La Bibliothèque, la nuit

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La Bibliothèque, la nuit est un essai d'Alberto Manguel (Arles, Actes Sud, 2006).

Alberto Manguel écrit cet ouvrage en 2006 en langue anglaise sous le titre The Library at Night. L’ouvrage est traduit la même année par Christine Le Bœuf. Dans cet essai, l’auteur nous fait part de ses réflexions et de ses perceptions personnelles autour des bibliothèques. Il utilise de nombreuses références, son ouvrage est très documenté.

Alberto Manguel vit aujourd’hui dans le Poitou où il a installé sa bibliothèque personnelle riche de plus de 30 000 ouvrages. La création de cette bibliothèque est le point de départ de la réflexion de l’ouvrage La bibliothèque, la nuit.

Alberto Manguel passionné des bibliothèques fait part de ses questionnements et réflexions sur quinze éléments qui définissent selon lui une bibliothèque : un mythe, un ordre, un espace, un pouvoir, une ombre, une forme, un hasard, un cabinet de travail, une intelligence, une île, la survie, l’oubli, l’imagination, une identité et enfin une demeure[1]. Les bibliothèques sont des constructions matérielles et mentales qui amènent une réflexion sur la lecture, le classement, la mémoire, l’architecture… Pour lui, il n’y a pas une mais des manières de penser les bibliothèques, il exprime son point de vue et son fonctionnement dans sa bibliothèque privée mais nourrit sa réflexion d’une grande diversité d’exemples. Il parle à la fois d’histoire, de philosophie, de bibliothèques privées, de bibliothèques publiques…Nous avons sélectionné une citation de la quatrième de couverture qui explique très bien ce point de vue : « Qu’elle soit constituée de quelques livres ou de volumes par milliers, qu’elle obéisse à une classification rigoureuse ou aléatoire, qu’elle soit « de Montaigne » ou d’Alexandrie, qu’on veuille la détruire (comme si près de nous à Sarajevo, à Kaboul, à Bagdad) ou l’ériger, qu’elle soit mentale, comme chez Jorge Luis Borges, ou institutionnalisée – avec heures d’ouvertures et réglementations –, qu’elle ait pour résidence de vastes bâtiments aux allures de nefs ou de temples ou qu’elle joue les passagères clandestines dans des cartons, entre deux déménagements, que les livres qui la composent soient alignés sur des étagères de bois blanc ou d’acajou massif, qu’est-ce qu’une bibliothèque, sinon l’éternelle compagne de tout lecteur – son rêve le plus cher ? »

La bibliothèque : un lieu

La bibliothèque a une forme. L’architecture et la disposition du mobilier sont des éléments à ne pas négliger. La bibliothèque de la Freie Universität de Berlin en forme de cerveau, la Bibliothèque nationale de France avec ses quatre tours en forme de livre, la forme arrondie de la salle de lecture de la British Library nous sont présentées. Chaque architecture suggère des représentations et des usages différents : « on ne lit pas de la même façon assis dans un cercle ou dans un carré, dans une pièce basse de plafond ou sous de hautes solives (pièces de charpente placées horizontalement) ». Manguel ajoute : « Une bibliothèque à angles droits suggère la division en parties et sujets, cohérente avec la conception médiévale d’un univers compartimenté et hiérarchisé ; plus généreuse, une bibliothèque ronde permet au lecteur d’imaginer que chaque page est aussi la première ». Cette forme doit comprendre selon lui un cabinet de travail. Le cabinet de travail dans la bibliothèque de Manguel est un lieu privé voué au bien être de l’âme qualifié d’euthyma par Sénèque. À propos de ce lieu de travail il nous énonce : « Si ma bibliothèque raconte l’histoire de ma vie, c’est mon cabinet de travail qui témoigne de mon identité ».

Dans cette forme règne un ordre. Les livres sont disposés suivant une certaine logique. La bibliothèque privée peut avoir une classification fantaisiste et personnelle contrairement à la bibliothèque publique qui « doit suivre un ordre dont le code peut être compris de tous les usagers et qui est déterminée avant la mise en place des collections sur les rayons ». Les bibliothèques publiques fonctionnent avec un catalogue, procédé que Manguel réprouve dans sa bibliothèque personnelle. Sur la question de l’ordre, il ajoute que chaque catégorisation, classification impose une certaine vision du monde. Il ajoute qu’ « il n’existe pas de catégorie ultime dans une bibliothèque ».

