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Stephen Crane - Rupture

Il leva lentement son fusil et, entrevoyant un coin de champ grouillant de gens, il fit feu sur un groupe qui galopait. Après quoi il se baissa vite et guetta de son mieux à travers la fumée. Il happa au passage des aspects changeants de ce terrain couvert d'êtres qui couraient tous en hurlant comme poursuivis par des démons. Le jeune homme s'imagina quelque assaut de dragons redoutables, et, comme le paysan du conte qui perdit l'usage de ses jambes à l'approche du monstre rouge et vert, il resta immobile dans une attitude horrifiée et comme aux écoutes; il semblait qu'il fermât les yeux dans l'attente d'être avalé.

À son côté, un soldat qui n'avait cessé de manier fébrilement son fusil, s'arrêta soudain, le lâcha et prit la fuite en poussant des hurlements. Le visage d'un jeune gars éclairé jusque-là d'une expression de courage exalté, de cette audace majestueuse du sacrifice de la vie, fut un instant obscurci d'une terreur abjecte.

Stephen Crane (01/11/1871- 05/06/1900) – La conquête du courage (The Red Badge of Courage, ch.VI (1895) trad. Francis Viellé-Griffin & Henry D. Davray (1912)

s:juin 2010 Invitation 1

René Bazin - Crépuscule

Le corps endolori et penché en avant, leur outil sur l'épaule, ils considéraient l'horizon rouge au-dessus du Marais, et les nuages que le vent poussait vers le soleil en fuite. C'était un soir lamentable. Autour d'eux, des guérets, des terres nues, des haies dévastées, des arbres sans feuilles, de l'ombre et du froid qui tombaient du ciel. Et ils avaient bien fait deux cents mètres, avant que le fils se décidât à parler comme si la réponse devait être trop dure, pour le père qui suivait le même chemin de travail.

– Oui, dit-il, le temps de la vigne est fini dans nos contrées : mais elle pousse ailleurs.

– Où donc, mon Driot ?

Dans les demi-ténèbres, l'enfant étendit sa main libre, au-dessus de la Fromentière noyée en bas dans l'ombre. Le geste allait si loin, par-delà le Marais et par-delà la Vendée, que, sous ses habits de grosse laine, Toussaint Lumineau sentit le froid du vent.

– Les autres pays, dit-il, qu'est-ce que ça nous fait, mon Driot, pourvu qu'on vive dans le nôtre ?

René Bazin (1853-1932) - La terre qui meurt (1898) (page 199)

s:juin 2010 Invitation 2

Jean Anouilh – La conscience de Thomas Becket

- J'ai besoin de toi. Cela doit te suffire. Je te demande seulement de me regarder comme tu me regardes en ce moment. Il y en a qui portent un cilice pour se rappeler constamment ce que vaut leur guenille... (Il entrouvre- son froc, souriant.) J'en ai un d'ailleurs. Mais c'est dérisoire vos épreuves, je m'y suis déjà habitué. Je crois simplement que je m'enrhumerais si je le quittais. J'ai besoin d'autre chose qui me gratte et qui me dise à chaque instant ce que je suis. J'ai besoin de toi, petit chardon, qu'on ne sait pas par quel bout prendre. J'ai besoin de me piquer à toi pour trouver quelques épines sur le chemin du bien, sinon, je serais capable d'y trouver encore mon plaisir... (Les évêques entrent, il le prend par le bras, l'installe dans un coin.) Reste dans ce coin et tiens mes tablettes. Je ne te demande qu'une chose. Ne leur saute pas dessus, tu compliquerais tout.

Jean Anouilh - Becket ou l'Honneur de Dieu, acte III (éd. de La Table Ronde, 1959 ; page 94 éd. Folio)

s:juin 2010 Invitation 3

Thomas Hardy - Neige sur les faubourgs

Un moineau entre dans l’arbre,
Et aussitôt
Une boule de neige trois fois plus grosse
S’abat sur lui, douche la tête et les yeux,
Et le renverse,
Manque l’ensevelir,
Pour atterrir sur un proche rameau où son choc
Provoque une nouvelle avalanche de masses instables.
Les marches font une pente blafarde
Que gravit sans grand espoir
Un chat noir étique, aux larges yeux :
Nous le faisons entrer.

Thomas Hardy (1840 - 11/01/1928) - Snow in the suburbs (Anthologie bilingue de la poésie anglaise, Gallimard, 2005)

s:juin 2010 Invitation 4

Antoine de Saint-Exupéry - L’eau !

À la seconde même où il regardera vers nous, il aura déjà effacé en nous la soif, la mort et les mirages. Il a amorcé un quart de tour qui, déjà, change le monde. Par un mouvement de son seul buste, par la promenade de son seul regard, il crée la vie, et il me paraît semblable à un dieu…

C’est un miracle… Il marche vers nous sur le sable, comme un dieu sur la mer… L’Arabe nous a simplement regardés. Il a pressé, des mains, sur nos épaules, et nous lui avons obéi. Nous nous sommes étendus. Il n’y a plus ici ni races, ni langages, ni divisions… Il y a ce nomade pauvre qui a posé sur nos épaules des mains d’archange.

Nous avons attendu, le front dans le sable. Et maintenant, nous buvons à plat ventre, la tête dans la bassine, comme des veaux.

Antoine de Saint-Exupéry (29/06/1900- 1944) - Terre des hommes (ch.VII : Au centre du désert)

s:juin 2010 Invitation 5

Stephen Crane - Rupture

Il leva lentement son fusil et, entrevoyant un coin de champ grouillant de gens, il fit feu sur un groupe qui galopait. Après quoi il se baissa vite et guetta de son mieux à travers la fumée. Il happa au passage des aspects changeants de ce terrain couvert d'êtres qui couraient tous en hurlant comme poursuivis par des démons. Le jeune homme s'imagina quelque assaut de dragons redoutables, et, comme le paysan du conte qui perdit l'usage de ses jambes à l'approche du monstre rouge et vert, il resta immobile dans une attitude horrifiée et comme aux écoutes; il semblait qu'il fermât les yeux dans l'attente d'être avalé.

À son côté, un soldat qui n'avait cessé de manier fébrilement son fusil, s'arrêta soudain, le lâcha et prit la fuite en poussant des hurlements. Le visage d'un jeune gars éclairé jusque-là d'une expression de courage exalté, de cette audace majestueuse du sacrifice de la vie, fut un instant obscurci d'une terreur abjecte.

Stephen Crane (01/11/1871- 05/06/1900) – La conquête du courage (The Red Badge of Courage, ch.VI (1895) trad. Francis Viellé-Griffin & Henry D. Davray (1912)