Utilisateur:Giphilo/Hafetz Hayim ou l'éthique de la parole

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AVANT PROPOS[modifier | modifier le code]

Le texte qui nous intéresse ici, relève indiscutablement de l’éthique au vu des questions qu’il aborde : essentiellement l’importance qu’il y a à ne pas médire, calomnier ou propager des ragots, c’est à dire la justification de tels interdits et la régulation de la parole. Au-delà de l’extrait donné ici en traduction, l’ouvrage définit les différentes formes que peut prendre la médisance. Il s’attache essentiellement à fournir des règles permettant à tout un chacun de décider s’il y a médisance ou pas, et par là, de l’éviter. Classer un tel texte dans les textes moraux semble assez naturel or le texte lui-même dans sa logique et son articulation se veut d’abord et avant tout religieux. Il entend s’inscrire dans une tradition – le judaïsme. Cela signifie concrètement qu’il a des visées autant pratiques, théologiques qu’eschatologiques. S’il pose la question du Bien, c’est toujours en rapport avec la conception juive de Dieu, la place assignée au peuple juif dans le judaïsme et l’achèvement de l’histoire avec l’avènement des temps messianiques. Le point de vue qui nous intéresse n’est donc pas strictement celui de l’auteur. Alors que celui-ci se pose la question de la médisance comme frein à l’accomplissement du peuple juif et par conséquent à son bonheur, il s’agit de généraliser la réflexion proposée par Israël Méïr Kagan en l’étendant, au-delà du contexte strictement juif, à toute forme de relation sociale et interpersonnelle, de la libérer de son contexte religieux en mettant à jour sa logique sous-jacente dans sa force et son originalité. Une telle démarche ne va pas de soi. Israël Méïr Kagan considère que les impératifs de régulation de la parole sont fondés sur la Tora et partant, ne concernent que les juifs. Une lecture éthique étend le périmètre d’application des lois en question à l’ensemble de l’humanité. Que l’on soit juif ou pas, la parole est au cœur de la définition de l’humain et de son rapport à autrui. De même, la question du bonheur et du bien est universelle. Si les objectifs d’Israël Méïr Kagan peuvent être repris dans une démarche philosophique, en est-il de même pour la démarche qu’il adopte ? Certes, lier bonheur et moralité n’est pas nouveau. Cette question parcourt la philosophie morale depuis ses origines. Ce n’est pas notre sujet. Savoir si le Bien et le Bon sont identiques ne nous préoccupe pas ici. Ou plutôt, nous adoptons l’hypothèse de Israël Méïr Kagan qui lie intrinsèquement les deux notions. Il sera malgré tout nécessaire de voir comment le Bien, peut être entendu comme condition du bonheur de tous les membres d’un groupe humain ou d’une société. La loi morale est ici impérative. Elle est une condition nécessaire mais pas suffisante du bonheur. Elle le rend possible mais pas certain, ni garanti. La question qui nous occupe devient dès lors : comment améliorer la situation d’une personne faisant partie d’un groupe humain donné ? Existe-t-il une démarche qui permettrait, sinon de lui assurer bonheur et félicité, tout au moins lui donnerait les moyens de s’épanouir et de progresser et n’entraverait pas sa recherche du bonheur ? Cette dernière question n’est pas davantage d’une grande originalité. Elle fonde toute la philosophie politique et sociale. En revanche, centrer la question du bonheur d’une société sur celle de son usage de la parole a de quoi surprendre. S’il est indubitablement pénible d’être victime de médisance, l’enjeu est-il le bonheur de tous ? La médisance constitue t-elle la clé de l’Ethique, ou tout au moins le point d’entrée ? Après tout, le langage est par définition ce qui constitue le lien entre les hommes. Il ne s’agit pas d’un véhicule, ou instrument neutre, qui ne ferait que transmettre et exprimer des idées ou des émotions. Les travaux de la linguistique sur la structure du langage et son influence sur la pensée humaine ont montré à quel point, l’homme est façonné par son langage autant qu’il le façonne. De plus, il est clair aujourd’hui que le langage est un instrument qui permet d’agir et non pas seulement de véhiculer. La propagande politique, telle que les régimes totalitaires du XXème siècle l’ont utilisée, repose sur cette compréhension. Le nazisme, mais aussi le stalinisme, ont montré à quel point l’usage du langage est intimement lié au niveau moral d’une nation. Ce lien entre morale et usage ou mésusage du langage devra être montré, explicité. Le texte de Israël Méïr Kagan mérite d’être analysé sous cet angle car il fournit des pistes. La thèse qu’il soutient place la parole au centre de l’Ethique. Si tel est le cas, cela signifierait que le lien entre les individus est constitutif et garant de l’Ethique, de sa réalité au sein d’une société humaine. L’éthique relèverait alors davantage de l’ordre de la structure du lien humain que de son contenu. Ne faut il pas aller un pas plus loin, et s’interroger sur le lien entre la forme du discours et son contenu éthique ? Dans quelle mesure, la forme est elle constitutive d’un contenu ? Avant de pouvoir aborder ces questions et tenter d’y répondre, il faut lire le texte et en éclaircir les a priori et hypothèses, c’est à dire mettre en lumière son caractère universel au delà d’une lettre particulièrement particulariste et communautaire.

PRESENTATION DE L’OUVRAGE[modifier | modifier le code]

I. Remarques méthodologiques[modifier | modifier le code]

L’ensemble des remarques et développements qui suivent adopte volontairement le point de vue de l’auteur. Il s’agit d’expliquer sa pensée, de la suivre, la décrire et l’observer dans son déploiement pour ce qu’elle est, en se gardant, autant que faire se peut, de tout jugement religieux. Il ne s’agit ni de critiquer le judaïsme de Israël Méïr Kagan ni de faire son apologie, mais de comprendre et mettre en lumière une approche intellectuelle de l’Ethique. Pour cela, le texte constitue le point de départ, l’élément tangible et concret sur lequel s’appuyer. Ce n’est que par une lecture très proche du texte, et d’abord linéaire, qu’il devient possible de dégager les éléments constitutifs qui seront ensuite ré agencés en une nouvelle perspective, moins religieuse et plus philosophique. Le découpage du texte – et des intertitres - n’est pas celui du texte original, mais réalisé ici pour mettre à la suite le texte traduit et l’explication qui s’y rapporte. L’auteur a distingué l’avant propos de l’introduction. La traduction proposée ici couvre l’intégralité de l’avant propos et le début de l’introduction. L’intégralité de l’introduction n’a pas été traduite car, au-delà des premières pages, l’auteur rentre dans le vif de son propos qui est d’exposer les grandes lignes des lois sur la médisance selon la logique rabbinique juive. Le texte devient alors extrêmement technique et légal, et sort du cadre des présentes réflexions, qui entendent s’inscrire dans une perspective philosophique et non pas juridique.

