Utilisateur:Leonard Fibonacci/Fémur de Toumaï
- L’histoire du fémur de Toumaï
Seize ans après la découverte du crâne du plus ancien hominidé, pourquoi son fémur n’a-t-il jamais été publié ?
C’est un secret de Polichinelle. Tous les chercheurs qui travaillent sur les origines de l’homme savent bien qu’une des plus grandes découvertes de ces dernières décennies est entachée d’une part d’ombre. C’est celle du crâne de Toumaï, mis au jour au Tchad en 2001. Il est considéré comme le plus ancien ancêtre de la lignée qui a donné naissance aux êtres humains. Âgé de sept millions d’années, c’est le fossile qui ressemble sans doute le plus aux lointains aïeuls que nous partageons avec nos plus proches cousins encore vivants, les chimpanzés et les bonobos.
Cette part d’ombre, c’est un os : on sait aujourd’hui que près du crâne de Toumaï se trouvait aussi un fémur. Or un fémur, pour les spécialistes des origines de l’homme que sont les paléoanthropologues, est une pièce de choix. C’est notamment là que s’inscrivent les marques de son activité physique. Et en particulier s’il passait une partie de son temps sur deux jambes. Une bipédie qui lui donnerait bien sûr un air de famille avec nous, indice d’un possible lien de parenté. À l’évidence, ce fémur contient des informations essentielles sur les premiers balbutiements de l’humanité. Le problème est qu’il n’a jamais été publié. Et que tout récemment, la vénérable société d’anthropologie de Paris n’a pas eu l’air spécialement pressée d’en savoir plus : elle vient de refuser une communication sur le sujet à son prochain colloque annuel, en janvier 2018.
Ennuyeux, car si jamais ce fémur venait à montrer que Toumaï n’était pas bipède, cela demanderait de réécrire pas mal de choses. Pas sûr dans ce cas que le Tchad ait donné le nom de Toumaï à une compagnie aérienne. Pas sûr que le chef de la mission qui a découvert et étudié le fossile, Michel Brunet, ait été nommé sept ans après au Collège de France, firmament d’une carrière universitaire, ni qu’il ait aujourd’hui une rue à son nom à Poitiers.
À l’époque de la découverte, l’équipe avait défendu l’idée que Toumaï était bipède parce que le trou où s’encastre sa colonne vertébrale est situé plutôt vers le bas comme chez les êtres humains, et non vers l’arrière comme chez les grands singes qui marchent à quatre pattes. Mais les mesures sur ce crâne, retrouvé très déformé, peuvent être sujettes à caution, malgré une tentative approfondie de le redresser en 3D en 2005. Et une partie des chercheurs estiment que la position de ce trou ne reflète pas nécessairement la manière de se déplacer, mais d’autres paramètres, comme la forme et la taille du cerveau. Bref, qu’il serait nécessaire pour savoir s’il était bipède de mettre au jour d’autres types de fossiles, comme des os de membres.
Mais il y a quinze ans, l’équipe n’en avait pas trouvé. Quand en 2002, elle publie l’analyse des vestiges trouvés un an plus tôt, le communiqué du CNRS comme la publication précisent tous deux qu’il n’y avait pas de restes osseux des membres.
Or ce fémur existe bel et bien. Après une quinzaine d’années où circulaient photos et rumeurs, la nouvelle a été récemment confirmée. L’année dernière, au micro de Vincent Charpentier sur France Culture, Michel Brunet lâche « Toumaï est bipède d’après la base de son crâne, d’après son cerveau aussi, mais ce n’est pas encore publié, d’après aussi son fémur, qui n’est pas encore publié non plus » C’est la première fois qu’il confirme qu’il y avait donc bien un fémur près du crâne. Reste à savoir pourquoi celui-ci n’est toujours pas publié, seize ans après sa collecte sur le terrain.
Pour le comprendre, il faut revenir treize ans en arrière, en février 2004. Jeune étudiante en DEA (diplôme d’étude approfondies, l’équivalent de la 2e année de master), Aude Bergeret effectue alors son stage dans le laboratoire dirigé par Michel Brunet à Poitiers. Elle est chargée de retracer ce qui a pu arriver aux différents os d’animaux trouvés au Tchad les années précédentes − dans quel climat, environnement, ils étaient plongés, etc. −, entre le moment de leur enfouissement jusqu’à leur fossilisation.
Au cours de ses travaux, elle s’interroge sur un os d’assez grande taille. En le regardant par l’une des extrémités, brisée, elle constate que les sédiments qui le remplissent ont une différence de coloration, sans doute révélatrice de l’histoire de la zone où il se trouvait. L’un de ses encadrants, géologue, lui propose de le faire couper, afin de voir si cette différence est présente tout le long de l’os, et de réaliser des analyses. Elle en demande l’autorisation à l’un des responsables de la mission. Comme l’os appartient visiblement au tout venant (de nombreux os d’animaux dont l’espèce n’est pas encore déterminée), celui-ci donne son accord. Il est sur le départ. Juste après, il part au Tchad, avec Michel Brunet et la quasi-totalité de l’équipe, tourner un documentaire sur la découverte de Toumaï.