La bibliothèque est aussi un espace. Cet espace n’est jamais suffisant et a amené à des suppressions importantes d’ouvrages dans certaines grandes bibliothèques qui d’après lui ont « sacrifier le contenu pour épargner le contenant ». Manguel compare les bibliothèques aux encyclopédies en ce sens qu’elles englobent des savoirs. L’espace est une limite, il nous empêche de contenir et de préserver tous les savoirs. Il envisage sa bibliothèque idéale avec des « dimensions inconcevables où sont rassemblés tous les livres qui ont un jour été écrits et ceux qui n’existent qu’en tant que possibilités, ouvrages encore à venir ». Il ajoute que la bibliothèque est la demeure des ouvrages qui recréent l’univers. Univers assimilé par Jorge Luis Borges aux bibliothèques. Les livres offrent une multitude de possibilités et de moyens de prêter un ordre à l’univers. C’est ce qu’explique Manguel quand il dit que la bibliothèque est une île. Il donne l’exemple de Daniel Defoe qui dans Robinson Crusoé place le livre comme nécessaire au fondement d’une nouvelle société. Il ajoute : « Le sentiment de ce que nous sommes individuellement, couplé avec le sentiment d’être, collectivement, les citoyens d’un inconcevable univers, prête à notre vie quelque chose comme un sens, un sens que les livres de nos bibliothèques expriment en mots ».

La bibliothèque : un esprit

D’abord, dans l’esprit de l’auteur, la bibliothèque est un mythe, c'est-à-dire que c’est une construction symbolique définie comme « un espace clos, un univers autonome dont les règles prétendent remplacer ou traduire celles de l’univers informe du dehors ». C’est lorsqu’il parle de la bibliothèque comme mythe que Manguel explique le titre de son ouvrage. Il parle de la bibliothèque la nuit, car c’est le moment où il préfère s’y rendre. La nuit se dégage une atmosphère qui lui plaît. Il s’explique : « Si, le matin la bibliothèque suggère un reflet de l’ordre sévère et raisonnable délibéré du monde, la bibliothèque, la nuit, semble se réjouir de son désordre fondamental et joyeux ». Dans ces moments d’obscurité, la bibliothèque laisse place à l’imagination : « Dans la lumière, nous lisons les inventions des autres ; dans l’obscurité, nous inventons nos histoires à nous ».

Une bibliothèque contient l’histoire des ouvrages qui la compose. La survie des ouvrages est évoquée par Manguel : « chacun de mes livres contient l’histoire de sa propre survie » car chaque livre est menacé pas le feu, l’eau, le temps, la négligence et les censeurs. Mais quand il parle de survie, il parle également des ouvrages qui ayant été épargnés permettent à l’homme de survivre car lire console et rompt la solitude. Il prend l’exemple de la seconde guerre mondiale : « la lecture avec ses rituels devint un acte de résistance ». Mais, dans une bibliothèque le poids des livres absents est important, ils constituent une ombre : « toute bibliothèque évoque son propre fantôme ténébreux ; tout agencement suscite à sa traine, telle une ombre, une bibliothèque d’absents ». Ses absents sont les livres détruits, les livres exclus ainsi que les livres censurés.

Les bibliothèques sont en partie régies par le hasard. Elles en sont le royaume nous dit l’auteur dans leur formation propre ainsi que leur contenu fait souvent en partie l’objet de trouvailles. Elles sont aussi régies par l’oubli. L’esprit humain ne peut ni tout lire ni tout retenir. « Ma bibliothèque consiste pour moitié en livres dont je me souviens et pour moitié en livres que j’ai oublié ». Seulement parfois, l’oubli n’est pas involontaire mais est sollicité par certaines bibliothèques qui détruisent ou censurent des œuvres.

La bibliothèque est une intelligence. Cette intelligence réside dans les choix qui la composent. Constituer le fonds d’une bibliothèque demande une réflexion, en ce sens « la bibliothèque reflète la configuration de mon esprit ». L’intelligence personnelle qui amène à la formation d’une bibliothèque fait que « toute bibliothèque est une autobiographie ». De surcroit, la bibliothèque est une identité. « Nous aimons rêver d’une bibliothèque qui refléterait chacun de nos intérêt et chacun de nos penchants, une bibliothèque qui, dans sa variété et sa complexité, représenterait pleinement le lecteur que nous sommes ». Nous aimerions que notre bibliothèque nous ressemble et soit le reflet de notre identité mais « il se peut que, de par sa nature kaléidoscopique, n’importe quelle bibliothèque, si personnelle soit-elle, offre à qui l’explore un reflet de ce qu’il cherche, une fascinante lueur d’intuition de ce que nous sommes en tant que lecteurs, un bref aperçu des secrets de l’âme ».