II. Objectifs du texte[modifier | modifier le code]

L’avant-propos et l’introduction ont pour fonction de montrer la pertinence du reste de l’ouvrage au regard de l’ensemble de la pensée juive et sa tradition méthodologique. Leur objectif est de les légitimer auprès de l’élite juive de l’époque – les rabbins, étudiants de Yeshiva et les juifs cultivés ayant une solide culture biblique et talmudique - et au-delà, de l’ensemble de ses coreligionnaires. Certes, il s’agit d’un travail légal, genre extrêmement répandu chez les juifs. Il explique et détaille certaines lois ; cet exercice a été et reste très courant dans la littérature religieuse juive. L’abondance de ce genre d’ouvrage, depuis les débuts du judaïsme jusqu’à nos jours, prouve leur succès et leur place centrale. Malgré tout, l’évocation de la loi juive ne fait pas immédiatement penser aux lois sur la médisance. Les interdits alimentaires, le respect du shabbat viennent plus spontanément à l’esprit que la question du bon ou du mauvais usage de la parole. Quelques détracteurs parmi ses contemporains, considéraient que la médisance ne relevait pas du domaine de la halakha mais davantage de la bienséance et de l’homélie, la agadda . Ce sujet méritait il qu’un livre entier lui soit consacré ? L’introduction veut le montrer. Pour Israël Méïr Kagan, la médisance est au cœur du judaïsme, son histoire, ses espérances et ses principes. Le sujet est incontournable et donne la clé de l’avenir du peuple juif. Si les enjeux sont ceux que dit l’auteur, alors ce sujet doit impérativement être codifié et légiféré. Les conséquences seraient trop graves pour ne pas établir clairement les obligations et interdits en la matière.

III. Contexte historique[modifier | modifier le code]

Il est difficile de connaître les motifs qui poussent un auteur à développer un sujet. Souvent les raisons sont multiples sans qu’il soit possible d’établir avec certitude la prépondérance de tel ou tel facteur. Il est néanmoins possible de discerner ici deux motivations principales : la médisance existant à l’époque de la publication de l’ouvrage ainsi que son corollaire le laxisme moral, et par ailleurs, le débat autour de l’avenir du peuple juif et de l’attitude la plus appropriée au moment historique. Dans les deux cas, il est nécessaire de resituer les débats dans leur contexte de l’époque. Le règne de Nicolas Ier (1825-1855) inaugura l’une des périodes les plus noires dans l’histoire des juifs de Russie. En 1827, il ordonna la conscription obligatoire des juifs pour 25 ans. S’il y avait pénurie de jeunes gens, les enfants de 12 ans et parfois moins étaient incorporés dans les bataillons comme cantonistes (garçons de troupe). L’objectif était d’abord et avant tout de les contraindre au baptême. Leurs conditions de vie étant effroyables, bon nombre y mouraient. Les familles juives faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour éviter la perte de leurs fils. Les responsables communautaires étaient obligés par l’administration tsariste de respecter des quotas de conscrits et par conséquent de désigner ceux qui étaient envoyés à l’armée. Or trop souvent, les fils des milieux les plus aisés arrivaient à échapper à la conscription en achetant leur exemption, au détriment de ceux des classes les plus pauvres. Ces tensions sociales permirent à des maîtres chanteurs professionnels de prospérer en menaçant les communautés de révéler les irrégularités si leur silence n’était pas acheté. L’affaire Jacob Brafman constitue un autre exemple des dommages causés par la médisance. A la fin des années 1860, un juif, Jacob Brafman, apparut à Vilnius pour offrir ses services comme informateur contre ses coreligionnaires. Il voulait venger ainsi une rancœur à l’égard des dirigeants de la communauté de Minsk qui avaient tenté de l’envoyer à l’armée comme cantoniste. Son « Livre de la Communauté juive » , rempli des habituels préjugés et clichés sur les juifs et le judaïsme, fut envoyé à tous les représentants de l’autorité tsariste afin de les « éclairer » sur la façon de traiter avec les communautés juives. Ce livre fut la cause indirecte de la mort, au cours de pogromes, de nombreux juifs, aucunement mêlés à la conscription de Jacob Brafman . La médisance faisait également rage au sein des communautés juives de la Russie tsariste de la fin du XIXème siècle suite au conflit entre maskilim et religieux. Un décret donna aux maskilim la responsabilité d’organiser et administrer des écoles dans lesquelles les matières ne seraient pas exclusivement juives. Ce cursus culminait avec les écoles rabbiniques de Vilnius et Zhitomir. Aucun rabbin ne voulait y enseigner et les familles étaient réticentes à y envoyer leurs enfants. En fait, le gouvernement tsariste visait, par ce moyen, à assimiler les populations juives et à briser l’autorité et l’influence des rabbins. La libéralisation qui suivit la mort de Nicolas I et la prise de conscience que l’enseignement traditionnel ne suffisait pas à assurer un avenir permit l’essor réel de la Haskala. Le climat entre les traditionalistes et les maskilim devint vite mauvais. La médisance s’installa entre les deux groupes, sans qu’aucun des deux n’en tire de réels bénéfices. Au bout du compte, l’antisémitisme russe et les pogromes n’épargnèrent personne . L’étude de la Tora (c’est-à-dire essentiellement du Talmud) était considérée comme la valeur suprême et le centre névralgique du judaïsme. Néanmoins, ce rigorisme était traditionnellement lié à un idéal éthico religieux très fort. L’intellectualisme avait progressivement prit le dessus, au point qu’il devenait urgent de remettre fortement l’accent sur les valeurs morales et leur enseignement. Le judaïsme de l’époque se vidait progressivement de sa substance au profit d’une pure virtuosité talmudique, casuistique sans liens avec la réalité quotidienne : le pilpoul . Les élites intellectuelles juives se détournaient progressivement des études religieuses. Par ailleurs, le relâchement des mœurs avait déjà amené Israël Salanter à fonder le mouvement du Moussar (éthique) dans les années 1840. De nombreux textes de l’époque dénoncent le relâchement moral, même chez les étudiants et érudits des Yeshivot. Les maskilim furent les plus virulents dans leurs écrits, mais ils ne furent pas les seuls. Rabbi Isaac Blazer (1837-1907), disciple d’Israël Salanter écrivait en 1900 : les médisants sont devenus puissants, et les hommes décidés à résister au mal sont regardés de haut, avec dédain[…] la fausseté est habillée du vêtement de la vertu[…] et la justice est réduite au silence. Le mouvement du Moussar visait à remettre en avant les valeurs et comportements moraux, essentiels au judaïsme. Israël Méïr Kagan étudia dans ce milieu et fit sienne cette volonté de restaurer ces enseignements. Néanmoins, il alla bien au-delà et ne peut être considéré comme un simple membre du mouvement du Moussar . Israël Salanter avait innové dans son approche en déplaçant la question de yirat shamaïm (la crainte des cieux) du domaine théologique à la sphère de la psychologie et la question de la motivation dans de tels comportements. Israël Méïr Kagan n’a pas prolongé cette approche et n’est pas un simple disciple d’Israël Salanter ; la comparaison entre la littérature du Moussar et les ouvrages de Israël Méïr Kagan montre toute l’originalité du Hafetz Hayim . Quoi qu’il en soit, le perpétuel souci de Israël Méïr Kagan pour la situation quotidienne et les conditions de vie des juifs le rendit sensible à l’importance de la médisance, et constitue sans doute la raison profonde de la rédaction de l’ouvrage. Chacun d’eux répondait à un problème précis de la condition juive de son époque. Son œuvre s’inscrit d’abord et avant tout dans son temps, en particulier en ce qui concerne les objectifs de ses ouvrages. Il trouva ensuite le matériau nécessaire à ses thèses dans les ouvrages rabbiniques antérieurs. La puissance du texte traduit ici, montre qu’il ne s’agit pas d’une simple compilation de références talmudiques sur le sujet, mais bien d’une synthèse originale, or la démarche d’exposition que Israël Méïr Kagan a adopté ne le laisse pas voir à la première lecture. Il s’agissait pour lui de montrer que les textes juifs et le système de pensée rabbinique recèlent tous les outils pour affronter les difficultés du temps présent et qu’ils permettent de trouver une réponse à toutes les questions qui peuvent se poser quant à la meilleure façon de vivre, se comporter et comprendre le monde. Il faut garder à l’esprit que l’époque de publication de l’ouvrage correspond à celle de l’essor des mouvements politiques et nationalistes juifs, ouvertement sécularistes en opposition avec les rabbins et leur refus d’investir le champ politique depuis l’échec de la révolte de Bar Kokhba en 135 EC. La formule traditionnelle « dina de malkhuta dina » (la loi du royaume est la loi ) renvoyait la question de l’autonomie politique à la date de la venue du roi Messie en considérant qu’entre temps, les juifs devaient s’accommoder du système politique environnant et s’abstenir d’y participer, ou de tenter d’anticiper la rédemption . Ce mode de pensée était alors de plus en plus contesté. Les persécutions anti-juives et les conditions de vie de plus en plus dures faisaient douter, toujours davantage, les juifs de la valeur du système traditionnel. L’Europe occidental et les Etats-Unis montraient qu’une autre voie était possible. Israël Méïr Kagan a tenté de proposer une réponse à cette sécularisation et montrer que l’amélioration des conditions de vie passait par le respect de la halakha et qu’il ne fallait pas douter de la venue du Roi Messie, ni de la Rédemption. Pour ce faire, Rabbi Kagan a dû intégrer les questions de son époque et le comportement de ses contemporains, et les remettre en perspective par rapport à la croyance en Dieu, en la Justice, la possibilité de bonheur et l’harmonie sociale.

