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Paolo Teobaldi - Déchets

Leur camion déchargea donc lui aussi sa matière solide et liquide, vitreuse ligneuse ferreuse osseuse cartilagineuse papiéreuse, et pourquoi pas parchemineuse papyruseuse membraneuse aqueuse terreuse, et même venteuse, un mélange de toutes les matières contenues dans les mille sacs noirs blancs et bleus de la benne : au pied d'une montagnette ou monticule ou butte, où d'autres camions venaient à peine de décharger, et Tizio entrevit pendant un instant les restes de son mariage avec Lia, mais il n'aurait pas pu le jurer car un collègue était arrivé entre-temps avec son scraper et pendant que leur plate-forme s'abaissait à nouveau lentement, ce dernier avait déjà commencé d'attaquer leur monticule par un côté, à l'aplanir et à le pousser vers un déblai provisoire qui n'était pas entouré de murs de soutènement en terre, comme les tombes de ce bas monde que d'honnêtes fossoyeurs creusent à la pelle, en appuyant avec le pied sur l'outil et en crachant de temps en temps dans leurs mains.

Paolo Teobaldi (1998) - La décharge (éd. fr. Denoel 1999, page 206)

s:mai 2010 Invitation 1

Alphonse Daudet – La mort du Dauphin

Quand l'aumônier a fini, le petit Dauphin reprend avec un gros soupir : "Tout ce que vous me dites là est bien triste, monsieur l'abbé, mais une chose me console, c'est que là-haut, dans le paradis des étoiles, je vais être encore le Dauphin... Je sais que le bon Dieu est mon cousin et ne peut pas manquer de me traiter selon mon rang." Puis il ajoute, en se tournant vers sa mère : "Qu'on m'apporte mes plus beaux habits, mon pourpoint d'hermine blanche et mes escarpins de velours ! Je veux me faire brave pour les anges et entrer au paradis en costume de Dauphin."

Une troisième fois, l'aumônier se penche vers le petit Dauphin et lui parle longuement à voix basse... Au milieu de son discours, l'enfant royal l'interrompt avec colère : "Mais alors, crie-t-il, d'être Dauphin, ce n'est rien du tout !" Et, sans vouloir plus rien entendre, le petit Dauphin se tourne vers la muraille, et il pleure amèrement.

Alphonse Daudet (1840 - 16/12/ 1897) - Lettres de mon moulin (1869).

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s:mai 2010 Invitation 2

Gustave Flaubert - Madame Bovary

Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement. Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l'horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu'à elle, vers quel rivage il la mènerait, s'il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargé d'angoisses ou plein de félicités jusqu'aux sabords. Mais, chaque matin, à son réveil, elle l'espérait pour la journée, et elle écoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s'étonnait qu'il ne vînt pas; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste, désirait être au lendemain.

Le printemps reparut. Elle eut des étouffements aux premières chaleurs, quand les poiriers fleurirent.

Dès le commencement de juillet, elle compta sur ses doigts combien de semaines lui restaient pour arriver au mois d'octobre, pensant que le marquis d'Andervilliers, peut-être, donnerait encore un bal à la Vaubyessard. Mais tout septembre s'écoula sans lettres ni visites.

Après l'ennui de cette déception, son cœur de nouveau resta vide, et alors la série des mêmes journées recommença.

Gustave Flaubert (1821 - 8/5/1880) – Madame Bovary ( I; 9) (1857)

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s:mai 2010 Invitation 3

Jules Supervielle - Ce bruit de la mer

Ce bruit de la mer où nous sommes tous,
Il le connaît bien, l’arbre à chevelure,
Et le cheval noir y met l’encolure
Allongeant le cou comme pour l’eau douce,
Comme s’il voulait quitter cette dune,
Devenir au loin cheval fabuleux
Et se mélanger aux moutons d’écume,
À cette toison faite pour les yeux,
Être enfin le fils de cette eau marine,
Brouter l'algue au fond de la profondeur,
Mais il faut savoir attendre au rivage,
Se promettre encore aux vagues du large,
Mettre son espoir dans la mort certaine,
Baisser de nouveau la tête dans l'herbe.

Jules Supervielle (1884 - 17/05/1960) - Poèmes, 1939-1945 (éd. Gallimard 1946) .

s:mai 2010 Invitation 4

Boris Pasternak - La mort du Poète

Tu dormais apaisé, tout sage,
Et ton lit fait sur les ragots.
Tu avais selon ton « Nuage »
Vingt-deux ans, et tu étais beau.
Tu dormais, la joue enfouie
Dans l’oreiller, de tout ton corps,
De tes jambes, de tes chevilles,
Te gravant encore et encore
En plein élan dans la série
Des légendes en gestation
De façon d’autant plus notable
Que tu les atteignais d’un bond :
Comme un Etna claqua ta balle
Dans les Préalpes des poltrons.

(Poème inspiré par le suicide de Maïakovski, le 14 avril 1930)

Boris Pasternak (10/02/1890 - 31/15/1960) - Seconde naissance (1932) (éd. française : Gallimard, 1990).

s:mai 2010 Invitation 5

Paolo Teobaldi - Déchets

Leur camion déchargea donc lui aussi sa matière solide et liquide, vitreuse ligneuse ferreuse osseuse cartilagineuse papiéreuse, et pourquoi pas parchemineuse papyruseuse membraneuse aqueuse terreuse, et même venteuse, un mélange de toutes les matières contenues dans les mille sacs noirs blancs et bleus de la benne : au pied d'une montagnette ou monticule ou butte, où d'autres camions venaient à peine de décharger, et Tizio entrevit pendant un instant les restes de son mariage avec Lia, mais il n'aurait pas pu le jurer car un collègue était arrivé entre-temps avec son scraper et pendant que leur plate-forme s'abaissait à nouveau lentement, ce dernier avait déjà commencé d'attaquer leur monticule par un côté, à l'aplanir et à le pousser vers un déblai provisoire qui n'était pas entouré de murs de soutènement en terre, comme les tombes de ce bas monde que d'honnêtes fossoyeurs creusent à la pelle, en appuyant avec le pied sur l'outil et en crachant de temps en temps dans leurs mains.

Paolo Teobaldi (1998) - La décharge (éd. fr. Denoel 1999, page 206)