Une bibliothèque est un pouvoir. Manguel exprime l’idée que le texte agit sur le lecteur comme le lecteur agit sur le texte. C’est pourquoi la lecture confère un pouvoir. Cette idée rejoint selon moi l’idée de Michel De Certeau exprimée dans Lire un braconnage. Ainsi, la valeur d’une bibliothèque est d’après Manguel déterminée par les usages de ses lecteurs. Mais la bibliothèque a aussi un pouvoir dans le sens où elle est la « représentation emblématique des qualités de puissance associées aux livres ».

La bibliothèque et la question du numérique

Alberto Manguel traite de façon non centrale mais néanmoins intéressante la question d’internet et de la numérisation. Il dit : « l’écran et le codex peuvent se nourrir l’un de l’autre et coexister en bonne intelligence sur la table du même lecteur ». Cela se rapproche de l'opinion qu’expriment Umberto Eco et Jean-Claude Carrière dans leur ouvrage N’espérez pas vous débarrasser des livres. Cet ouvrage est un dialogue entre les deux auteurs sur la question de la permanence du livre à l’heure du numérique. Le point de vue des auteurs est que l’on pense toujours qu’une technologie va supprimer les précédentes alors qu’en fait ce n’est pas le cas. Manguel souligne cela : « la naissance d’une nouvelle technologie ne doit pas nécessairement signifier la mort de la précédente ». Il ne faut pas repousser le numérique mais il ne faut pas non plus le penser comme modèle unique et parfait. Le livre et le numérique peuvent exister ensemble car précise Manguel « chaque technologie nouvelle offre des avantages par rapport aux précédentes mais certains des attributs de celle qui précède lui font nécessairement défaut ».

Un des avantages est exprimé par Manguel. Grâce à internet des dissidents cubains ou des étudiants iraniens ont pu échapper à la censure de leur gouvernement et accéder à des textes dits interdits. En ce sens cette circulation facile et commune de tous les textes peut permettre une certaine liberté. Mais il faut néanmoins être vigilant car en 2005, le chinois Shi Tao a été condamné pour des propos diffusés sur internet. Ses propos ont été fournis aux autorités par Yahoo. Les trois auteurs pensent que ces technologies ont des aspects positifs mais qu’il faut cependant rester vigilant et ne pas sombrer dans le tout numérique.

Le plus important restant la question de la conservation des écrits qu’ils soient sur papier ou numériques car nous le rappelle Jean Claude Carrière, « il n’y a rien de plus éphémères que les supports durables ». Ce à quoi Alberto Manguel ajoute « l’argument qui justifie la reproduction électronique par les dangers qui menacent le papier est un faux argument » car « les instruments des médias électroniques ne sont pas immortels ». Tous deux pensent donc que la question de la conservation est primordiale et Manguel en fait une priorité dans les bibliothèques. Il dit « ensemble, la conservation électronique et la conservation matérielle des imprimés représentent pour une bibliothèque l’accomplissement d’au moins une de ses ambitions : être complète ». Il n’en oublie pas moins la notion de qualité lorsqu’il dit : « La toile est l’emblème de notre ambition d’omniprésence, la bibliothèque qui contenait tout est devenue la bibliothèque qui contient n’importe quoi ». Ces deux ouvrages me semblent complémentaires quant à cette question de la place à accorder au numérique aujourd’hui. Alberto Manguel explique : « pourtant, les deux bibliothèques, celle de papier et électronique peuvent et devraient coexister. Malheureusement, on favorise trop souvent l’une au détriment de l’autre ».

En ce qui concerne les bibliothèques, Alberto Manguel dit : « Une bibliothèque même si elle est colossale dans ses proportions ou ambitieuse et illimitée dans son champ d’activité, ne peut jamais nous offrir un monde réel au sens où le monde quotidien est réel avec ses peines et ses bonheurs ».

Références

Sources