IV. Démarche et logique de l’argumentation[modifier | modifier le code]

Le texte est écrit en hébreu rabbinique et utilise également l’araméen lorsqu’il cite le Talmud ou le Zohar. L’immense majorité des juifs ne connaissaient pas ces langues ou fort mal et n’étaient pas familiers de ces textes. Le public visé était par conséquent celui des rabbins et érudits. Or ce lectorat ne peut être convaincu de la justesse d’une opinion que si celle-ci se déduit, d’une manière ou d’une autre des fondements mêmes du judaïsme, tels qu’exprimés par les textes canoniques et selon une méthode entérinée par les premiers rabbins du Talmud. L’innovation dans le champ de la pensée juive, même radicale, doit toujours pouvoir être liée aux textes fondateurs, selon une logique acceptée par la tradition. Le Talmud en constitue le meilleur exemple, car les rabbins, dont les propos et les débats forment le corps, n’ont de cesse de justifier leurs options et choix, parfois extrêmement novateurs et radicaux, par des textes antérieurs et selon une méthode déductive précise. La loi rabbinique n’est pas celle de la Bible, elle est même parfois en contradiction avec sa lettre. Malgré tout, l’innovation légale est rattachée au texte biblique, fut-ce par « un cheveu » selon l’expression talmudique. Ainsi, la loi du Talion a toujours été montrée en exemple de la cruauté de la loi juive, preuve de l’infériorité du judaïsme et de la nécessité de le « dépasser ». Or, les versets dont il est question, ont été compris et analysés par le Talmud comme la nécessité de réparer le dommage en évaluant sa valeur : celle d’un oeil ou d’une dent, selon la situation de celui qui l’a subi (un œil pour un borgne n’a pas la même valeur que pour celui qui voit des deux yeux), mais jamais comme l’injonction d’infliger un dommage équivalent au dommage subi en compensation . Ce faisant, les rabbins du Talmud considèrent donner une lecture parfaitement conforme au texte biblique, alors même qu’elle va à l’encontre de son sens immédiat. Ainsi, la Tora doit être entendue comme la Bible, avec les commentaires et l’interprétation qu’en donne la tradition juive et non pas, le texte biblique seul. L’enseignement juif, c’est-à-dire la Tora au sens large, est symboliquement une et inchangée depuis le Pentateuque. La pensée juive repose sur le mythe qu’il y a transmission et approfondissement, sans modification depuis la révélation sinaïtique . Ce principe est entériné et exprimé par la Michna qui stipule que les seules sources de la loi sont : la Tora donnée à Moïse et la coutume validée et entérinée comme loi par les décisionnaires précédents . Israël Méïr Kagan s’inscrit dans cette pensée et entend par conséquent expliquer pourquoi son œuvre est d’ores et déjà présente dans le Pentateuque, fût ce implicitement. Son travail n’aurait, selon lui, consisté qu’à déduire, systématiser et reformuler des éléments déjà présents dans des sources antérieures. En fait, la thèse développée était originale à sa parution, y compris pour le milieu juif auquel le texte s’adressait. L’auteur, par modestie, minimise son apport à la fin de son avant-propos mais il ne faut pas s’y tromper. L’aspect conventionnel de la méthode d’exposition masque en première lecture la nouveauté du propos ; l’énorme succès de l’ouvrage en atteste, depuis sa publication jusqu’à aujourd’hui. Pour l’auteur, l’interdit de médisance est au cœur du projet divin de création du monde, de son achèvement, ainsi que du rôle et de la place de l’homme dans celui-ci ; cet aspect n’ayant jamais été traité avant lui de manière systématique, il relie ensemble des éléments épars dans la Bible, mais également dans ses commentaires, y compris le Talmud ou le Midrash. La force et la nouveauté résident dans la synthèse qu’il réalise et expose en préambule de l’exposition des lois. Il effectue par là, un renouvellement de la pensée juive et met à jour des structures originales de l’éthique. Israël Méïr Kagan avait un objectif concret et immédiat, celui d’améliorer les relations et le climat social entre les juifs de l’Europe de l’Est, dans le cadre de la tradition la plus stricte. Les deux objectifs ne sont pas immédiatement compatibles, sauf à réintégrer la parole dans le cadre des obligations religieuses, ce qu’il fait dans son ouvrage. Il s’agit de mettre en œuvre une démarche qui soit à la fois concrète -en donnant aux juifs des règles qui leur permettent de vivre dans une plus grande sérénité et paix sociale - et à la fois conforme à l’orthodoxie juive la plus stricte. Là réside l’intérêt profond du texte pour qui veut le lire dans le cadre de la tradition littéraire rabbinique. Ce n’est pas le point de vue du présent travail, cela mérite d’être malgré tout mentionné. Afin d’inscrire son propos dans le strict cadre de la tradition juive et convaincre son lecteur, l’auteur adopte une démarche progressive qui part des fondements mêmes de la conception juive de l’univers, du peuple juif et de son histoire pour faire, en fin de compte, des lois sur la parole la clé des questions de Sainteté, de compréhension et de rédemption du peuple juif. Par extension, la parole serait le moyen le plus efficace d’agir sur la création dans son ensemble. L’avant-propos est construit autour de cette démarche générale. Elle s’articule en cinq parties : 1) les principes fondamentaux du judaïsme, la nature de la relation à Dieu, l’accession à la sainteté, les satisfactions à en attendre et les conditions de leur obtention ; 2) la nécessité de ne plus médire au regard : a) des conséquences passées de la médisance sur le cours de l’histoire juive, ses moments clés et tournants b) des conditions nécessaires à la réalisation de la promesse divine des temps messianiques 2) l’impact de la médisance sur le fonctionnement de l’univers, jusque et y compris la sphère divine 3) les raisons de la négligence vis à vis de la médisance constatée chez la majorité des juifs 4) les raisons pour lesquelles ce sujet n’a pas été traité exhaustivement avant le présent ouvrage L’introduction qui faite suite à l’avant-propos poursuit le même but de convaincre de la nécessité d’éviter la médisance et le ragot, mais la démarche est plus prosaïque et directement morale. Elle est davantage centrée sur l’individu, et les obligations qui incombent à tout juif, puisqu’elle s’attache à montrer en quoi la médisance nie les valeurs positives et fondamentales du judaïsme, ses interdits incontournables et indiscutables, que tout un chacun doit s’attacher à mettre en œuvre. Elle peut être décomposée en quatre parties : 1) L’amour et le respect du prochain, de même que la recherche de la paix amènent nécessairement à éviter la médisance et le ragot. De nombreux exemples dans le texte biblique nous montrent que la médisance a causé malheur, aliénation et mort au peuple juif et ce depuis la faute d’Adam et Eve. La médisance se ramène au meurtre. 2) Quiconque recherche le Bien ne peut que s’abstenir de médire, mais aussi d’écouter la médisance. Il y a là également transgression d’un interdit énoncé dans les dix commandements. 3) Les lois de régulation de la parole contiennent implicitement tous les autres commandements vis-à-vis du prochain et une grande partie de ceux vis-à-vis de Dieu. 4) Enfin, avant d’entrer dans les détails des interdits et obligations, Rabbi Kagan définit la calomnie, la médisance et le ragot.

