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Utilisateur:Ced j-j/Brouillon

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Préambule[modifier | modifier le code]

Pour la Gentillesse est un essai écrit par Michel Onfray dans Le Désir d'être un volcan, Grasset, 1996, lui-même inclus dans son Journal Hédoniste, regroupant quatre autres ouvrages publiés entre 1998 et 2013. Dans cet essai, Michel Onfray dénonce la société contemporaine qui refuse la gentillesse alors qu'elle est le "l'opérateur hédoniste par excellence".

Pour la Gentillesse[modifier | modifier le code]

La gentillesse est mal portée. Cent fois j'ai pu en faire l'expérience lorsque  d'aventure j'ai remercié en son nom tel ou tel qui m'avait fait présent de cette vertu,  à mes yeux cardinales, dans un geste, un mot, une intention ou un signe. On ne veut pas être gentil, c'est suspect, mal venu, un peu niais, sinon entaché d'une légère connotation péjorative. La gentillesse passe pour une vertu de faible, une  minoration débile, la qualité des gens sans qualités. Gentils l'idiot du village ou la  personne sans caractère, dépourvue du tempérament qui lui permettrait une colonne vertébrale. Gentille la fille à l'esprit traversé par le vent, le garçon resté demeuré, l'enfant voué aux vertus sirupeuses. Gentil le roi Henri VI dans l'immense  et homérique pièce éponyme de William Shakespeare. Gentils les humbles, les sots, les simples d'esprit, ce qui, convenons-en, fait du monde...

Pourquoi faut-il que cette vertu que je chéris chez ceux que j'aime passe pour piteuse, sinon calamiteuse ? La gentillesse n'est-elle que l'effet d'un manque de force ou d'énergie, une faiblesse de l'âme chez ceux qui ne savent être ni lucides, ni cyniques, ni sarcastiques, ni désabusés, à défaut d'être cruels ? Maladie de la volonté ou triomphe des vertus qui rapetissent ? Effet d'une santé défaillante ou décadence  d'un tempérament sans squelette ? Je ne veux rien de ces diagnostics pour qualifier  une vertu que j'estime parmi toutes avec la magnanimité et la longanimité, signes  de forces en excès, de puissance en abondance.

Je veux demander à Littré, l'arbitre habituel de mes doutes et le temple des mystères du verbe, ce qu'il me dit de la gentillesse. Sur l'occurrence qui m'intéresse, il  est silencieux. Lisons : « Caractère de ce qui est à la fois joli et gracieux. » Non, pas  exactement. « Tour de souplesse et saillie agréable. » Pas plus. Ailleurs : « Se disait  autrefois de certains petits ouvrages délicats, de certaines petites curiosités. » Rien  qui me satisfasse véritablement. Encore qu'à la lumière de ces approches, en m'attardant sur les définitions, il reste un foyer, unique, caractérisé par la miniature d'exception, le minimal quintessencié. Beaucoup d'art ouvragé en un espace réduit, la fulgurance de la virtuosité. Et je songe à la virtù dans l'Italie renaissante qui  me permet d'entendre la gentillesse comme une forme de virtuosité à l'endroit  d'autrui, un mode d'être qui place le souci, la prévenance au centre de la relation qui s'installe entre deux personnes, deux masques.

Pour de plus substantifiques quêtes, je m'enquiers également de mon Bescherelle de 1857. Je ne le retrouve jamais sans une petite peine au cœur pour la raison que, sur les conseils que je croyais avisés d'un ami, j'ai un jour, pour mon malheur, abandonné mes deux volumes qui ne se tenaient plus aux mains que j'imaginais expertes de religieuses prétendant s'y connaître en reliure. Las ! C'est péché de croire que ces femmes peuvent faire autre chose de leurs mains que de les  joindre pour ne pas être tentées d'en user autrement. Car elles défigurèrent mes deux superbes livres, un jour dérobés par moi dans le grenier parental où je me demande toujours pour quelles raisons ils s'y trouvaient. Les nonnes ont châtré les  tranches, avec la plus désinvolte des insolences. Puis, sans aucune autre forme de  procès, sans même un acte de contrition ou, je l'aurais estimé dans la plus pure  des traditions charitables, un refus d'accepter mon aumône, qu'elles avaient  d'ailleurs chiffrée fort au-dessus de leurs capacités, elles m'ont rendu les Bescherelle avec, pour certaines typographies proches du bord extérieur, un manque de deux, trois ou quatre lettres, au choix. Je les bénis à chaque fois que je sors de ma  bibliothèque les deux gros livres estropiés.

Enfin, il fallait que cela fût dit, laissons les bougresses et revenons à la gentillesse – qu'elles ne savent pas pratiquer : lorsque je restaure les lettres qui manquent, que je rétablis le puzzle, Bescherelle me dit ce que Littré reprendra plus  tard, mais ajoute : « a signifié noblesse, état, qualité de gentilhomme ». Suit une  référence à Lancelot. J'aime ce détour par les temps policés et courtois dont je

mesure chaque jour combien s'y référer est suspect tant ont triomphé aujourd'hui  les vertus du gros bourgeois né dans les langes du siècle dernier. Puis il y a également, contre Lancelot, le fait qu'il n'est presque plus cité que par d'authentiques  hystériques, hurluberlus emplumés et empanachés qui échangent leurs transes sur le Graal, la mystique païenne, les forêts de Brocéliande et les eaux guérisseuses,  tout le clinquant plus bruyant encore que les mauvaises armures rouillées de cette  époque.