Un peu plus tard, l’encadrant de l’étudiante suggère à l’étudiante de demander son avis à un de ses enseignants, Roberto Macchiarelli. Elle avait en effet suivi les cours de ce dernier sur la fossilisation l’année précédente. Un peu réticent au départ, celui-ci accepte finalement de venir regarder les os qu’elle étudie. Elle les passe en revue devant lui, lui exposant le fruit de ses réflexions sur chacun d’eux (fossilisation, environnement, climat qu’il a traversé, etc.).
Puis vient le moment de l’os long. L’enseignant lui demande : « est-ce que vous savez ce que c’est ? » L’étudiante patauge un peu, finit par identifier un fémur, élimine quelques familles d’animaux, et se lance : « Un carnivore ? » « Non. » répond l’enseignant. À ce moment-là, l’étudiante se trouble un peu, car elle sait que les os des carnivores ressemblent parfois à ceux des primates. Autrement dit, un os rare, généralement scruté de près car il peut appartenir à un hominidé. D’après son numéro d’inventaire, l’os avait été trouvé près du crâne de Toumaï… Impossible qu’un os aussi important ait pu passer entre les mailles du filet, non ? Un de ses camarades, présent dans le bureau lui lance : « Si ça se trouve, t’as trouvé le fémur de Toumaï ! » Mais l’enseignant n’a pas l’air d’avoir du tout envie de rire. Anthropologue, il a reconnu immédiatement le fémur d’un primate, qui vu sa proximité avec le crâne a de fortes chances d’appartenir à la même espèce que Toumaï. En d’autres termes, un fossile d’une importance capitale. Plus question bien sûr, de couper un fémur si précieux pour l’histoire de l’humanité. Le professeur alerte alors la seule chercheuse de la mission restée au laboratoire.
L’erreur − car c’en est une − ne tombe pas très bien. Car à l’époque, les méthodes de l’équipe Brunet sont sous le feu des critiques (notamment à cause d’une sombre histoire de dent). Passer ainsi à côté d’un fossile majeur serait quand même un peu gênant pour un scientifique comme Michel Brunet qui, un an plus tôt, recevait sous un tonnerre d’applaudissement un prix d’un million de dollars en Israël. On comprend donc que l’équipe qui rentre du Tchad fin février 2004 où elle a essuyé de rudes tempêtes de sable, apprécie modérément la nouvelle de l’identification d’un fémur, qui fait un peu désordre.
- Un réveil brutal
9h du soir, février 2004, dans le laboratoire de Poitiers. L’enseignant qui avait aidé l’étudiante, Roberto Macchiarelli, s’apprête à partir. Il ferme son bureau. La lumière s’allume à l’autre bout du couloir. Apercevant Michel Brunet et des membres de son équipe tout juste rentrés du Tchad, il s’approche pour les saluer. Sans un mot, ils lui lancent un regard noir, lourd de reproches. « Ce regard, c’est l’histoire de ma vie, se rappelle-t-il, avec un peu de fatalisme. Il a changé à jamais le fil de ma carrière. »
L’affaire, en effet, s’est vite ébruitée. Le scientifique italien est coupable, selon l’équipe, d’avoir trop parlé. Le divorce sera consommé un peu plus tard, lors d’une réunion du conseil de laboratoire, en présence du doyen de la faculté. Certains participants s’y émeuvent d’une fuite d’informations, un événement qu’ils jugent gravissime. « Il y a des gens qui profitent de notre absence sur le terrain pour fouiller dans nos collections » accuse un autre. Car les os sur lesquels travaillait l’étudiante étaient en effet entreposés dans le bureau de ce dernier, parti au Tchad. C’est là qu’elle travaillait et c’est là qu’elle avait discuté avec son enseignant, Roberto Macchiarelli. Celui-ci est un coupable d’autant plus désigné qu’il est en effet alors le seul spécialiste des hominidés du laboratoire, que Michel Brunet a fait venir de Rome juste avant la découverte de Toumaï. Sa spécialité : les membres…
Sans le nommer, Michel Brunet prend alors la salle à témoin : comment imaginer le laboratoire capable d’une telle erreur d’identification ? Il propose de voter une motion de soutien, adoptée à une large majorité. De toute façon, comme le pointait à mots couverts l’agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur chargée d’évaluer le laboratoire en 2011, la démocratie interne ne semble pas être alors au premier rang des préoccupations. « Il s’agit d’une petite structure au fonctionnement « familial ». Les discussions intéressant les grandes orientations du laboratoire se font souvent lors de discussions informelles et le conseil de laboratoire/assemblée générale n’a pas de réels pouvoirs. »