TRADUCTION ET COMMENTAIRE[modifier | modifier le code]

I. Chapitre 1 : Principes, finalités et modalités de la relation à Dieu[modifier | modifier le code]

Béni soit l’Eternel Dieu d’Israël qui nous a distingués de toutes les nations, nous a donné sa Tora et nous a fait entrer en terre sainte afin que nous ayons profit à observer tous ses commandements . Car il n’a d’autre intention que notre bien et notre accession à la sainteté grâce à eux , ainsi qu’il est écrit (Nb 15, 40) : « Afin que vous vous souveniez et que vous accomplissiez tous ses commandements et que vous soyez saints pour votre Dieu ». Or il ne tient qu’à nous de recevoir son bon influx et l’essentiel de sa générosité dans ce monde ci et dans le monde à venir, ainsi qu’il est écrit (Deut. 10, 12-13) « Que te demande l’Eternel ton Dieu si ce n’est (...) de respecter les commandements de Dieu et ses décrets que je te t’ordonne aujourd’hui pour ton bien. » (voir le commentaire du Nahmanide sur « pour ton bien » et le début du verset « que te demande » qui confirme cela) . Et par ailleurs, il ne suffit pas qu’il nous ait donné son instrument précieux, mais il nous a également ordonné de ne pas l’abandonner ainsi qu’il est écrit (Pr 4,2) : « Car je vous donne d’utiles leçons, n’abandonnez pas ma Tora. Ce n’est pas comme l’attitude d’un être de chair et de sang qui, s’il fait un beau présent à son prochain qui ne l’emploie pas de façon correcte et ne l’apprécie pas à sa juste valeur, désire et espère que son ami changera du tout au tout et en profitera. Tel n’est pas notre Dieu, qui a fait se lever pour nous, à chaque génération, à l’époque du premier temple, des prophètes afin de nous faire revenir dans le bien . Ce fut également le cas à l’époque du second temple, car la situation des israélites, à cause de nos nombreux péchés, avait perdu de sa sainteté première et ils furent privés des 5 choses qu’ils avaient dans le premier temple. Avec tout cela nous étions sur notre terre, nous avions le temple et nous pouvions accomplir tous les commandements de la Tora . Ainsi nous pouvions parfaire toutes les parties de l’âme qui se trouvent en nous, car dans l’âme il y a 248 membres et 365 tendons spirituels (cf. « Les portes de sainteté » de notre maître le Rabbin Hayim Vital, chap. 1 , 1ère partie, porte 1).

1) Système de référence de l’auteur[modifier | modifier le code]

a) Les fondements du lien à la transcendance[modifier | modifier le code]

Toute réflexion s’appuie sur un certain nombre d’hypothèses. Israël Méïr Kagan ne fait pas exception à la règle. Ces principes ne sont pas démontrables et ne peuvent être ramenés à d’autres principes antérieurs et primitifs. Ils constituent, en quelque sorte, l’axiomatique de sa pensée, au même titre que les axiomes d’Euclide fondent la géométrie dite euclidienne, alors qu’ils ne peuvent être démontrés ni prouvés. Sans doute est ce la limite de toute rationalité et le début de la croyance. Tout axiome et principe n’est vrai que pour autant qu’un individu, et au-delà une communauté humaine, le tient pour vrai, et ce de manière subjective. Il lui permet de construire une représentation cohérente, pour lui, de la réalité et de s’appuyer sur une tradition qui a montré, dans le cas de la tradition rabbinique, sa fécondité intellectuelle. Sans ces principes, l’ensemble du texte perd son sens et sa logique. Ils en constituent, en quelque sorte, la garantie. La thèse s’appuie une représentation très affirmée du peuple juif et de sa relation à Dieu. Le propos n’entend pas s’inscrire dans une démarche empirique, partant des faits et les analysant pour comprendre les lois qui les gouvernent. Il ne vise pas à donner des conseils pratiques de bon sens, mais à montrer que la nature même du lien du peuple juif à Dieu impose à celui là de ne pas médire. Ce serait un contresens majeur que d’envisager l’approche de la médisance développée par Israël Méïr Kagan comme relevant d’un souci de politesse, de savoir vivre ou d’us et coutumes agréables et recommandables. Il s’agit de poser un corpus de lois auquel tout un chacun doit se soumettre, dès lors qu’il souscrit à un certain nombre d’hypothèses et de croyances. Le lien entre les deux est ici considéré comme absolument nécessaire. Le premier paragraphe du texte donne le cadre et la nature du lien à Dieu. Dans quel contexte se place cette relation à la transcendance, et quels en sont les principes intangibles ? Il donne la façon dont l’auteur, et au-delà une tradition juive, conçoit la place assignée au peuple juif, les espoirs qu’il peut nourrir, les moyens que Dieu lui a donnés et ainsi, le sens et la fonction de l’ensemble du corpus législatif juif.

