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Blaise Pascal – Notre condition naturelle

Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l’esprit ; trop et trop peu de nourritures troublent ses actions ; trop et trop peu d’instruction l’abêtissent. Les choses extrêmes sont pour nous ; comme si elles n’étaient pas ; et nous ne sommes point à leur égard. Elles nous échappent, ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C’est ce qui resserre nos connaissances en de certaines bornes que nous ne passons pas ; incapables de savoir tout, et d’ignorer tout absolument. Nous sommes sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants entre l’ignorance et la connaissance ; et si nous pensons aller plus avant, notre objet branle, et échappe nos prises ; il se dérobe, et fuit d’une fuite éternelle : rien ne le peut arrêter. C’est notre condition naturelle, et toutefois la plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir d’approfondir tout, et d’édifier une tour, qui s’élève jusqu’à l’infini. Mais tout notre édifice craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes.

Blaise Pascal (16/06/1623-19/08/1662) – Pensées (XXII.Connaissance générale de l’homme).

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s:juin 2013 Invitation 1

Pierre Loti – Cimetière

Les fanfares retentissaient dans le lointain, sonores comme les fanfares bibliques du jugement dernier ; des milliers d’hommes criaient ensemble le nom terrible d’Allah, leur clameur lointaine montait jusqu’à moi et remplissait les grands cimetières de rumeurs étranges.

Le soleil s’était couché derrière la colline sacrée d’Eyoub, et la nuit d’été descendait transparente sur l’héritage d’Othman…

… Cette chose sinistre qui est là-dessous, si près de moi que j’en frémis, cette chose sinistre déjà dévorée par la terre, et que j’aime encore… Est-ce tout, mon Dieu ?… Ou bien y a-t-il un reste indéfini, une âme, qui plane ici dans l’air pur du soir, quelque chose qui peut me voir encore pleurant là sur cette terre ?…

Mon Dieu, pour elle je suis près de prier, mon cœur qui s’était durci et fermé dans la comédie de la vie, s’ouvre à présent à toutes les erreurs délicieuses des religions humaines, et mes larmes tombent sans amertume sur cette terre nue. Si tout n’est pas fini dans la sombre poussière, je le saurai bientôt peut-être, je vais tenter de mourir pour le savoir…

Pierre Loti, (14/01/1850-10/06/1923) – Aziyadé (1879) (fin du ch. V)

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s:juin 2013 Invitation 2

Marguerite Yourcenar – Tellus stabilita

Je voulais que l'immense majesté de la paix romaine s'étendît à tous, insensible et présente comme la musique du ciel en marche ; que le plus humble voyageur pût errer d'un pays, d'un continent à l'autre, sans formalités vexatoires, sans dangers, sûr partout d'un minimum de légalité et de culture ; que nos soldats continuassent leur éternelle danse pyrrhique aux frontières ; que tout fonctionnât sans accroc, les ateliers et les temples ; que la mer fût sillonnée de beaux navires et les routes parcourues par de fréquents attelages ; que, dans un monde bien en ordre, les philosophes eussent leur place et les danseurs aussi. Cet idéal, modeste en somme, serait assez souvent approché si les hommes mettaient à son service une part de l'énergie qu'ils dépensent en travaux stupides ou féroces ; une chance heureuse m'a permis de le réaliser partiellement durant ce dernier quart de siècle.

Marguerite Yourcenar (08/06/1903-17/12/1987) - Mémoires d'Hadrien (page 197) - (Éditions Gallimard, 1951)

s:juin 2013 Invitation 3

Aimé Césaire - L'œuvre de l'homme vient seulement de commencer

Et la voix prononce que l'Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences,
car il n'est point vrai que l'œuvre de l'homme est finie
que nous n'avons rien à faire au monde
que nous parasitons le monde
qu'il suffit que nous nous mettions au pas du monde
mais l'œuvre de l'homme vient seulement de commencer
et il reste à l'homme à conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur
et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l'intelligence et de la force

Aimé Césaire (26/06/1913-17/04/2008) – Cahier d'un retour au pays natal 1939 (éd. Présence africaine, Paris, 1956)

s:juin 2013 Invitation 4

Blaise Pascal – Notre condition naturelle

Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l’esprit ; trop et trop peu de nourritures troublent ses actions ; trop et trop peu d’instruction l’abêtissent. Les choses extrêmes sont pour nous ; comme si elles n’étaient pas ; et nous ne sommes point à leur égard. Elles nous échappent, ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C’est ce qui resserre nos connaissances en de certaines bornes que nous ne passons pas ; incapables de savoir tout, et d’ignorer tout absolument. Nous sommes sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants entre l’ignorance et la connaissance ; et si nous pensons aller plus avant, notre objet branle, et échappe nos prises ; il se dérobe, et fuit d’une fuite éternelle : rien ne le peut arrêter. C’est notre condition naturelle, et toutefois la plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir d’approfondir tout, et d’édifier une tour, qui s’élève jusqu’à l’infini. Mais tout notre édifice craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes.

Blaise Pascal (16/06/1623-19/08/1662) – Pensées (XXII.Connaissance générale de l’homme).

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s:juin 2013 Invitation 5

George Orwell - Big Brother

Au-dehors, même à travers le carreau de la fenêtre fermée, le monde paraissait froid. Dans la rue, de petits remous de vent faisaient tourner en spirale la poussière et le papier déchiré. Bien que le soleil brillât et que le ciel fût d’un bleu dur, tout semblait décoloré, hormis les affiches collées partout. De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d’en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston. Au niveau de la rue, une autre affiche, dont un angle était déchiré, battait par à coups dans le vent, couvrant et découvrant alternativement un seul mot : ANGSOC. Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C’était la patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n’avaient pas d’importance. Seule comptait la Police de la Pensée.

George Orwell (25/06/1903-21/01/1950) - 1984 (1ère partie, ch. 1) (Londres 1949, trad. A. Audiberti, éd. Gallimard/Folio, 1972)