Deux siècles de rhétorique réactionnaire

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Deux siècles de rhétorique réactionnaire
Titre original
(en) The Rhetoric of ReactionVoir et modifier les données sur Wikidata
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Hans O. Sjöström (d)Voir et modifier les données sur Wikidata
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Deux siècles de rhétorique réactionnaire (titre original : Rhetoric of reaction: perversity, futility, jeopardy) est un essai de l'économiste et sociologue Albert Hirschman qui propose une analyse des arguments réactionnaires développés principalement en France, en Angleterre et aux États-Unis, depuis la fin du XVIIIe siècle. Publié en 1991, l'ouvrage est considéré comme « un classique » [1] de la sociologie politique[2].

Albert Hirshman écrit son livre aux États-Unis pendant les années de présidence de Ronald Reagan ; il veut inscrire dans une histoire longue son analyse des discours conservateurs contemporains dirigés contre les accomplissements de l'État-providence[3]. Il s'intéresse à la forme des énoncés politiques plutôt qu'à leur contenu.

L'analyse de la rhétorique réactionnaire proposée par A. O. Hirshman ayant connu un grand succès a été transposée du domaine politique vers de nouveaux champs, dans le but de déconstruire par exemple le climato-scepticisme, l'antiféminisme ou le discours bancaire ultra-libéral.

Les réactions historiques à la formation de la citoyenneté moderne[modifier | modifier le code]

A.O.Hirschman considère avec un certain pessimisme que chacune des trois principales étapes dans l'acquisition de nouveaux droits collectifs a été suivie de « contre-offensives idéologiques d'une force extraordinaire »[4]. Ces conflits violents ont entraîné le naufrage de nombreuses propositions de réforme. Chaque phase réactionnaire a été dominée selon lui par une figure rhétorique qui s'élabore à cette occasion et qui revient lors des phases suivantes.

A.O. Hirschman prend appui sur le découpage chronologique proposé par le sociologue anglais T.H. Marshall en 1949 :

  • acquisition de droits civils : les luttes pour ces droits ont été engagées dès le XVIIIe siècle ; il s'agit de droits à la liberté de parole, à la liberté de religion, à l'égalité de tous devant la justice, etc. ; ils sont condensés dans la doctrine des « droits de l'Homme »[4] ;
  • acquisition de droits politiques : il s'agit de l'extension du droit de vote à un nombre croissant de citoyens et de citoyennes, jusqu'au suffrage universel ; la bataille pour ces droits est engagée dès le XIXe siècle ;
  • acquisition de droits sociaux et économiques, grâce à l'État-providence, au XXe siècle.

Les trois thèses réactionnaires[modifier | modifier le code]

L'effet pervers[modifier | modifier le code]

La première thèse réactionnaire est celle de l'effet pervers du changement (perversity) : pour les partisans de cette thèse, une révolution produit uniquement des effets funestes, pires que le mal qu'elle prétend guérir ; la liberté gagnée grâce au combat révolutionnaire se retourne en tyrannie[5].

Ce type de raisonnement a été mobilisé tout particulièrement à la suite de la Révolution française de 1789 par des auteurs contre-révolutionnaires comme Edmund Burke et Joseph de Maistre. Cette figure rhétorique est réapparue plus tard chez des opposants au suffrage universel (lors de la deuxième phase réactionnaire), en particulier chez Gustave Le Bon et Herbert Spencer, pour lesquels cette forme d'exercice démocratique devait entraîner des errements collectifs. Elle réapparaît encore chez des opposants néo-conservateurs aux politiques d'aide sociale, pour qui de tels dispositifs, contrevenant aux lois du marché, aggravent à terme la situation des classes pauvres[5].

L'inanité[modifier | modifier le code]

La deuxième thèse réactionnaire est celle de l'inutilité du changement politique (futility) ; A. O. Hirschman en attribue la paternité à Alexis de Tocqueville qui, en insistant sur les similitudes entre certaines structures de l'Ancien régime et des réformes mises en place par les révolutionnaires, suggère que la Révolution française était vaine, puisqu'elle n'a pas apporté de réelle transformation sociale[5]. La formule d'Alphonse Karr en 1849, « plus ça change et plus c'est la même chose », condense cet argument réactionnaire[5].