b) La bénédiction comme affirmation des fondements de l’humain[modifier | modifier le code]

L’auteur bénit Dieu, en tant qu’il est garant du sens de toute la vie juive et de sa pensée. Il pose par ce moyen les trois valeurs les plus chargées de la pensée juive : le peuple juif comme ayant une relation particulière à Dieu, la Tora comme moyen de trouver un sens à la vie juive, et la terre sainte comme objectif matériel et symbole de la rédemption. Dans la première raison de la bénédiction de Dieu, l’auteur pose le peuple juif comme distingué par Dieu. Cette élection trouve sa source dans la Bible, depuis le pentateuque jusqu’aux prophètes. Etre choisi par Dieu, signifie d’abord et avant tout avoir reçu la parole divine, la Tora, pour l’accomplir. Cette élection signifie donc que Dieu a librement choisi le peuple juif pour recevoir la Tora, mais également que le peuple juif l’a librement acceptée. Cette acceptation vaut d’ailleurs pour chaque génération. Le peuple juif est ici considéré comme une entité permanente dans le temps . L’alliance contractée avec la génération sortie du désert engage toutes les générations futures. Ceci est essentiel dans toute la tradition juive, et revêt une importance toute particulière pour Rabbi Kagan. Certes, les juifs peuvent remettre en question cette alliance mais, elle reste et demeure inaliénable et éternellement valable. Même si ses contemporains furent attirés par les valeurs occidentales ou un engagement politique comme le sionisme alors commençant, ils devraient toujours répondre à Dieu de leur infidélité éventuelle. En contrepartie, Dieu ne remet jamais en cause son choix. Il peut punir, corriger pour ramener les juifs à la Tora, mais ne renonce ni ne désespère jamais au point de remettre en cause l’Alliance passée avec Abraham et renouvelée avec Isaac et Jacob. Pour Rabbi Kagan, le refus de la halakha de la part d’un grand nombre ne remet pas en cause la promesse divine de rédemption. Cette croyance doit être replacée dans la perspective de la situation des juifs de Russie à l’époque et des choix de Rabbi Kagan. Pour lui, les juifs doivent avoir confiance en la promesse de rédemption divine et attendre le Messie en diaspora, tout en supportant au mieux leur situation d’exil. La libre acceptation de la Tora, dont Rabbi Kagan fait mention dans son renvoi au commentaire de Nahmanide, a comme autre conséquence l’absolue responsabilité du peuple juif quant à ses choix de vie. Chacun, juif ou non juif, doit rendre compte de ses actes à Dieu. La situation du juif a ceci de particulier qu’il est jugé conformément à la loi juive. Ce faisant, Rabbi Kagan ne fait que reprendre un thème classique de l’exégèse rabbinique . Néanmoins, il va un pas plus loin ici, en mettant l’accent sur la parole dont chacun doit rendre compte, au même titre que de ses actes, voire davantage. Cette mise en exergue de la parole et de sa fonction constitue l’un des aspects les plus originaux du texte. La parole a pour Rabbi Kagan, le même statut que l’acte au regard de la halakha. Sans Tora, il ne saurait y avoir ni judaïsme ni pensée juive, tant et si bien que l’un et l’autre sont intimement et inextricablement mêlés. C’est l’objet de la deuxième bénédiction. La Tora est habituellement traduite par le terme de loi, or le concept de Tora dépasse largement le seul domaine législatif. Il s’agit de l’Enseignement au sens large, à la fois contenu de sagesse, source de règle de décision et livre d’histoire où trouver les clés de la compréhension de la situation présente, héritage des générations antérieures. La Tora permet au sujet juif de s’incarner hic et nunc. Elle lui permet de se définir positivement et lui fournit un contenu intellectuel et symbolique. La troisième bénédiction concerne la terre sainte, dans laquelle le peuple d’Israël est entré ainsi que le relate la Bible. Le peuple juif a donc vécu sur une terre sur laquelle il a pu s’accomplir et vivre dans l’abondance matérielle, si l’on suit le récit biblique. La question de la terre est centrale puisqu’elle symbolise la fin de l’histoire et surtout, la fin de l’oppression et la fin des difficultés économiques que connaissaient les juifs de Russie à l’époque de publication de l’ouvrage. En d’autres termes, la terre d’Israël est synonyme de rédemption. Elle est à la fois mémoire, espérance et récompense. Ces trois valeurs fondamentales sont liées intimement entre elles: chacune d’elles nécessite les autres pour trouver sa cohérence et sa signification. Il y aura rédemption et liberté sur la terre d’Israël pour le peuple juif. Pour que ceci se réalise, il est nécessaire que celui-ci comprenne le sens de son histoire, ses ressorts et sa dynamique au moyen de la Tora. Cette compréhension nécessite comme préalable la prise de conscience chez chaque juif, du statut particulier du peuple juif en tant que tel, vis-à-vis de Dieu. Ainsi, chacune des bénédictions renvoie aux deux autres pour former un système complet, à la base de la représentation juive de Dieu, du monde et de la place du peuple juif.

c) La sainteté comme modalité du lien à la transcendance[modifier | modifier le code]