Entre le cynisme hérité de la révolution industrielle et la folie douce des Perceval de banlieue, il reste peu de place pour une lecture sereine des vertus chevaleresques et des pratiques élégantes, racées, courtoises, disons-le en un mot qui répugne au siècle : aristocratiques. Lorsque j'ai voulu, dans La Sculpture de soi, dire  combien il y avait à chercher par là des lignes de force pour une morale post-  chrétienne, hédoniste, libertaire, aristocratique, en son sens exclusivement étymologique, je n'ai reçu que tombereaux de sottises déversés par les donneurs de  leçons habituels, ceux qui saturent la critique contemporaine, c'est-à-dire, au choix, un académicien au petit pied, un barbouilleur de revue fielleux en congé de télévision, une plumitive macérant dans un féminisme de petite fille, un chroniqueur  qui est seul à croire qu'en noircissant le tabloïd, il fait une œuvre, et deux ou trois  autres vendeurs de modes, faiseurs de réclame. Lancelot, chez ceux-là, est un étranger, un intrus, un horsain. Je les comprends, on a les valeurs qu'on peut. Mais je m'égare ! Revenons à la gentillesse. Il ne m'étonne pas qu'elle soit vertu chevaleresque, du temps où l'arsenal chrétien n'avait pas encore donné ses fleurs les plus  vénéneuses : la culpabilité, le ressentiment, la mauvaise conscience, la macération  et la haine de soi.

Laissant Bescherelle et Littré, un peu dans le deuil de trouver plus et mieux,  j'avise le Grand Robert. Avec bonheur, car j'y lis : « De nos jours : manières douces  qui attirent la sympathie et l'indulgence. » Et encore : « Sens moral développé depuis le XIXe siècle. » Et encore, ni dans Littré, ni dans Académie : « Qualité d'une  personne qui a de la bonne grâce, de l'empressement à être agréable à autrui (par marques de sympathie ou d'affection, des attentions délicates, des prévenances,  etc.), le souci de lui épargner de la peine, du désagrément, de la contrariété. » Et je  souscris à cette occurrence en m'étonnant qu'elle n'ait dû son expansion qu'au siècle des maîtres de forges. Vertu de la prévenance et de la grandeur d'âme, geste  du désir de proximité intime et réussie, expression de condouloir, volonté de douceur, la gentillesse est invitation à une intersubjectivité pacifiée, heureuse et  harmonieuse, un acte de foi, a priori, dans l'autre qu'on ne veut pas voir, déjà, comme inscrit dans la dialectique de la lutte des consciences de soi opposées. Il  est bien assez tôt d'avoir un jour à tirer l'épée du fourreau.

Que souhaiter d'autre dans un monde brutal et sans manières ? Que vouloir de  plus dans un univers de feu et de sang, d'hypocrisie, de fourberie et de mensonge ? Quelle autre civilité, sinon civilisation, opposer à la barbarie naturelle ?  L'empressement à être agréable, c'est l'aspiration, pour deux, à la volonté de jouissance. L'évitement du désagrément, de ce qui peut fâcher, peiner, c'est la conjuration de ce qui trouble l'hédonisme. Élection du plaisir, éviction du déplaisir, la  gentillesse est l'opérateur hédoniste par excellence, le vecteur de cette perpétuelle dialectique qui conduit de soi aux autres, et vice versa. Elle accélère le contentement, ralentit les raisons du mécontentement. Comment ne pas la désirer ? Ne  pas y consentir ? Ne pas la vouloir ?

Le dictionnaire propose, en constellation autour de cette vertu, les mots qui sont parents dans le sens. À savoir : amabilité, aménité, délicatesse, douceur, bonne  grâce, obligeance. Puis les antonymes : grossièreté, rudesse, dureté, méchanceté.  Mon choix est fait. Faut-il imaginer l'époque réticente à l'endroit de la gentillesse pour la raison que nos temps se distinguent d'abord par la barbarie et l'incivilité ?  N'écarte-t-on pas cette vertu cardinale en proportion de l'ardeur avec laquelle on  chérit la brutalité, l'épaisseur, la lourdeur et la violence ? Pareille défiance a des raisons ignobles, j'emploie le terme en soulignant son acception étymologique : incapable de noblesse. On ne sait plus voir, ni entendre l'aristocratie et la noblesse autrement que comme des mots ensanglantés par Hébert ou Saint-Just, marqués  politiquement, associés au sang bleu et aux colifichets de particules, aux rangs attribués par le gotha. Trêve, cessons, arrêtons. Nos temps sont voués à la peste  des goûts médiocres, du milieu : pas de hauts ni de bas, pas de hiérarchie ni de valeurs, pas de noble ni d'ignoble, tout se vaut dans le milieu, le ventre mou. Et allons, communions dans l'épaisse crasse des valeurs libérales et bourgeoises, il  sera toujours temps, un jour, de constater que nous allions vers l'abîme, joyeusement et dans l'insouciance.

Pour ma part, je veux me souvenir de la gentillesse des héros qui savent donner sans attendre d'autre gain que la jouissance d'abandonner l'excès dans la profusion. Elle est vertu de riches, apparat des natures abondantes. Je tâche d'y tendre,  comme une ascèse quotidienne, un chemin. Car, à préférer les vertus bourgeoises  utilitaires, on se condamne à croupir dans la grossièreté de notre époque qui ne  sait plus pratiquer ni la gentillesse quand elle s'impose, c'est-à-dire toujours, ni  l'insolence quand elle est utile, c'est-à-dire à chaque fois qu'en face la gentillesse  fait défaut...

Michel Onfray.