormis le corpus cicéronien, peu ont été transmis. La correspondance servit de support aux pamphlets et libelles[12]. C'était particulièrement vrai pour Antoine, la plupart du temps absent de Rome. La majeure partie de ces écrits sont perdus. Suétone en cite des extraits.
Les principaux thèmes dégagés:
- l'ignobilitas, littéralement la naissance obscure, d'Octavien: la bassesse de son origine fut un thème largement déployé, ainsi qu'en attestent les premiers chapitres de Suétone. Marc Antoine, au contraire se targuait de son ascendance illustre;
- l'ignavia, la lâcheté au combat, fut reprochée à Octavien, que ce soit à Modène ou à Philippes[13];
- la crudelitas, la sauvagerie dans le sang versé, se voyait reprochée aux deux prétendants, en particulier dans leur comportement face aux soldats, révoltés ou capturés.
Ces thèmes semblent avoir eu pour principal cible les militaires, actifs ou vétérans[14]. Au lendemain de l'assassinat de César, l'enjeu majeur pour les deux protagonistes fut de se concilier le nombre de vétérans du dictateur. Par la suite, des agitateurs étaient envoyés dans les légions pour les faire changer de camp. Cela est particulièrement vrai dans le cas des mutineries de Brindes en 43 av. J.-C., où des agents sont envoyés par Octavien au sein des légions revenant de Macédoine et destinées à passer sous les ordres de Marc Antoine. Le débauchage des troupes de l'adversaire constitue l'un des buts principaux des stratégies propagandistes.
Les mœurs se voyaient également reprochés : ivrognerie et dérèglement sexuel[15] (Antoine), cupidité (Octavien) et efféminement. Le point culminant se cristallisa dans les années précédant Actium (31 av. J.-C.) sur l’assujettissement d'Antoine à Cléopâtre et la menace brandie d'une prise du pouvoir à Rome par une reine étrangère.
Visant l'élite, la propagande joua également sur le style d'éloquence. Octavien attaquait Antoine sur l'orientalisation de son style et son incohérence[16].
Pour terminer, L. Borgies émet l'hypothèse que c'est de cette confrontation virulente avec Antoine qu'Octavien, devenu Auguste, dégagea le programme politique de son principat[17] : restauration des mœurs des ancêtres (mos maiorum), classicisme et exaltation des vertus traditionnelles romaines.
Public(s)
[modifier | modifier le code]Les exemples cités pour Cicéron montrent que l'invective était un procédé oratoire intégré à de longs discours prononcés devant des institutions: Sénat, comices, tribunaux[18].
L'anecdote autour de l'Anticaton de César montre qu'il existait des stratégies politiques et éditoriales usant de l'invective et de l'éloge pour influencer l'opinion publique.
L'exemple du (pseudo) Salluste et de la confrontation entre Octavien et Marc Antoine illustre la diffusion et le succès des pamphlets courts, à Rome, à la fin de la République, ainsi que la variété des publics visés.
Interprétation
[modifier | modifier le code]Plus d'un siècle après la fin de la République, l'historien Tacite note[19] que l'art oratoire brille le plus dans les époques conflictuelles et troublées[20]. Il met en évidence la fin de la République pour illustrer son propos. C'est l'importance des enjeux, des ambitions et des rivalités des personnalités de l'époque qui font la puissance des orateurs de ce temps. Comme le remarque l'historien, que serait Cicéron s'il n'avait pas eu en face de lui Catilina, Verrès, Antoine[21] ?
Devant la virulence, jusqu'à la grossièreté, des textes, il faut noter que le droit romain ne connaissait pas la notion de diffamation[22] ou d'outrage : l'expression la plus outrancière, visant nommément un adversaire, n'était pas punissable. Seule la violence physique était réprimée (procédure de vi).
Ph. Le Doze recourt à l'analyse wébérienne du pouvoir charismatique pour comprendre la rhétorique politique à Rome au 1er s. a.C.n[23]. Dans Économie et société, Max Weber propose une tripartition de la notion de pouvoir[24]. Le pouvoir charismatique tient sa légitimité du rayonnement émanant de la personne elle-même, de l'allégeance et du dévouement qu'elle suscite grâce à sa valeur, ses dons, ses qualités exceptionnelles. Ce charisme se nommait auctoritas et dignitas en latin[25]. La compétition électorale se jouait donc homme contre homme, loin de tout programme politique concret[26], et dénigrer l'autre était à la base de l'argumentation.
Si l'on accepte cette interprétation, on comprend que les techniques de l'invective et de l'éloge aient été au cœur du combat politique et judiciaire à Rome.
Bibliographie
[modifier | modifier le code]- Loïc Borgies, Le conflit propagandiste entre Octavien et Marc Antoine : de l'usage politique de la uituperatio entre 44 et 30 a. C. n., Bruxelles, Latomus, collection Latomus, volume 357, 518 p., 2016.
- Max Weber, Économie et société, 1922.
- Philippe Le Doze, « Les idéologies à Rome : les modalités du discours politique de Cicéron à Auguste », Revue historique, vol. 654, no 2, 2010, p. 259-289 (lire en ligne)
- Charles Guérin, « Convicium est, non accusatio : invective, rire et agression dans le Pro Caelio », Vita Latina, 2008, 178, p. 104-115 (Lire en ligne).
- Charles Guérin, « La construction de la figure de l'adversaire dans le De signis de Cicéron », Vita Latina, 2008, 178, p. 47-57 (lire en ligne).
- Rhétorique à Herennius, texte édité, traduit et annoté par G. Achard, collection des Universités de France, les Belles Lettres, (1989), 4e tirage 2012.
- Id. traduction Thibaut en ligne
- Cicéron, De l’invention, texte établi et traduit par G. Achard, Les Belles Lettres, CUF, (1994), 3e tirage 2015.