La question de la sainteté est l’une des plus importantes pour tout penseur religieux. A cet égard, Rabbi Kagan ne fait pas exception et s’inscrit dans la continuité des penseurs juifs qui l’ont précédé. La sainteté est associée, dans la pensée juive, à la notion de séparation et de distinction. Ainsi que l’explique Adin Steinsaltz : En hébreu, la signification fondamentale du concept de « saint » (Kaddoch) est séparation : ce qui est éloigné et séparé de toute autre chose. Ce qui est saint se situe en dehors des limites, est intouchable, et somme toute, est au-delà de ce qui peut être perçu ; le sacré ne peut être compris ni même défini, tant il diffère de toute autre notion. Etre saint, c’est donc, essentiellement, être catégoriquement autre . Cette séparation - ou mise à part - d’un lieu, d’une personne réalise un rapprochement avec Dieu et la transcendance, car : […]le seul qui puisse être appelé saint est Dieu. Le Saint-Béni-Soit-Il, l’Etre suprême, le Saint par excellence, ne ressemble à rien d’autre, tant il est incommensurablement distant, sublime et transcendant. Néanmoins, et paradoxalement, on peut parler de propagation de la sainteté dans tous les mondes, en fonction de leurs divers niveaux, et même dans ce monde qui est le nôtre, dans tous ses constituants – le temps, le lieu et l’âme. Mais c’est seulement en s’unissant à la sainteté suprême que les mondes peuvent recevoir la sainteté. Car aucun être ne possède de sainteté intrinsèque : elle est le fruit de sa réceptivité, qui peut aller croissant, à la sainteté divine . Ainsi, un objet ou un temps, profanes à la base, peuvent, sous certaines conditions devenir saints. Le peuple juif n’est pas intrinsèquement et initialement saint. Il est un peuple choisi par Dieu, qui a vocation, dans la pensée juive à accéder à la sainteté. A de nombreuses reprises dans le pentateuque , le peuple juif y est exhorté. En devenant saint, le peuple juif accomplirait l’intention initiale de Dieu à son égard qui fut de le mettre à part des nations pour le servir. Cette mise à part n’a de sens pour la pensée juive traditionnelle, que dans l’optique d’une accession à la sainteté, ou encore, pour le dire autrement, d’un rapprochement du divin. D’une manière plus générale, au delà du strict cadre du judaïsme, la sainteté peut se concevoir comme la prise de conscience de plus en plus aiguë du sujet de son lien à la transcendance et de sa liberté radicale. Il peut décider de renforcer et affirmer ce lien à la transcendance. Agir dans le sens de la halakha, c’est tenter d’accéder à la sainteté. Cette sainteté n’est pas déconnectée du réel, et ne s’atteint pas par oubli ou négation du monde matériel. Au contraire, l’approfondissement de la relation au prosaïque permet seule d’accéder à la sainteté. Celle-ci est une attitude dans le monde plaçant l’action et la vie dans tous ses aspects, sous la catégorie du transcendant. Elle ne procède pas d’une sortie du monde quotidien vers le monde des idées pures en se débarrassant de la gangue des phénomènes physiques, mais ne cesse de tenter de lier étroitement le quotidien et les Idées. Le juif a pour fonction de faire descendre le Rouakh Hakodech (esprit de sainteté) et la Shekhina (présence divine) au milieu des hommes et de la vie afin de les transformer. La bénédiction, c’est-à-dire l’expression orale de la sainteté et du changement de statut symbolique, constitue le mode privilégié de la sanctification. Au moment du passage d’un temps profane à un temps de fête et réciproquement, une bénédiction est prononcée. Elle marque ce changement de statut. Il n’est pas accessoire, que la parole soit au cœur de ce processus, qu’il s’agisse du temps (les fêtes et le shabbat) ou des objets (nourriture, lieu, etc.). La parole, couplée à l’acte, est l’instrument qui réintègre la dimension de sainteté dans le profane en séparant symboliquement une partie de ce dernier pour en faire l’expression de la transcendance.

d) Le propos sur autrui comme domaine possible de sainteté[modifier | modifier le code]

D’une certaine manière, l’auteur innove en faisant de la parole l’outil d’accession à la sainteté pour l’humain, au même titre que pour les objets ou le temps. Traditionnellement, l’acte accompagné de la bénédiction inscrit la sainteté dans la vie juive. Ici, le propos prosaïque, à condition qu’il satisfasse certaines conditions, est mis sur le même plan que l’acte comme moyen de sanctification. Poser la non médisance comme condition de la sainteté pour l’humain, revient à poser la parole portant sur autrui comme constitutive de celle-ci. Désormais, dans tous les cas, la sainteté se réalise lorsque la parole sociale et l’acte remplissent certaines conditions. Partant, elle peut se définir comme une modalité particulière et privilégiée du rapport à la transcendance. Si l’on suit Meïr Kagan jusqu’au bout, ne pas tenir des propos susceptibles de faire honte à autrui, y compris ceux prononcés en dehors de sa présence , constituerait un moyen privilégié d’accès à la sainteté. La sainteté se trouverait dans le mode de relation de chacun à autrui.

2) Une pensée de l’histoire[modifier | modifier le code]

a) Dieu a besoin de l’homme pour achever la création[modifier | modifier le code]

Pour Israël Méïr Kagan, la rédemption ne dépend pas que de Dieu, mais également de l’attitude des juifs. Dieu est tout puissant, mais il a fait de facto de l’homme en général, et du juif en particulier, un partenaire dans la création et le déroulement du cours de l’histoire. Pour que les temps messianiques et la rédemption se réalisent, Dieu a besoin que le juif soit à la hauteur de ses responsabilités, et des engagements qu’il a pris lors du don de la Tora, en haut du mont Sinaï, exprimés par un verset abondamment commenté « nous ferons et nous comprendrons ! » . La sainteté ne se donne pas de façon immédiate et son accès nécessite un engagement et un travail de la part du sujet. Il n’y a sainteté et accomplissement pour le peuple juif que lorsque les différents aspects de la sainteté sont mis en œuvre. Ce n’est que par la mise en œuvre exhaustive et quotidienne de la halakha que la sainteté peut s’incarner et exister réellement. Le juif n’est complètement juif pour l’auteur, que s’il s’engage à accepter le « joug des cieux » selon l’expression hébraïque classique. Faire entrer la question de la médisance dans le domaine de la halakha lui donne automatiquement un statut de condition de réalisation de la rédemption. De même sur un plan laïque, l’accession à l’éthique est toujours possible pour quiconque en prend la décision. Celle-ci ne dépend que de chacun, indépendamment du contenu positif de l’éthique. Quel que soit le système moral, et sa perfection, sa mise en œuvre présuppose une décision libre, purement humaine. La volonté morale précède l’acte moral. Donner une morale, aussi achevée et parfaite soit elle ne suffit pas ; son acceptation par l’individu, qui décide ainsi de se constituer en sujet, doit la compléter. Une morale doit être vécue pour être effective et réelle.

b) La progressive déréliction du peuple juif depuis David[modifier | modifier le code]

