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Jules Barbey d'Aurevilly – Attirance

Il avait donc quitté sa balustrade et suivi... très résolu à pousser à fin la très vulgaire aventure qu'il entrevoyait. Pour lui, en effet, cette femme qui s'en allait devant lui, déferlant onduleusement comme une vague, n'était qu'une fille du plus bas étage; mais elle était d'une telle beauté qu'on pouvait s'étonner que cette beauté ne l'eût pas classée plus haut, et qu'elle n'eût pas trouvé un amateur qui l'eût sauvée de l'abjection de la rue, car, à Paris, lorsque Dieu y plante une jolie femme, le Diable, en réplique, y plante immédiatement un sot pour l'entretenir.

Et puis, encore, il avait, ce Robert de Tressignies, une autre raison pour la suivre que la souveraine beauté que ne voyaient peut-être pas ces Parisiens, si peu connaisseurs en beauté vraie et dont l'esthétique, démocratisée comme le reste, manque particulièrement de hauteur. Cette femme était pour lui une ressemblance. Elle était cet oiseau moqueur qui joue le rossignol, dont parle Byron, dans ses Mémoires, avec tant de mélancolie. Elle lui rappelait une autre femme, vue ailleurs... Il était sûr, absolument sûr, que ce n'était pas elle, mais elle lui ressemblait à s'y méprendre, si se méprendre n'avait pas été impossible...

Jules Barbey d'Aurevilly (2/11/1808 - 1889) – Les Diaboliques : La vengeance d'une femme (1874)

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s:novembre 2008 Invitation 1

Thomas Gunzig - Le koala

La première chose qu'il vit le lendemain fut le regard rond du koala posé sur lui. Avait-il dormi ? Fermait-il les yeux ? Fred en doutait. Une pâle lumière de neige polluée filtrait à travers les rideaux à moitié tirés, ne laissant rien à présager de bon pour cette journée. Il se leva et prit une douche rapide. L'eau dégageait une légère odeur d'hydrogène sulfuré qui n'était pas sans rappeler celle d'un marécage. Il avait tenté plusieurs fois de fermer la porte de la salle de bains mais celle-ci restait toujours entrebâillée de sorte que, en tendant le cou, le koala pouvait l'observer. La situation devint véritablement gênante lorsque Fred s'aperçut que la porte des toilettes ne fermait pas non plus et que là encore, toujours en tendant le cou, le koala l'observait avec la curiosité d'un scientifique découvrant une nouvelle forme de vie.

Thomas Gunzig - Le plus petit zoo du monde (page 109) - (Éditions Au Diable Vauvert, 2003)

s:novembre 2008 Invitation 2


Guillaume Apollinaire - La Chanson du mal-aimé (strophes finales)

Soirs de Paris ivres du gin
Flambant de l'électricité
Les tramways feux verts sur l'échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines
Les cafés gonflés de fumée
Crient tout l'amour de leurs tziganes
De tous leurs siphons enrhumés
De leurs garçons vêtus d'un pagne
Vers toi toi que j'ai tant aimée
Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes

Guillaume Apollinaire (1880 - 9/11/1918) – Alcools (1913)

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s:novembre 2008 Invitation 3

Ivan Tourgueniev – Fièvre

J’aurais été bien embarrassé si l’on m’avait demandé de raconter par le menu tout ce que j’éprouvai au cours de la semaine qui suivit mon infructueuse expédition nocturne. Ce fut, pour moi, une époque étrange et fiévreuse, une sorte de chaos où les sentiments les plus contradictoires, les pensées, les soupçons, les joies et les tristesses valsaient dans mon esprit. J’avais peur de m’étudier moi-même, dans la mesure où je pouvais le faire avec mes seize ans. Je redoutais de connaître de mes propres sentiments. J’avais seulement hâte d’arriver au bout de chaque journée. La nuit, je dormais… protégé par l’insouciance des adolescents. Je ne voulais pas savoir si l’on m’aimait et n’osais point m’avouer le contraire. J’évitais mon père… mais ne pouvais pas fuir Zinaïda… Une sorte de feu me dévorait en sa présence… Mais à quoi bon me rendre compte de ce qu’était cette flamme qui me faisait fondre ?… Je me livrais à toutes mes impressions, mais manquais de franchise envers moi-même.

Ivan Tourgueniev (9/11/1818 - 1883) - Premier Amour (Chapitre XIX) (1860)

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s:novembre 2008 Invitation 4

Jules Barbey d'Aurevilly – Attirance

Il avait donc quitté sa balustrade et suivi... très résolu à pousser à fin la très vulgaire aventure qu'il entrevoyait. Pour lui, en effet, cette femme qui s'en allait devant lui, déferlant onduleusement comme une vague, n'était qu'une fille du plus bas étage; mais elle était d'une telle beauté qu'on pouvait s'étonner que cette beauté ne l'eût pas classée plus haut, et qu'elle n'eût pas trouvé un amateur qui l'eût sauvée de l'abjection de la rue, car, à Paris, lorsque Dieu y plante une jolie femme, le Diable, en réplique, y plante immédiatement un sot pour l'entretenir.

Et puis, encore, il avait, ce Robert de Tressignies, une autre raison pour la suivre que la souveraine beauté que ne voyaient peut-être pas ces Parisiens, si peu connaisseurs en beauté vraie et dont l'esthétique, démocratisée comme le reste, manque particulièrement de hauteur. Cette femme était pour lui une ressemblance. Elle était cet oiseau moqueur qui joue le rossignol, dont parle Byron, dans ses Mémoires, avec tant de mélancolie. Elle lui rappelait une autre femme, vue ailleurs... Il était sûr, absolument sûr, que ce n'était pas elle, mais elle lui ressemblait à s'y méprendre, si se méprendre n'avait pas été impossible...

Jules Barbey d'Aurevilly (2/11/1808 - 1889) – Les Diaboliques : La vengeance d'une femme (1874)

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s:novembre 2008 Invitation 5

Laurent Gaudé - L'odeur nauséeuse du soufre

Je bois doucement le café qui fume encore. Je n'ai pas peur. Je reviens des Enfers. Qu'y a-t-il à craindre de plus que cela ? La seule chose qui puisse venir à bout de moi, ce sont mes cauchemars. La nuit, tout se peuple à nouveau de cris de goules et de bruissements d'agonie. Je sens l'odeur nauséeuse du soufre. La forêt des âmes m'encercle. La nuit, je redeviens un enfant et je supplie le monde de ne pas m'avaler. La nuit, je tremble de tout mon corps et j'en appelle à mon père. Je crie, je renifle, je pleure. Les autres appellent cela cauchemar, mais je sais, moi, qu'il n'en est rien. Je n'aurais rien à craindre de rêves ou de visions. Je sais que tout cela est vrai. Je viens de là. Il n'y a pas de peur autre que celle-là en moi. Tant que je ne dors pas, je ne redoute rien.

Laurent Gaudé - La porte des Enfers (1ére page) (éd. Actes Sud, septembre 2008)