La théorie des élites de Vilfredo Pareto, selon laquelle par-delà l'apparente diversité des régimes politiques, c'est toujours une oligarchie qui détient le pouvoir, a servi à critiquer le suffrage universel ; Albert Hirschman y voit une résurgence de la thèse de l'inanité du changement social[6].

La mise en péril[modifier | modifier le code]

Selon la troisième thèse réactionnaire, une nouvelle réforme mettrait en danger des droits conquis de haute lutte antérieurement et menacerait le consensus social (jeopardy[5]).

Elle a été mobilisée notamment dans l'Angleterre du XIXe siècle par les tories (les conservateurs) pour contrer leurs adversaires whigs ; « à chaque nouvelle proposition d'élargissement du suffrage ils proclamaient la ruine proche de la Constitution anglaise et des libertés traditionnelles par le pouvoir venu d'en bas »[6].

Points communs entre les trois thèses réactionnaires[modifier | modifier le code]

La stratégie d'évitement[modifier | modifier le code]

La liberté, l'égalité, l'amélioration des conditions de vie, qui constituent les arguments principaux du camp progressiste ne sont pas mentionnées dans le discours opposé à l'idéologie du progrès[5]. Les trois types de raisonnement réactionnaire analysés par A. O. Hischman ont en commun de critiquer uniquement les moyens mis en œuvre pour opérer le changement, ou les conséquences fâcheuses de la réforme, en s'abstenant de remettre en question les principes invoqués par les révolutionnaires ou les réformateurs[5].

L'idée de « lois naturelles »[modifier | modifier le code]

Selon A. Hirschman l'idée d'inéluctabilité se retrouverait sous des formes différentes dans les discours réactionnaires suivants a priori fort dissemblables[5] :

Contradictions et divergences des thèses réactionnaires[modifier | modifier le code]

Quoique utilisées parfois de manière simultanée, les figures rhétoriques réactionnaires ne sont guère compatibles entre elles selon A. Hirschman.

La thèse de l'effet pervers suppose que la société change, que la situation sociale et politique peut, en particulier, se dégrader. Elle est en contradiction avec la thèse de l'inanité, selon laquelle la société, de toute façon, ne change pas.

La thèse de l'effet pervers, développée particulièrement par Joseph de Maistre, reposerait sur une idéologie religieuse opposée à l'idéologie du progrès. En revanche, la thèse de l'inanité repose sur un raisonnement qui se veut scientifique, et qui cherche à dégager des lois constantes (politiques ou économiques comme la « théorie des élites », ou « les lois du marché »).

Rhétoriques de l'intransigeance dans le discours progressiste[modifier | modifier le code]

Bien que son but initial ait été de mettre en évidence des constantes de la rhétorique conservatrice[7], dans les deux derniers chapitres, A. Hirschman applique aussi à des discours radicaux d'extrême-gauche la grille de lecture qu'il avait forgée en étudiant des discours réactionnaires de droite[5].

Ainsi l'inéluctabilité supposée de la révolution prolétarienne selon Karl Marx rappellerait l'idée d'inanité de la rhétorique réactionnaire ; il serait inutile de s'opposer à la révolution selon l'auteur du Capital[5].

Le simplisme peut grever des discours se réclamant de l'idéologie du progrès ; trois procédés sont alors repérables :

  • le péril imminent, celui qui guette la société s'il n'y a pas de changement ; cette thèse répond à celle de l'effet pervers ;
  • les lois de l’Histoire : « on ne peut aller contre le Progrès » ; cette thèse prétend contrer celle de l'inanité ;
  • la synergie : la nouvelle réforme et la précédente entreraient en synergie et se renforceraient naturellement[3] ; cette thèse s'oppose à celle de la mise en péril des acquis sociaux.

Selon Christophe Charle, Albert Hirshman « témoigne de son honnêteté démocratique en appliquant à son propre camp sa méthode »[6].

Application à de nouveaux champs[modifier | modifier le code]

Dans le domaine de l'écologie[modifier | modifier le code]

L'économiste André Pottier considère qu'« après les questions successives des droits civils, politiques et sociaux, la question climatique, et plus largement écologique, pourrait bien susciter le quatrième grand débat des sociétés occidentales »[3]. Il analyse le discours climato-sceptique à la lumière du travail d'Albert Hirschman sur la rhétorique réactionnaire. Philippe Bovet fait de même 2014[8].

