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Du Bellay - Heureux celui qui peut...

Heureux celui qui peut longtemps suivre la guerre
Sans mort, ou sans blessure, ou sans longue prison !
Heureux qui longuement vit hors de sa maison
Sans dépendre son bien ou sans vendre sa terre !
Heureux qui peut en cour quelque faveur acquerre
Sans crainte de l’envie ou de quelque traïson!
Heureux qui peut longtemps sans danger de poison
Jouir d’un chapeau rouge ou des clefs de saint Pierre !
Heureux qui sans péril peut la mer fréquenter !
Heureux qui sans procès le palais peut hanter !
Heureux qui peut sans mal vivre l’âge d’un homme!
Heureux qui sans souci peut garder son trésor,
Sa femme sans soupçon, et plus heureux encor
Qui a pu sans peler vivre trois ans à Rome !

Joachim du Bellay (1522 - 01/01/1560) – Les regrets (1558) (sonnet 94)

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s:janvier 2010 Invitation 1


Albert Camus - Il était seul

Il gravit (la colline) à toute allure et s'arrêta, essoufflé, sur le sommet. Les champs de roche, au sud, se dessinaient nettement sur le ciel bleu, mais sur la plaine, à l'est, une buée de chaleur montait déjà. Et dans cette brume légère, Daru, le cœur serré, découvrit l'Arabe qui cheminait sur la route de la prison.

Un peu plus tard, planté devant la fenêtre de la salle de classe, l'instituteur regardait sans la voir la jeune lumière bondir des hauteurs du ciel sur toute la surface du plateau. Derrière lui, sur le tableau noir, entre les méandres des fleuves français s'étalait, tracée à la craie par une main malhabile, l'inscription qu'il venait de lire : « Tu as livré notre frère. Tu paieras. » Daru regardait le ciel, le plateau et, au-delà, les terres invisibles qui s'étendaient jusqu'à la mer. Dans ce vaste pays qu'il avait tant aimé, il était seul.

Albert CamusL'Exil et le RoyaumeL'Hôte (dernière page) – Gallimard, 1957

s:janvier 2010 Invitation 2

Pierre Loti – Sur la tombe de l'aimée

J’y voyais comme à travers un voile funèbre, et toute ma vie passée tourbillonnait dans ma tête avec le vague désordre des rêves (...) Pour elle qui est là couchée, j’ai tout oublié !… Elle m’aimait, elle, de l’amour le plus profond et le plus pur, le plus humble aussi : et tout doucement, lentement, derrière les grilles dorées du harem, elle est morte de douleur, sans m’envoyer une plainte. J’entends encore sa voix grave me dire : « Je ne suis qu’une petite esclave circassienne, moi… Mais, toi, tu sais ; pars, Loti, si tu le veux ; fais suivant ta volonté ! » Les fanfares retentissaient dans le lointain, sonores comme les fanfares bibliques du jugement dernier ; des milliers d’hommes criaient ensemble le nom terrible d’Allah, leur clameur lointaine montait jusqu’à moi et remplissait les grands cimetières de rumeurs étranges.

Pierre Loti (14/01/1850 - 1923) - Aziyadé (1879) (dernière page)

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s:janvier 2010 Invitation 3

Anton Tchekhov - Abattre la cerisaie ?

Lopakhine : Votre propriété est située à vingt verstes seulement de la ville, n'est-ce pas, le chemin de fer passe tout près, eh bien, lotissez la Cerisaie et le terrain qui longe la rivière, louez ces lots aux estivants, et c'est pour vous, au bas mot, vingt-cinq mille roubles de revenu annuel.

Gaev : Quelles bêtises, excusez-moi.

Lopakhine : Demandez-leur au minimum vingt-cinq roubles de loyer annuel par déciatine, et si vous vous dépêchez de mettre l'annonce, je vous le garantis par tout ce que vous voudrez, vous n'aurez plus un lopin de terre disponible à l'automne, tout y aura passé. Bref, je vous félicite, vous voilà sauvés. La situation ici est ravissante, la rivière est profonde. Naturellement, il faudra arranger tout cela, nettoyer... ainsi, par exemple, démolir tous les vieux bâtiments, cette maison qui ne vaut plus rien... abattre la vieille cerisaie...

Lioubov Andréevna : Abattre la cerisaie ? Excusez-moi, mon cher, mais vous n'y comprenez rien.

Anton Tchekhov (17 ou 29/01/1860 - 1904) - La Cerisaie (1904) (fin acte I)

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s:janvier 2010 Invitation 4

Du Bellay - Heureux celui qui peut...

Heureux celui qui peut longtemps suivre la guerre
Sans mort, ou sans blessure, ou sans longue prison !
Heureux qui longuement vit hors de sa maison
Sans dépendre son bien ou sans vendre sa terre !
Heureux qui peut en cour quelque faveur acquerre
Sans crainte de l’envie ou de quelque traïson!
Heureux qui peut longtemps sans danger de poison
Jouir d’un chapeau rouge ou des clefs de saint Pierre !
Heureux qui sans péril peut la mer fréquenter !
Heureux qui sans procès le palais peut hanter !
Heureux qui peut sans mal vivre l’âge d’un homme!
Heureux qui sans souci peut garder son trésor,
Sa femme sans soupçon, et plus heureux encor
Qui a pu sans peler vivre trois ans à Rome !

Joachim du Bellay (1522 - 01/01/1560) – Les regrets (1558) (sonnet 94)

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s:janvier 2010 Invitation 5

Colum McCann – Le funambule

L'homme accroupi dans le ciel était maintenant debout, les flics en haut et les regards en bas se taisaient, parcourus de vagues d'émotions, car la silhouette se redressait, munie d'une barre longue et fine qu'elle soupesait dans ses paumes, appréciait dans les airs, une longue barre noire, si souple qu'elle oscillait à ses extrémités, et l'homme regardait la tour jumelle dans un cocon d'échafaudages – comme un objet blessé en attente des secours – et l'on saisissait bien toute la portée du câble sous ses pieds, tous comprenaient et, quoi qu'il se passe ailleurs, impossible de partir, ni tasse de café, ni cigarette dans le couloir, ni pas traînants sur la moquette, l'attente avait été un voyage enchanté, et l'on voyait le pied chaussé de noir aborder de chauds rivages gris.

Tous ont repris leur souffle au même instant, avec la sensation de partager le même air. Cet homme était un mot qu'ils croyaient connaître, mais n'avaient jamais entendu.

Colum McCann (né le 26/02/1965) - Et que le vaste monde poursuive sa course folle (Editions Belfond, 2009) (Prologue, page 16)