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Partie des oreilles rouges

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La partie des oreilles rouges (japonais : 耳赤の一局, mimiaka no ikyoku, litt. partie de rouge-oreille) est une célèbre partie de go de l'époque d'Edo, jouée à Osaka du 11 au entre Hon'inbō Shūsaku et Inoue Genan Inseki. Elle est restée particulièrement fameuse pour le coup exceptionnel que joua Shūsaku en milieu de partie et qui surprit tant Genan que ses oreilles en rougirent ; ce coup permit à Shūsaku de reprendre l'avantage alors que tous le croyaient perdu.

Historique

Shūsaku (qui s'appelait encore Kuwahara Torajirō) rencontra Genan Inseki pour un match de cinq parties en septembre[1] 1846, en revenant à Osaka après avoir passé dix-huit mois à Onomichi. Shūsaku avait dix-sept ans et était alors classé 4e dan, tandis que Genan approchait la cinquantaine et, classé 8e dan, était considéré comme ayant la force d'un Meijin ; cette rencontre (sans doute organisée par un des disciples de Genan[2]) permettait donc au chef de la maison Inoue d'estimer la force de celui qui deviendrait peut-être un jour son rival au sein de la maison Hon'inbō, après la retraite de Jōwa.

Dans leur première partie, Genan offrit à Shūsaku un handicap de deux pierres, mais en voyant que lui-même n'avait aucune chance de gagner, il interrompit le jeu sans intention de le finir[3], et proposa à Shūsaku de jouer les parties suivantes sans handicap, en ayant simplement les Noirs dans chaque partie[4].

La partie des oreilles rouges est la partie suivante du match. Shūsaku commit une erreur dès le premier joseki, et, en dépit d'un jeu de grande qualité par la suite, semblait devoir perdre (de quelques points) lorsqu'il joua ce qui est souvent considéré comme le coup le plus extraordinaire de l'histoire du go japonais ; ce coup, appelé « le coup qui fit rougir les oreilles » (耳赤の一手, mimiaka no itte), est parfois traité de « coup divin » (神の一手, kami no itte[5]). Après cela, le cours de la partie fut renversé et, malgré tous les efforts de Genan, Shūsaku finit par gagner de deux points.

Les trois parties suivantes furent également gagnées par Shūsaku, un résultat auquel Genan ne s'attendait sûrement pas en lui proposant de jouer sans handicap[6]. La rumeur de cette victoire parvint rapidement à Edo, et marqua le début de la réputation de Shūsaku.

Analyse de la partie

Le piège du joseki de taisha

Les josekis de taisha (大斜定石, ouverture grand oblique, correspondant aux coups 3, 8 et 10 de la partie) furent développés au début du XIXe siècle[7] ; à cette époque, les séquences étudiées par les professionnels des quatre maisons étaient gardées secrètes, dans l'espoir de surprendre un rival lors des parties de château (en). Ce joseki est généralement connu comme le « joseki aux mille variations » et donnait lieu aux séquences d'ouverture de loin les plus complexes, jusqu'au développement des josekis d'avalanche (en) au début du XXe siècle. La séquence jouée dans la partie progressa le long de lignes établies, jusqu'au choix par Genan du coup 20, une nouveauté théorique développée par la maison Inoue[8] ; le coup 25 de Shūsaku semble logique, mais est considéré (depuis cette partie, justement) comme une erreur (il aurait dû glisser en 29), car amenant à la séquence de la partie, et obligeant Noir à jouer les mauvaises menaces de ko en 41 et 47 qui renforcent trop les Blancs[9].


De 10 à 50 (ko en 43, 46, 49) : une variation-piège du taisha ;
36 (et ses conséquences montrées à droite) est le coup
que Shusaku n'avait sans doute pas envisagé...


Si Shusaku avait joué la menace naturelle en 41,
il aurait subi cette séquence diabolique (46 en 42, 47 en 45),
faisant disparaître le ko et mettant fin à la partie...

Milieu de partie

La partie est devenue difficile pour Shūsaku après ces mauvaises menaces de ko, et bien que son jeu de milieu de partie soit de grande qualité[10], Genan prend l'avantage, pare habilement l'attaque en 73, puis obtient une jolie séquence d'écrasement (shibori) en gardant l'initiative grâce au sacrifice en 104. Les stabilisations réciproques des groupes au nord (en 114) et au sud (en 125) laissent à Genan le sente pour lancer la dernière attaque, qui devrait lui permettre de gagner sans problème.


Coups 50 à 95 : après le taisha, le milieu de partie (chuban) est lancé.

Coups 96 à 125 : stabilisations ; le dernier combat va s'engager.

Le coup « qui fit rougir les oreilles »

Après l'attaque en 1 du groupe de quatre pierres du bord sud, défendre directement amènerait par exemple à un renforcement trop important des Blancs au sud, ou à une invasion du bord nord. Les observateurs, parmi lesquels figuraient les disciples de Genan, estimaient qu'il ne pouvait plus perdre lorsque Shūsaku joua l'extraordinaire coup 2 de la figure (le coup 127 de la partie). Un médecin regardant les joueurs commenta alors qu'il pensait que Genan allait perdre, car il avait vu ses oreilles rougir tant le coup l'avait surpris.

