Utilisateur:Incognito668/alAshir

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Et pourtant Lazare Baier se souvenait, plongeait et replongeait dans ses souvenirs, au risque d'inonder le présent des images du passé, et de s'y noyer par la même occasion.

La faible fréquentation de sa boutique, néfaste à ses affaires, offrait tout de même la liberté de céder à sa propension de livrer son esprit à de longues rétrospections.

Il revoyait la longue rue Pialat dans des teintes sépia, les terrains vagues d'alors qui y entouraient la maison de ses parents, la même qu'il occupait jusqu'à aujourd'hui ; une partie des chambres étaient louées à cette époque.

Sœurs d'une amie à sa mère, les demoiselles Pik mangeaient avec eux et payaient toujours leur loyer à l'heure ; Melinda faisait parfois une excellente tarte tatin et Marta souvent après le repas s'asseyait au piano et en tirait d'entrainantes mélodies qu'elle accompagnait en chantant russe.

Félicien Nevaire était arrivé, le sortant de ses pensées. Comme tous les mardis, à la même heure, Lazare tira le store de fer sur sa boutique et avec son ami traversèrent la place Croix-Paquet.

Le monde d'aujourd'hui était devenu bien fade et gris, la magie et l'émerveillement n'étaient plus que dans ses souvenirs de petit garçon quand, par exemple, il se demandait si le chauffeur vivait dans son bus sans jamais en sortir.

Comme tous les mardis, ils croisèrent Sopie TeHuur au bar La Salamandre. Après quelques I.P.A. amèrement houblonnées, ils repartirent, montèrent la rue du Quiau pour arriver après un grapillon chez Lazare.

Comme tous les mardis des fins d'automne, ils mangèrent une excellente choucroute de poissons et en dessert une charlotte poire-chocolat-amande avant de jouer aux échecs toute la soirée.

"Rien n'a changé dans ce salon" fit observer Félicien, "et je suppose que là-haut non plus. Tout ici sent la naphtaline". Il voulait parler des chambres des demoiselles Pik et celle de M. Berliet. La remarque était justifiée : Lazare avait vraiment coagulé l'image de l'intérieur de cette maison à deux étages. S'il osait rarement entrer dans la pièce occupée par le terrible M. Berliet, il allait souvent s'asseoir dans celle des sœurs Pik, se rappelant, devant les robes précieusement entretenues, leurs présences et leurs rires.

En évoquant ses souvenirs d'enfance, la figure de Marta se détachait singulièrement ; la tendresse ressentie par Lazare à l'évocation de cette femme lui permettait de mieux réaliser combien il l'avait aimé.

Mais ces images étaient âgées de plus de quarante ans et ces personnes n'étaient plus vivantes que dans la mémoire de Lazare qui se les rappelaient toujours et encore. Son père tendait la main vers un des livres de M. Berliet dans la grande bibliothèque en chêne massif de leur prestigieux locataire. Et immanquablement, avant même qu'il ait pu achever son geste, la mère exprimait sa désapprobation : les écrits - à l'exception de la sainte Bible - étaient des objets au mieux inutiles, au pire dangereux et le père haussait les épaules mais reposait l'imprimé, allongeait les jambes et d'un air boudeur, alignait les ronds de fumée.

Le temps, à ces moments, coulait au ralenti et Lazare retrouvait un peu de cette sensation dans la répétition au travers des années de ces rituels de soirées avec son ami Nevaire. La soirée de cette semaine suivait le même déroulement que celle de la semaine d'avant, elle même planifiée comme celle d'avant et ainsi de suite ; et cette répétition méticuleuse permettait aux détails de prendre autant d'importance qu'en avaient ceux de son enfance. Sans cela, Lazare n'aurait rien pu retenir du présent habité comme il l'était par le passé.

La dernière partie d'échecs achevée Félicien se leva et parti, sa haute silhouette tranchant sur le brasillement de la ville.

Plusieurs souvenirs défilèrent dans l'esprit de Lazare, cafourné devant l'âtre, repensant aux printemps passés sur les genoux de mademoiselle Pik. Souvent elle lui fredonnait, à l'oreille, tout bas, une comptine sur le retour de l'hirondelle, au-dessus d'un jardin merveilleux.