L’histoire du peuple juif, depuis l’apogée des règnes de David et Salomon, est faite de destructions, d’exil et de déréliction. Salomon a construit le temple, mais ses fils s’entre déchirent. Le livre biblique des Rois en témoigne. Le royaume du nord se sépare de celui du sud. Les rois d’Israël au nord rassemblent les 10 douzièmes du peuple juif. Jérusalem reste à la tribu de Juda à laquelle s’allie celle de Benjamin. En 722 avant EC, le royaume d’Israël, au nord, tombe aux mains des assyriens et ses tribus anéanties. En 587 avant EC, le premier temple est détruit et l’essentiel du peuple d’Israël déporté en Babylonie. L’ère de la royauté juive en terre d’Israël constitue une sorte d’age d’or aux yeux de la tradition rabbinique. Le temple de Jérusalem, lieu des sacrifices et du culte divin, constitue la preuve de l’accord entre Dieu et son peuple. Le temple fut construit sur ordre divin, aussi représente t-il le lieu de contact entre le divin et l’humain et l’aboutissement de l’histoire d’Israël. Sa destruction, l’exil à Babylone, marquent un éloignement de Dieu et sont interprétés religieusement comme une régression. Le temple fut reconstruit, les livres bibliques d’Esdras et Néhémie le relatent, et la loi deutéronomique restaurée en terre d’Israël. Cette reconstruction, même si elle marque un retour en grâce du peuple juif auprès de son Dieu, inaugure une période considérée comme inférieure à celle du royaume de David et Salomon. La preuve en est pour l’auteur, que 5 choses présentes dans le premier temple, ne le furent plus dans le deuxième. Israël Méïr Kagan s’appuie ici, sans le détailler, sur le Talmud qui détaille et discute la liste de ces 5 manques. Peu importe au fond, de connaître ces 5 choses, ce qui compte, en revanche, c’est de voir à quel point il y a là la preuve d’une infériorité de l’ère du deuxième temple par rapport à celle du premier. c) Rédemption et respect de la halakha Malgré tout, le peuple juif était en terre sainte. Il disposait du temple. De ce fait, tout juif pouvait accomplir toutes les obligations de la loi juive, sans même compter toutes celles relatives au temple. A cet égard, il faut garder en tête que Israël Méïr Kagan insistait sur l’étude des lois relatives au culte sacrificielle, et la certitude qu’il est nécessaire d’en conserver la connaissance de génération en génération afin que toute la Tora puisse être mise en acte lors de la venue du messie. Pour Israël Méïr Kagan, accomplir toute la Tora est nécessaire à l’accomplissement de l’œuvre divine, ou tout au moins fait partie des responsabilités qui incombent aux juifs et dont il ne saurait se dérober sous peine de faillir à sa vocation, et faire échouer le projet divin. La dégradation ne s’est pas arrêtée à ce stade, puisque le temple n’existe plus depuis 70 EC. Depuis cette date, tout le peuple juif vit en exil. De la sorte, Meïr Kagan interprète la condition très difficile des juifs de l’Est comme la continuation et la suite de la déchéance amorcée avec la destruction du premier temple. Ici, affleurent les conceptions mystiques de la place de la Tora dans l’économie de la création et son rôle dans l’accomplissement de l’homme. Rabbi Kagan cite un ouvrage majeur de la tradition mystique juive «  Les portes de la sainteté » de Hayim Vital, qui fut le principal disciple de Isaac Louria, l’un des plus grands kabbalistes . Louria n’écrivit aucun ouvrage et dispensa son enseignement sous forme orale uniquement. Hayim Vital le mit par écrit. « Les portes de la sainteté » fait partie de la tradition des textes éthiques de la cabale, et reste l’un des ouvrages majeurs de ce genre, qui fait partie des textes classiques encore étudiés et médités par les kabbalistes et juifs mystiques. Ce court traité détaille les façons de progresser sur un plan individuel pour se rapprocher de Dieu. Il faisait autorité – et fait encore autorité dans certains milieux religieux - en matière de conception de la structure de l’homme et des conditions de son accomplissement. Hayim Vital établit une correspondance entre les obligations de la halakha, qui sont traditionnellement au nombre de 613, et les parties du corps humain. A chaque partie du corps correspond une des 613 obligations. Puisque l’accomplissement de l’homme passe par l’épanouissement de chacune de ses parties, il passe par l’accomplissement des 613 mitsvot (obligations). Pour aller jusqu’au bout du raisonnement, l’accomplissement de toutes les mitsvot ne peut se faire qu’en terre d’Israël, et donc l’accomplissement de toute la personne ne peut se réaliser qu’en Terre Promise. Or pour Meïr Kagan, la vie en Terre d’Israël n’est possible que sous l’autorité du Roi Messie qui viendra rassembler les juifs dispersés sur la surface de la terre. Pour cette raison, il est impératif que tous oeuvrent à la venue du Messie ; tel est le sens de la foi de Israël Méïr Kagan.

3) Le rapport à Dieu[modifier | modifier le code]

a) La foi juive comme confiance[modifier | modifier le code]

La foi juive (emouna) doit d’abord et avant tout s’entendre dans le sens de confiance dans la justice et l’amour divin. Le contraire de la négation de Dieu est la foi. Mais de même que nous constatons que la première n’est pas négation de l’existence de Dieu mais rejet de Sa providence, de même la croyance en Dieu n’est pas seulement reconnaissance de Son existence mais confiance en lui . Avoir foi en Dieu, signifie avoir confiance en sa parole et en particulier en la venue de la rédemption promise. Ainsi, Israël Méïr Kagan ne doute pas que si le peuple juif tient sa parole en respectant la Tora et ses obligations, Dieu tiendra la sienne en mettant fin à l’exil et l’oppression.

b) La différence avec la foi chrétienne[modifier | modifier le code]

Il ne s’agit pas de la foi au sens chrétien du terme, liée à la grâce divine, telle qu’elle est exprimée par Paul : Si tu confesses de ta bouche le Seigneur Jésus, et si tu crois dans ton coeur que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé. Car c’est en croyant du coeur qu’on parvient à la justice, et c’est en confessant de la bouche qu’on parvient au salut La foi juive relève davantage du registre contractuel, que du domaine de la véracité attribuée à une représentation ou un récit. Dieu a passé un contrat avec le peuple juif au Sinaï, chacune des parties a des obligations et un intérêt à la bonne fin dudit contrat. Le peuple juif en attend son accomplissement et son bonheur, Dieu compte sur le juif pour l’aider à achever la création.

