Portail:Littérature/Invitation à la lecture/Sélection/mai 2007

Une page de Wikipédia, l'encyclopédie libre.

Rencontre

Wronsky suivit le conducteur ; en entrant dans le wagon, il s’arrêta pour laisser passer une dame qui sortait, et, avec le tact d’un homme du monde, il la classa d’un coup d’œil parmi les femmes de la meilleure société. Après un mot d’excuse, il allait continuer sa route, mais involontairement il se retourna pour la regarder encore, non à cause de sa beauté, de sa grâce ou de son élégance, mais parce que l’expression de son aimable visage lui avait paru douce et caressante.

Elle tourna la tête au moment où il la regardait. Ses yeux gris, que des cils épais faisaient paraître foncés, lui jetèrent un regard amical et bienveillant, comme si elle le reconnaissait, puis aussitôt elle sembla chercher quelqu’un dans la foule. Quelque rapide que fût ce regard, il suffit à Wronsky pour remarquer dans cette physionomie une vivacité contenue, qui perçait dans le demi-sourire de deux lèvres fraîches, et dans l’expression animée de ses yeux. Il y avait dans toute cette personne comme un trop-plein de jeunesse et de gaieté qu’elle aurait voulu dissimuler ; mais, sans qu’elle en eût conscience, l’éclair voilé de ses yeux paraissait dans son sourire.

Léon Tolstoï , Anna Karénine (1877), Première Partie, ch. XVIII .

Wikisource
Wikisource

s:FleuvesLangston Hughes

Langston Hughes - Le Nègre parle des fleuves

J'ai connu des fleuves:
J'ai connu des fleuves anciens comme le monde et plus vieux
que le flux du sang humain dans les veines humaines.
Mon âme est devenue aussi profonde que les fleuves..
Je me suis baigné dans l'Euphrate quand les aubes étaient neuves.
J'ai bâti ma hutte près du Congo et il a bercé mon sommeil.
J'ai contemplé le Nil et au-dessus j'ai construit les pyramides.
J'ai entendu le chant du Mississipi quand Abe Lincoln descendit
à la Nouvelle-Orléans, et j'ai vu ses nappes boueuses transfigurées
en or au soleil couchant.
J'ai connu des fleuves:
Fleuves anciens et ténébreux.
Mon âme est devenue aussi profonde que les fleuves..

Langston Hughes (1902 – 22 mai 1967) (traduction tirée de l'article WP)

s:A rebours - Huysmans

Joris-Karl Huysmans - Chez le dentiste

Alors la grande scène avait commencé. Cramponné aux bras du fauteuil, des Esseintes avait senti, dans la joue, du froid, puis ses yeux avaient vu trente-six chandelles et il s'était mis, souffrant des douleurs inouïes, à battre des pieds et à bêler ainsi qu'une bête qu'on assassine. Un craquement s'était fait entendre, la molaire se cassait, en venant; il lui avait alors semblé qu'on lui arrachait la tête, qu'on lui fracassait le crâne; il avait perdu la raison, avait hurlé de toutes ses forces, s'était furieusement défendu contre l'homme qui se ruait de nouveau sur lui comme s'il voulait lui entrer son bras jusqu'au fond du ventre, s'était brusquement reculé d'un pas, et levant le corps attaché à la mâchoire, l'avait laissé brutalement retomber, sur le derrière, dans le fauteuil, tandis que, debout, emplissant la fenêtre, il soufflait, brandissant au bout de son davier, une dent bleue où pendait du rouge!

Anéanti, des Esseintes avait dégobillé du sang plein une cuvette, refusé, d'un geste, à la vieille femme qui rentrait, l'offrande de son chicot qu'elle s'apprêtait à envelopper dans un journal et il avait fui, payant deux francs, lançant, à son tour, des crachats sanglants sur les marches, et il s'était retrouvé, dans la rue, joyeux, rajeuni de dix ans, s'intéressant aux moindres choses.

Joris-Karl Huysmans (1848-1907) - À rebours, ch. IV – (1884)

Wikisource
Wikisource

s:Adieu - Alfred de Musset

Musset - Adieu

Adieu ! je crois qu’en cette vie
Je ne te reverrai jamais.
Dieu passe, il t’appelle et m’oublie ;
En te perdant je sens que je t’aimais.
Pas de pleurs, pas de plainte vaine.
Je sais respecter l’avenir.
Vienne la voile qui t’emmène,
En souriant je la verrai partir.[...]
Un jour tu sentiras peut-être
Le prix d’un coeur qui nous comprend,
Le bien qu’on trouve à le connaître,
Et ce qu’on souffre en le perdant.