- Où est ce jardin ? demandait Lazare, tout bas lui aussi.

- Je ne te le dirai jamais, c'est à toi de le trouver.

- Mademoiselle Marta, chuchotait le petit. Quand je serai grand je serai ton mari et nous partirons ensemble...

- Chut ! disait-elle en riant, et elle le serrait plus fort contre elle, lui bouchant les lèvres de sa main. L'enfant sentait son agréable parfum de lavande et de fruits et se disait qu'il ne devait rien exister sur terre de plus doux et beau que cette jeune femme au visage de poupée et aux robes de soie bleue. Bien plus tard, un atroce mois de juillet alors qu'il jetait une poignée de sable sec sur le cercueil, la douleur qu'il ressentit lui fit comprendre qu'elle était la seule qu'il ait aimé ainsi et encore plus tard quand il trouva dans le secrétaire de M. Berliet cette ignoble série de lettres qui sous-entendait qu'il y avait entre Berliet et mademoiselle Marta...

Les larmes montèrent au grand étonnement de Lazare. Plutôt alexithymique, il n'était pas doué pour distinguer le contenu de ses émotions. Par conséquent, et celà aurait pu surprendre, il ne se voyait pas comme sentimental... l'envie, le désir, la gourmandise, la satisfaction d'instincts physiques lui était bien mieux connus que des états plus intellectuels. Il fallait que les sensations soient fortes en lui pour qu'il finisse par percevoir les sentiments sous-jacents. Le passé était vraiment la seule chose qui lui restait. Et en le repassant mentalement encore et encore, il se sentait de plus en plus oppressé, il y avait l'idée d'un immense échec, d'une rencontre manquée. En à peine cinq années ils étaient morts, tous, locataires et parents. Il les avait enterrés. Ne restaient que deux armoires remplies des vêtements des demoiselles. Il arrivait souvent à Lazare d'enfouir son visage dans les robes bleues de Mademoiselle Marta à la recherche de son parfum. Quant à M. Berliet, sans enfants, ni parents proches, il avait légué la totalité de ses livres et de ses lourds meubles en chêne aux Baier.

Les plus beaux de ces meubles étaient restées dans cette chambre en quinquonce dans la partie la plus froide de la maison et où Lazare n'allait jamais... sauf ce soir - peut-être, à cause de la disposition émotive de son humeur et/ou de l'excellent riesling alsacien dont il s'était servi plusieurs verres pendant le repas, peut-être à cause d'un courant d'air - bien que toutes les fenêtres fussent fermées - qui ouvrit la porte de la chambre de M. Berliet au moment précis où il passait devant en montant l'escalier, enfin peut-être à cause de la familiarité d'une fragrance de lavande et de fruits - dont il eut la fugitive impression - venant de l'intérieur de la chambre. Et en entrant juste après avoir fait lumière, comme poussé par une force invisible, le livre rouge tomba du dernier niveau de la haute bibliothèque de M. Berliet. Se baissant pour le ramasser il eût une sensation aigüe de déjà-vu, comme la surprise d'une brûlure d'un objet que l'on croyait froid, faisant remonter l'un des événements les plus étranges de son enfance.

Il sortait alors de l'école à ce moment béni de quatre heures qui sent bon le goûter et sonne la fin de la journée d'école. Il essayait de retrouver Jean-Brice un garçon qui habitait aussi dans la rue Pialat pour faire chemin ensemble. Il l'appelait alors qu'il lui semblait l'apercevoir, le dos tourné, bizarrement accroupi devant une bouche d’égout entre les deux écoles.

Tu parles aux rats ? lui demanda Félicien Nevaire, qui n'était pas encore devenu son ami à l'époque et qu'il ne connaissait que de vue, il y a peu de chance qu'il te réponde. Tournant la tête Lazare réalisa qu'il n'y avait personne devant la bouche d'égout, en fait il n'y avait même plus personne : la place à l'exception de Félicien et de lui était vide. Dans une main Félicien Nevaire tenait des pierres, dans l'autre un gros pigeon plein de sang pendait.