- Id. traduction Nisard en ligne
- Salluste (Pseudo-), Lettres à César, Invectives. Texte établi, traduit et commenté par A. Ernout., Les Belles Lettres, CUF, (1962), 3e tirage 2003.
- Id traduction en ligne
Notes et références
[modifier | modifier le code]- Borgies, 2016 (p. 32) en donne la définition suivante : « L'invective vise à déconsidérer un citoyen parmi ses pairs et/ou aux yeux du public auquel elle s'adresse, c'est-à-dire une certaine opinion publique ».
- Rhet. Her., III, 6-8. « Passons maintenant au genre démonstratif. Comme il comprend la louange et le blâme, les moyens contraires à ceux dont nous aurons tiré la louange nous serviront à répandre le blâme. La louange peut avoir pour objet ou les accidents étrangers, ou les attributs du corps et de l’âme. Les accidents étrangers sont ceux, qui dépendent du hasard, de la bonne ou de la mauvaise fortune ; comme la naissance, l’éducation, les richesses, le pouvoir, les honneurs, la gloire, le droit de cité, les liaisons d’amitié ; toutes les choses de cette nature, et celles qui leur sont opposées. Les attributs du corps, ce sont les avantages ou les inconvénients qu’il tient de la nature, comme la légèreté, la force, la dignité, la santé ; et les défauts opposés. A l’âme appartient ce qui dépend de notre sagesse et de notre jugement : la prudence, la justice, la force, la tempérance, et les vices contraires
- Ce verbe est un faux ami. Il n'a pas en latin le sens argumentatif qu'il a pris en français. Cf. le dictionnaire Gaffiot qui donne pour traduction : montrer, faire voir, décrire, exposer.
- De Inv., II, 59. « La louange et le blâme se tirent des lieux attribués aux personnes, et que nous avons développés plus haut. Voulez-vous les traiter d'une manière moins générale, vous pouvez les diviser en lieux propres à l'âme, lieux propres au corps, lieux propres aux objets extérieurs. La vertu dont nous avons parlé tout à l'heure appartient à l'âme; la santé, la dignité, la force, la légèreté, au corps; l'illustration, les richesses, la naissance, les amis, la patrie, la puissance, et tout ce qui leur ressemble, forment les lieux extérieurs. Ici, comme dans toutes les autres parties de l'art oratoire, il faudra appliquer la règle générale des contraires, et le blâme se formera de toutes les choses opposées. »
- Cicéron, Correspondance, AdAtticum, XII, 40 = CUF, DCXXIII, tome 7.
- L'ouvrage est perdu. On en connait le titre, Anticatones, et la taille, deux livres. Le contenu visait à répondre à l'éloge de Cicéron et à combattre l'effet moral qu'avait suscité Caton par son suicide.
- cum maximis laudibus meis
- volo enim eum (= librum) divulgari, « je le veux largement diffusé ».
- Cicéron, Correspondance, Ad Atticum, XII, 44 = CUF, DCXXIX, tome 7. Lettre datée du 13 mai 45.
- Jean Beaujeu, dans ses commentaires, p. 79-80, de l'édition de la Correspondance, CUF, tome 7, 1983.
- Borgies, 2016.
- Ce qu'on appellerait de nos jours des lettres ouvertes. Voir par exemple Suétone, Auguste, 69. Borgies 2016, Partie III, Chap. II, 2, les epistulae antonii et octavianii, p. 430-438. On rajoutera les édits d'Antoine, depuis l'étranger.
- Suétone, Auguste, 13.
- Point largement détaillé par Borgies 2016, Partie II, Chapitre II, 1, Les légionnaires et les vétérans, p. 356-369.
- Un exemple particulièrement cru chez Suétone, Auguste, 69.
- Borgies 2016, Partie I, chap. IV, Genus eloquendi et scribendi, p. 219-246.
- Borgies, 2016, p. 481-482
- En matière judiciaire, il ne suffit pas de prouver la culpabilité de l'adversaire. Il faut également le montrer sous un tel aspect qu'aucune mansuétude (circonstances atténuantes) ne puisse lui être accordée. Cicéron est explicite: « Le motif d'un acte n'est pas suffisamment étayé si l'on ne fait peser une suspicion si forte sur les dispositions de l'accusé qu'il paraisse clairement ne pas avoir dû reculer devant une telle faute » (De inventione, II, 32). Voir l'analyse détaillée dans Guérin 2008 (2). La même analyse peut s'appliquer pour le défendeur quant à la réfutation de l'accusateur (Rome ne connait pas d'accusation publique, il faut toujours un accusateur privé).
- Tacite, Dialogue des orateurs, 37.
- « Il en est de même de l'éloquence; elle sera d'autant plus grande et d'autant plus élevée qu'elle sera plus souvent descendue sur le champ de bataille, qu'elle aura porté et reçu plus de coups, lutté avec un adversaire plus puissant et plus grand, et soutenu contre lui des combats plus rudes. »
- « Ce n'est pas la défense de Quintus ou d'Archias qui a placé Cicéron au rang des grands orateurs, mais Catilina, Verrès, Milon et Antoine, qui lui ont donné cette gloire. »
- Voir Borgies, 2016, p. 34. Ce n'est que sous l'empire que la notion de lèse-majesté apparut.
- Le Doze, 2012, p. 264-265.
- Le pouvoir traditionnel, le pouvoir bureaucratique (ou rationnel-légal) et le pouvoir ou l’autorité charismatique. Pour une présentation sommaire, voir cet article en ligne.
- Voir l'analyse de ces termes dans J. Hellegouarc'h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université de Lille, XI, 1963
- Le Doze, 2012, p. 264.