Dans les études sur l'antiféminisme[modifier | modifier le code]

Les chercheuses féministes font souvent appel à la description de la rhétorique réactionnaire proposée par Albert Hischman pour rendre compte des formes prises par des discours sexistes[9],[10]. C'est le cas dans un ouvrage dirigé par Diane Lamoureux, Les antiféminismes. Analyse d’une rhétorique réactionnaire (2015), qui met en évidence l'entrelacement de discours masculinistes d'une part, et de discours transphobes et racistes d'autre part[11]. Ce genre de travaux étudie les reformulations par l'antiféminisme des thèses de l'effet pervers, de l'inanité, de la mise en péril ; la variante sexiste de la thèse de l’inanité, par exemple, conduit à affirmer « l’impossible égalité dans le couple hétérosexuel »[12]

Dans l'étude du discours bancaire[modifier | modifier le code]

L'économiste Jézabel Couppey-Soubeyran prend appui en 2015 dans Blablabanque : le discours de l'inaction sur l'ouvrage d'Albert Hirschman pour déconstruire certains procédés du discours du lobby bancaire qui essaie de contrecarrer le changement et les nouvelles politiques de régulation[13],[14],[15],[16].

Références[modifier | modifier le code]

  1. « Introduction à Albert O. Hirschman - Triangle - UMR 5206 », sur triangle.ens-lyon.fr (consulté le ).
  2. « Albert O. Hirschman, itinéraire d’un économiste libre », sur Bibliobs, (consulté le ).
  3. a b et c Antonin Pottier, «Le discours climato-sceptique : une rhétorique réactionnaire», Natures Sciences Sociétés, EDP Sciences, 2013, 21 (1), p. 105-108. ⟨10.1051/nss/2013086⟩. ⟨hal-00865684⟩ lire en ligne.
  4. a et b Albert O. Hirschman, « Deux cents ans de rhétorique réactionnaire : le cas de l'effet pervers », Annales, vol. 44, no 1,‎ , p. 67–86 (DOI 10.3406/ahess.1989.283577, lire en ligne, consulté le ).
  5. a b c d e f g h i j k l et m Henry Rousso, « Hirschman Albert O., Deux siècles de rhétorique réactionnaire ». In : Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°33, janvier-mars 1992. Dossier : L'épuration en France à la Libération. p. 141-143, lire en ligne.
  6. a b et c Christophe Charle, « Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire », Annales, vol. 47, no 6,‎ , p. 1195–1197 (lire en ligne, consulté le ).
  7. « Au cours de cette recherche, au départ un combat contre les idées conservatrices, Hirschman découvre le même simplisme chez les partisans des réformes », Antonin Pottier, « Le discours climato-sceptique : une rhétorique réactionnaire », Natures Sciences Sociétés, EDP Sciences, 2013, 21 (1), p. 105-108, lire en ligne.
  8. Philippe Bovet, « L’énergie verte, voilà l’ennemi », sur Le Monde diplomatique, (consulté le ).
  9. « Le discours masculiniste se déploie sous les trois formes d’une rhétorique réactionnaire d’abord identifiées par Albert O. Hirschman, dont le cadre d’analyse a été régulièrement utilisé par des féministes pour étudier les discours antiféministes », Stéphanie Mayer et Francis Dupuis-Déri (2010), Quand le « prince charmant » s’invite chez Châtelaine. Analyse de la place des hommes et des discours antiféministes et masculinistes dans un magazine féminin québécois, LR des centres de femmes du Québec, Service aux collectivités UQAM, lire enligne p.20.
  10. Voir par exemple en 1999 une étude de Florence Rochefort, « L’antiféminisme à la Belle Époque, une rhétorique réactionnaire », dans Christine Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme. Paris, Fayard : 133-147, qui sert de référence à celle de Stéphanie Mayer et Francis Dupuis-Déri (2010) : «partant de l’idée que les discours antiféministes et masculinistes sont au mieux conservateurs, au pire réactionnaires selon une conception inspirée d’Albert O. Hirschman et retravaillée par Florence Rochefort, nous avons relevé les trois thèses critiques du féminisme sont reprises dans Châtelaine» p.57. Voir également Héloïse Michaud, « Rhétoriques réactionnaires et antiféminisme en France : la controverse de l’écriture inclusive » Politique et Sociétés, volume 40, numéro 1, 2021, p. 87–107, https://doi.org/10.7202/1075742ar, lire en ligne.
  11. Lamoureux, Diane et Francis Dupuis-Déri (dir.). 2015. Les antiféminismes. Analyse d’une rhétorique réactionnaire ; cet ouvrage étudie « la reproduction des discours antiféministes, et les manières dont ils s’entrecroisent avec d’autres rhétoriques réactionnaires (Hirschman 1991), telles que les rhétoriques racistes, transphobes et néo-libérales », Auréline Cardoso et Charlotte Thevenet, « Rhétoriques antiféministes : entre recherche et pratiques », GLAD!. Revue sur le langage, le genre, les sexualités, no 04,‎ (ISSN 2551-0819, lire en ligne, consulté le ). « Diane Lamoureux décrit d’autres éléments essentiels de ce « terreau antiféministe ». Elle souligne que l’antiféminisme se développe en relation étroite et constante avec la pensée réactionnaire et conservatrice, telle que l’a définie Albert Hirschman ; avec une incertitude identitaire liée à la modernité, qui pousse au rejet de l’autre ainsi qu’une montée des politiques du ressentiment suite aux bouleversements sociaux majeurs », « Notes de lectures », Cahiers du Genre, 2017/1 (n° 62), p. 223-251. DOI : 10.3917/cdge.062.0223,lire en ligne.
  12. Auréline Cardoso, « Antiféminisme sur papier glacé », GLAD! [En ligne], 04 | 2018, ; DOI : https://doi.org/10.4000/glad.1033 lire en ligne.
  13. « Blablabanque. Le discours de l’inaction », sur Revue Projet (consulté le ).
  14. « Les ressorts rhétoriques du lobby bancaire mis à nu », sur Les Échos, (consulté le ).
  15. Alexandra Parachini, « Le “blabla” des banques contre tout changement | Le Quotidien » (consulté le ).
  16. « Pour en finir avec la rhétorique bancaire », sur La Tribune (consulté le ).