Lazare ne sut pourquoi mais la perspective de rester seul lui fit peur, comme si quelque chose de caché et sournois attendait de l'attaquer dans ces rues étroites et écrasées par une chaleur invraisemblable pour un mois d'octobre. Ils partirent ensemble.

Félicien, dit lentement Lazare. Il y a dans tout ceci quelquechose que je n'aime pas.

As-tu remarqué Solveig aujourd'hui ? Elle m'a fait de la peine, comme si elle avait pleuré pendant longtemps, j'ai entendu dire que son père était méchant.

Regarde, même la boulangerie est vide !

Et en effet ils passaient devant une devanture, où au milieu des miettes et des grumeaux, les claies d'osier bien alignés ne contenaient aucune baguette. Seule, une large flute était visible, posée à côté de la caisse enregistreuse.

Si on ouvrait ce pain, dit Félicien Nevaire. On verrait qu'il est rempli de choses vivantes. Le boulanger et sa famille en ont eu peur et se sont enfuis loin. Mais ça ne résout rien et ils reviendront tout à l'heure.

Les demoiselles Pik leur apportent parfois des saucissons qu'ils enrobent dans des brioches, la prochaine fois j'essaierai d'en partager une avec toi.

Aucune importance : de toute façon cette boulangerie va bientôt brûler, le boulanger, sa famille et les choses dans ce pain vont mourir.

Comme les fois précédentes Lazare ne sut quoi répondre.

En tout cas, tu n'aurais pas pu manger ce pain, ajouta Félicien, qui jetait ses dernières pierres, essayant d'atteindre un pigeon bleu sur la chaussée.

De grosses perles de sueur sur le front, Lazare sentait une extraordinaire pénibilité. Tout fragment de pensée, tout détails, toutes choses entrevues était ressenti comme une agression.

Félicien, je ne te comprends plus, comme si tu me parlais de loin alors que je sais que tu es à côté. Trois pâtés de maisons plus loin quelquepart se trouve une araignée, j'entends l'impact de chacune de ses huit pattes sur le sol, c'est la première fois que ça m'arrive.

C'est juste que tu changes de plan d'existence et tes sens se révoltent.

Félicien, gémit Lazare, je vois le vieux Berliet dans sa chambre qui pousse un livre rouge, en haut de sa bibliothèque, comme exprès pour le faire tomber. Et il y a une vieille, très vieille créature avec des ongles longs, sous ses ongles il y a de la terre ou du sang séché, je ne sais pas.

Très, très bien, tout celà est parfaitement vrai, mais entre voir et voir dans le temps comme tu es en train de le faire, il ne faut pas se tromper...

Lazare ne comprenait rien à ses propos, ni à ce qui se passait. C'était comme des vieux clous rouillés qu'un bourreau lui enfonçait dans le crâne à petits coups de marteaux. Un mal de tête comme il n'en avait jamais connu l'assommait alors qu'ils venaient de passer la place Croix-Paquet.

Félicien, quel est cet endroit ?

Un passage, ne t'inquiète pas.

Je ne l'ai jamais vu et pourtant tous les jours je traverse cette rue.

Ils étaient maintenant dans une sorte de haut passage couvert au plafond de vitraux colorés tamisant la lumière comme des paquets de fils suspendus et dévidés faisant une toile d'araignée irisée. De fines particules en suspension flottaient dans l'air, renforçant l'impression de lieu au-delà du temps.


Qu'est ce que c'est, Pavel, demanda la nouvelle, cet endroit, là, en bas, entre les deux murs ?

Pavel se redressa et descendit doucement du lit, intrigué par la question.

Pardon ? Tu vois quoi exactement ?

La blonde ne bougeait pas de la fenêtre, le regard fixé sur un point de la place sombre, où les autres filles tapinaient, elle finit par dire :

Un endroit dans l'ombre, comme si on avait découpé et enlevé un morceau d'espace, ça ressemble à un passage vers... autre chose.

La musique trop forte s'interrompit brièvement, quelques sons de ressorts et de grognements venant de la chambre voisine devinrent audibles dans le silence avant qu'un nouveau morceau commence.

Pavel finit par dire :

Alors toi aussi... ma grand-mère disait ça en regardant le vide dans cette direction, tu es la première à faire cette remarque depuis elle.