Rideau ? Un article publié peu après, semble néanmoins témoigner d’un certain embarras. Envoyé à une revue française en 2003, il est accepté en avril 2004. Deux mois après l’identification du fémur, Michel Brunet et son équipe y affirment bizarrement : « L’absence de restes osseux des membres ne permet pas de dire si Toumaï était bipède. » Pourtant, rien ne les empêchait de retirer cette phrase, devenue obsolète. En septembre, lorsqu’ils envoient à la revue Nature un article décrivant d’autres fossiles tchadiens inédits, attribués à la même espèce que Toumaï, ils choisissent de ne pas y ajouter le fémur. En avril 2005 − peut-être pour répondre à des rumeurs ? −, Michel Brunet semble l’évoquer implicitement lorsqu’il déclare au journal Libération, « Toumaï ne se déplaçait pas comme moi et il nous faudra décrire des os post-crâniens [de membres] pour prouver la bipédie, mais c’est prévu. Je serais surpris que l’on conclue qu’il n’est pas un bipède. »
Quant à l’étudiante, un de ses encadrants au laboratoire passe la voir. « Il m’a dit, en prenant en main le fémur : cette pièce, tu l’oublies, tu ne l’as jamais vue. » se souvient Aude Bergeret, aujourd’hui directrice du muséum d’histoire naturelle Victor Brun de Montauban. Puis elle part quelques jours au Tchad début mars 2004, et en rentrant, elle a la surprise de constater que son matériel d’études (les os) a disparu. Les explications peu crédibles qu’on lui fournit, la convainquent de ne pas chercher à en savoir plus. « Je n’étais qu’étudiante, et je me suis résignée » Elle terminera son mémoire sans revoir les os. « Plus vraiment en odeur de sainteté au laboratoire », elle n’obtient pas de bourse de thèse, et quitte sans regrets un tel « panier de crabes ». Un témoin de cette époque décrit d’ailleurs une « ambiance délétère », avec un « clan » dans le laboratoire qui « ostracise » certains, comme Roberto Macchiarelli. Il relate également des comportements surprenants, qui lui ont laissé penser que les résultats d’examens de DEA, dont Michel Brunet est alors le responsable pour l’université de Poitiers, étaient moins destinés à évaluer le niveau des candidats qu’à entériner un classement défini à l’avance (et par conséquent l’obtention des bourses de thèses prévues à Poitiers).
Trois ans plus tard, Roberto Macchiarelli et l’université de Poitiers finissent par trouver une solution à une situation devenue intenable : il accepte de changer de laboratoire, et d’abandonner ses enseignements de paléoanthropologie en master. Ses lettres demandant des nouvelles du fémur, envoyées au CNRS ou à l’université de Poitiers, les années suivantes, ne changent rien. Les autorités font la sourde oreille, quand elles n’accusent pas Roberto Macchiarelli de mettre en péril le laboratoire.
Ensuite ? Ensuite, plus rien, à part la publication de photos du fémur en 2009 par un ancien collaborateur de Michel Brunet, que celui-ci refusera de commenter. Jusqu’à cette révélation à la radio, qui n’a toujours pas débouché sur une publication. Il y a quelques mois, trouvant que ce silence avait assez duré, Roberto Macchiarelli décide de sortir du bois. Alors qu’en 2009, il avait requis l’anonymat, il évoque publiquement l’existence du fossile à un colloque en 2017 et réclame sa publication. Puis il propose à l’ancienne étudiante de publier les données qu’elle avait relevées à l’époque sur le fémur. « Bien sûr que j’ai du ressentiment vis-à-vis de certains, mais j’ai tout de même réussi à mener ma carrière scientifique, raconte Roberto Macchiarelli. Aujourd’hui, j’ai 63 ans, je n’ai plus rien à prouver, et je suis simplement en colère qu’un fossile aussi important pour l’histoire de l’humanité reste dans un tiroir, suscitant les rumeurs et les fausses informations » Son idée n’était pas, à partir de ces informations limitées, de trancher sur la bipédie de Toumaï, mais de donner quelques indices sur les différences de ce fossile avec d’autre un peu moins anciens, et surtout pousser à ce qu’il soit enfin publié.
Seulement, en octobre 2017, la communication est refusée par le comité scientifique. Le président de la société d’anthropologie de Paris, Gilles Bérillon, du CNRS, s’abrite aujourd’hui derrière une réponse standardisée. Difficile de ne pas se demander si le lieu où se déroule la conférence n’est pas entré en ligne de compte : elle a lieu… à Poitiers et commence mercredi prochain. Peut-être serait-ce l’occasion de déplorer, publiquement s’entend, cette rétention d’information peu glorieuse pour la science française ?
Nicolas Constans