Bibliographie[modifier | modifier le code]

Sources primaires[modifier | modifier le code]

  • Albert O.Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire (titre original : Rhetoric of reaction : perversity, futility, jeopardy) Fayard., 1991.
  • Albert O. Hirschman, « Deux cents ans de rhétorique réactionnaire : le cas de l'effet pervers », Annales, vol. 44, no 1,‎ , p. 67–86 (DOI 10.3406/ahess.1989.283577, lire en ligne, consulté le ).
  • A. O. Hirschman 1995. «La rhétorique réactionnaire : deux ans après», in Hirschman, A.O., Un certain penchant à l’autosubversion, Paris, Fayard, 69-102.

Sources secondaires[modifier | modifier le code]

  • Henry Rousso, «Hirschman Albert O., Deux siècles de rhétorique réactionnaire». In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°33, janvier-. Dossier : L'épuration en France à la Libération. p. 141–143, lire en ligne.
  • Christophe Charle, «Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire». In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 47e année, N. 6, 1992. p. 1195–1197, lire en ligne.
  • Cyrille Ferraton, Ludovic Frobert, Introduction à Albert O. Hirschman, chapitre V, «Rhétorique et démocratie», table des matières en ligne.
  • Raymond Boudon, « La rhétorique est-elle réactionnaire ? », Le Débat, 1992/2 (n° 69), p. 87-95. DOI : 10.3917/deba.069.0087, lire en ligne.
  • François Bourricaud, « La rhétorique réactionnaire selon Hirschman », Commentaire, 1991/3 (Numéro 55), p.589-590. DOI : 10.3917/comm.055.0589, lire en ligne.
  • Mathieu Potte-Bonneville, «perversity, futility, jeopardy : La rhétorique réactionnaire selon Albert O. Hirschmann», Vacarme 19, printemps 2002, p. 38-39, lire en ligne.
  • Antonin Pottier, «Le discours climato-sceptique : une rhétorique réactionnaire», Natures Sciences Sociétés, EDP Sciences, 2013, 21 (1), p. 105-108. ⟨10.1051/nss/2013086⟩. ⟨hal-00865684⟩.
  • Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri (dir.), Les antiféminismes. Analyse d’une rhétorique réactionnaire. Montréal : Remue-Ménage, 2015.