Alfred de Musset (1810 – 1857), Poésies nouvelles - Adieu

Wikisource
Wikisource

s:Eldorado - Gaudé

Laurent Gaudé - Massambalo

(Le voyageur-émigrant) doit poser cette simple question : Massambalo ? Si l'ombre acquiesce, alors, il peut lui laisser un cadeau. L'ombre de.Massambalo prend l'offrande et la conserve. C'est signe que le périple se passera bien. Que le vieux dieu veillera sur vous.

Salvatore Piracci regarda tout autour de lui les visages ébahis de l'assemblée. Ces hommes buvaient les mots du conteur. Une lumière de soulagement coulait dans leurs yeux. I1 existait donc quelque part un esprit pour veiller sur eux. Il ne leur serait peut-être pas donné de le rencontrer mais le monde n'était pas vide. Des ombres couraient çà et là qui embrassaient leur cause. L'assistance écoutait avec émerveillement. Salvatore Piracci contemplait le visage de ces hommes dont les traits avaient été lardés par la misère et l'effort. Tous redevenaient enfants à l'évocation de ces esprits errants qu'ils rêvaient de rencontrer.

Les hommes, dans la nuit, se racontaient des histoires pour se faire briller les yeux. Le vieux monde n'était pas mort. Il était encore des êtres secoués d'impatience qui souriaient au rêve toujours recommencé du lointain bonheur que l'on va chercher.

Laurent Gaudé, Eldorado, p. 209 (éd. actes Sud 2006)

s:Anna Karénine -Tolstoï

Rencontre

Wronsky suivit le conducteur ; en entrant dans le wagon, il s’arrêta pour laisser passer une dame qui sortait, et, avec le tact d’un homme du monde, il la classa d’un coup d’œil parmi les femmes de la meilleure société. Après un mot d’excuse, il allait continuer sa route, mais involontairement il se retourna pour la regarder encore, non à cause de sa beauté, de sa grâce ou de son élégance, mais parce que l’expression de son aimable visage lui avait paru douce et caressante.

Elle tourna la tête au moment où il la regardait. Ses yeux gris, que des cils épais faisaient paraître foncés, lui jetèrent un regard amical et bienveillant, comme si elle le reconnaissait, puis aussitôt elle sembla chercher quelqu’un dans la foule. Quelque rapide que fût ce regard, il suffit à Wronsky pour remarquer dans cette physionomie une vivacité contenue, qui perçait dans le demi-sourire de deux lèvres fraîches, et dans l’expression animée de ses yeux. Il y avait dans toute cette personne comme un trop-plein de jeunesse et de gaieté qu’elle aurait voulu dissimuler ; mais, sans qu’elle en eût conscience, l’éclair voilé de ses yeux paraissait dans son sourire.

Léon Tolstoï , Anna Karénine (1877), Première Partie, ch. XVIII .

Wikisource
Wikisource

s:L'Ingénu - Voltaire

Voltaire - Progrès de l’esprit de l’Ingénu

« Vos persécuteurs sont abominables, disait-il à son ami Gordon. Je vous plains d’être opprimé, mais je vous plains d’être janséniste. Toute secte me paraît le ralliement de l’erreur. Dites-moi s’il y a des sectes en géométrie ? - Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon ; tous les hommes sont d’accord sur la vérité quand elle est démontrée, mais ils sont trop partagés sur les vérités obscures. - Dites sur les faussetés obscures. S’il y avait eu une seule vérité cachée dans vos amas d’arguments qu’on ressasse depuis tant de siècles, on l’aurait découverte sans doute ; et l’univers aurait été d’accord au moins sur ce point-là. Si cette vérité était nécessaire comme le soleil l’est à la terre, elle serait brillante comme lui. C’est une absurdité, c’est un outrage au genre humain, c’est un attentat contre l'Être infini et suprême de dire : il y a une vérité essentielle à l’homme, et Dieu l’a cachée. »

Voltaire (1694-1778) – L’Ingénu (1767), Ch. XIV.

Wikisource
Wikisource