Le coup « qui fit rougir les oreilles ».

Ce coup prit alors le surnom de « coup faisant rougir les oreilles » (耳赤の一手, mimiaka no itte), et allait devenir le coup le plus célèbre de l'histoire du go japonais[11]. Techniquement, le coup agit dans quatre directions, élargissant la zone noire au nord, diminuant l'influence des pierres blanches à droite, apportant un soutien au groupe des quatre pierres marquées, et visant à envahir ou à réduire le bord gauche[12]. Mais de plus, il s'avère parfaitement placé dans les séquences de combat qui vont suivre ; au cours des cent cinquante années qui suivirent, et où cette partie fut étudiée par les meilleurs joueurs, personne n'a réussi à le réfuter, ou à trouver une ligne de jeu gagnante pour les Blancs[14]. C'est le genre de coup qu'un joueur ne joue qu'une fois dans sa vie[12].

Conclusion de la partie

Coups 128 à 207 : Genan tente de reprendre l'avantage

Après le coup 127, Genan engage une série de combats de frontière complexes (le coup 136 en particulier est un tesuji remarquable[12]) pour tenter de repasser en tête, mais Shūsaku ne commet aucune erreur ; le coup 205 (refusant d'entrer dans une bataille de ko en jouant 206) scelle sa victoire[15].


Coups 208 à 300 (32, puis 37, 40, 43, 46, etc. jusqu'à 100 : ko autour de 29)
Genan s'obstine sur ce ko ingagnable, mais les jeux sont faits

Les derniers coups (300 à 325) ; ko (à gauche de 3) en 6 et 9 ; 11 connecte ; 23 connecte à droite de 21 ;
Noir gagne le ko final et connecte 25 : Shūsaku gagne de 2 points

Bien qu'il reste encore plus de 120 coups à jouer, la partie est décidée, et ce n'est que le mécontentement de Genan qui l'amène à prolonger une bataille de ko ingagnable[16]. Le résultat a longtemps été donné comme une victoire de trois points pour Noir, mais, vers 1990, un amateur japonais a découvert que c'était une erreur qui s'était propagée de copie en copie[réf. souhaitée].

Voir aussi

Notes

  1. On rencontre parfois la mention de juillet 1846, par exemple dans la première édition de Invincible, mais c'est une erreur de conversion de l'ancien calendrier japonais.
  2. Invincible, p. 98
  3. La coutume autorisait le joueur le plus fort à arrêter ainsi une partie perdue, lui épargnant l'humiliation de devoir l'abandonner.
  4. La compensation du komi n'est pas encore inventée à cette époque ; d'autre part, l'avantage du trait est estimé (à cette date) à un écart de deux dans ; Genan ne s'attendait sûrement pas à rencontrer de grandes difficultés dans les parties suivantes (Invincible, p. 22 et 99).
  5. (en) Kami no itte sur le site de Sensei's Library ; voir aussi les références à Hikaru no go données dans cet article.
  6. Invincible, p. 99 ; par la suite, Genan devait déclarer que, dès cette époque, Shūsaku était sans doute de la force d'un 7e dan.
  7. La première utilisation d'un joseki de cette famille dans une partie officielle date de 1822.
  8. Les coups jusque-là connus étaient 41 et 24 ; 20 reste encore joué actuellement. Quatre mois auparavant, Shūsaku avait joué le même joseki contre un disciple de Gennan, Nakagawa Junsetsu, mais celui-ci devait ignorer l'extraordinaire tesuji 36, et n'avait donc pas « puni » l'erreur en 25 ; on ignorera sans doute toujours les motivations de Gennan pour dévoiler ce piège lors d'une rencontre sans véritable enjeu...
  9. Cette analyse (Invincible, p. 101) est à présent contestée par certains professionnels coréens, estimant le dommage relativement faible par rapport à d'autres considérations plus globales.
  10. Le professionnel japonais Miyamoto Naoki (en), 9e dan, fait par exemple remarquer qu'il n'aurait jamais pensé à défendre en 53 au lieu du coup « naturel » en 109 bloquant aussitôt 52 (Invincible, p. 101).
  11. En particulier, ce genre de coup « efficace à 150% » a donné naissance à la légende du « coup divin », recherché par Saï dans Hikaru no go.
  12. a b et c Invincible, p. 106.
  13. (en)Analyses par divers programmes (dont Leela Zero) sur reddit.com/baduk.
  14. Depuis les progrès du deep learning, et l'apparition de programmes bien meilleurs que les joueurs humains, cette partie a été réétudiée par ordinateur ; il semble en définitive que d'une part, Shusaku a une position gagnante à ce stade, avant comme après son coup divin, mais que d'autre part ce coup n'est pas ce qu'il peut faire de mieux et que cela lui fait perdre entre 1 et 2 points[13].
  15. Invincible, p. 109.
  16. Invincible, p.110

Références

  • Pierre Aroutcheff, « Go - Le coup le plus célèbre », Jeux et Stratégie, no 42,‎ et les deux numéros suivants.
  • (en) John Power, Invincible : The Games of Shusaku, Kiseido Publishing Company, , 264 p. (ISBN 4-906574-01-7)

Liens externes