II. Chapitre 2 : Médisance et histoire juive[modifier | modifier le code]

A la fin de la période du 2ème temple, la haine gratuite et la médisance s’étaient développées entre nous, parmi nos nombreux péchés. A cause de cela, le temple fut détruit et nous avons été exilés de notre terre, ainsi qu’il est expliqué dans le traité du Talmud de Babylone Yoma (p. 9) et dans le Talmud de Jérusalem au chapitre 1 (loi 1) du traité Yoma. [Certes la gemara s’en prend essentiellement à la haine gratuite, mais elle vise la médisance ; en effet celle ci apparaît aux cotés de la haine gratuite, car s’il n’en était pas ainsi, ils n’auraient pas été autant punis. Et nous en resterons à ceci : sache que la gravité de la haine gratuite est équivalente à celle de l’idolâtrie, des unions prohibées et du meurtre et cela nous le trouvons dans le traité talmudique Arakhin (page 15) : « c’est du même niveau que la médisance. ». Le passage de Yoma que nous avons cité le démontre également ainsi que nous l’avons écrit et également « dans le premier temple… ils poignardent leur prochain etc. » au même endroit, consulte le.] Dès lors, et jusqu’à maintenant, chaque jour nous attendons avec espoir et prions devant le Saint Béni Soit-Il qu’il nous rapproche de lui comme il nous en a assurés dans sa sainte Tora et par l’intermédiaire de ses prophètes à maintes reprises, et notre prière n’est pas reçue devant lui, ainsi que l’ont dit nos Sages de mémoire bénie dans le traité du Talmud Berakhot (p 32) : « A partir du jour où a été détruit le Temple, une muraille de fer a séparé Israël de son père qui est dans les cieux. » En vérité, cela ne dépend pas de lui, à Dieu ne plaise, mais de nous, car de son coté rien n’est impossible, à Dieu ne plaise, ainsi qu’il est écrit (Isaïe 49,1-2) : « Ainsi, elle n’est pas trop courte, la main de l’Eternel pour libérer et pas dure l’oreille pour entendre si ce n’est pour leurs péchés etc. ». Et au temps de Rabbi Yehoshoua ben Levi on trouve dans la guemara Sanhedrin au chapitre Heleq (p 98) : « qu’il nous ramène à lui, que aujourd’hui si ma voix est entendue, vienne le messie, alors même que n’est pas encore terminé le temps de l’exil, qui pèse sur Israël, qui sera 1000 ans en exil suivant la durée du jour pour le Saint Béni Soit Il. » ainsi que nous le trouvons dans les propos de nos sages de mémoire bénie (Zohar, Section Exode ). Malgré tout, la force du repentir annule la sentence. Qu’il en soit ainsi de nos jours, car cela fait plus de 800 ans que s’est achevé le jour rappelé ci-dessus . La raison réside uniquement de notre coté. A cause de nos nombreuses fautes, nous ne lui permettons pas de replacer sa Chekhinah parmi nous.

1) L’histoire comme forme d’exégèse biblique[modifier | modifier le code]

Afin de montrer comment la médisance influe sur le cours de la vie juive, l’auteur reprend l’histoire biblique telle qu’elle est vue par la tradition rabbinique. Il ne s’agit pas d’une volonté d’analyse critique, ni de vérification par rapport à des faits ou recherches telles que l’histoire positive l’entend. L’histoire se tire du texte biblique lui-même, du Talmud, de la littérature rabbinique et d’aucune autre source. La Bible n’est-elle pas ici la vérité ultime et le critère absolu ? Elle est autosuffisante. Il n’est aucunement nécessaire de vouloir la vérifier en la confrontant aux résultats de l’archéologie ou des recherches historiques. Cette démarche n’est pas, et ne se veut pas scientifique mais exégétique. Ne nous méprenons pas sur l’objectif de cette analyse. Elle vise à montrer que l’histoire se déroule conformément à une logique interne, qui est celle du respect de la halakha en général et de la médisance en particulier. Tous les avatars du peuple juif s’expliquent grâce à elle. La médisance est la quintessence de la Tora en cela qu’elle effectue la synthèse d’une grande partie des obligations auxquelles le juif doit se soumettre .

2) La fonction de l’histoire[modifier | modifier le code]

Le temps et l’histoire sont une dimension fondamentale du judaïsme en raison des évolutions et adaptations permanentes du judaïsme depuis la révélation du Sinaï. A la différence du christianisme, dès lors que le Messie est encore attendu, il n’y a pas de changement qualitatif majeur dans l’histoire sous la forme de « temps nouveaux » qui auraient profondément transformé le rapport à Dieu. L’évangile de Marc fait dire à Jésus : Le temps est accompli, et le royaume de Dieu est proche. Repentez-vous, et croyez à la bonne nouvelle . Cette idée de « temps accompli » est liée à la venue du messie. Dès lors que les juifs ne considèrent pas Jésus comme le Messie, les temps ne peuvent être accomplis. Alors que pour les chrétiens, la venue de Jésus a créé une rupture dans le déroulement du temps, avec en particulier l’abrogation de la loi rabbinique et le début d’une phase nouvelle de l’histoire de la création, le judaïsme considère que la relation avec Dieu évolue dans la continuité, sans que les termes du contrat passé au Sinaï n’aient jamais été modifiés substantiellement. L’histoire possède une fonction très précise dans la pensée de Israël Méïr Kagan, celle de révéler la valeur des actes de l’homme, et leur conformité à la Tora. L’histoire possède un sens, celui qui part de la création divine et aboutira aux temps messianiques. Elle rend possible l’accomplissement de la création par la rédemption du peuple juif. Néanmoins, le progrès n’est nullement mécanique, il dépend de la qualité de chaque génération. Comment évaluer la valeur de l’une d’elles ? Par le sort qui lui est réservé par l’histoire et les autres nations, vues comme moyen de punition choisi par Dieu. Après avoir commis une faute aux yeux de la Tora, le peuple juif est puni, parfois longtemps après. Il s’agit d’une des caractéristiques majeure de la conception de Israël Méïr Kagan de l’histoire : celle de l’existence d’une mémoire longue des actes. Les conséquences n’apparaissent pas toujours immédiatement pour les transgressions en général, et toujours avec retard pour la médisance. La médisance retarde la rédemption, non seulement elle entraîne des châtiments, tels que l’exil et la destruction du temple, mais elles aliènent le peuple juif de son Dieu, qui refuse de l’écouter, et d’accéder à ses prières. La médisance aurait donc deux conséquences négatives et serait punie de deux façons : directement par l’intermédiaire des autres peuples, et indirectement en empêchant que la faute soit effacée. Par conséquent, l’événement historique peut s’analyser selon deux dimensions : le laps de temps écoulé entre le moment de l’événement répréhensible et celui de sa conséquence (le retard) et d’autre part, la durée de la conséquence (le refus divin d’entendre la prière et de l’exaucer).

3) Médisance et pardon divin[modifier | modifier le code]

Pour le judaïsme, le pardon et la clémence dépendent à la fois de l’offenseur et de l’offensé. Le travail doit être commun chez les deux parties en présence. Le fautif est dans l’obligation de s’amender et de demander le pardon et la clémence de l’offensé. Le judaïsme différencie le pardon d’une offense faite à un autre humain de celle faite à Dieu. La démarche de réparation n’est pas la même selon l’offensé. Alors qu’il existe des procédures de réconciliation entre humains , l’offense faite à Dieu fait appel à un autre registre : celui de la prière, du repentir, dont la fête de Yom Kippour constitue le point culminant dans le calendrier juif. Quoiqu’il en soit, la demande de pardon est indispensable comme préalable au pardon. Trop souvent, cette étape est omise, dans une confusion entre pardon et confession. Le « excusez moi » entend reconnaître la faute, voire la culpabilité, mais exclut de fait l’offensé qui ne peut donner le pardon. Aucune question ne lui est posée, aucune réponse ni agrément n’est attendu. Dès lors, quel pardon est possible ? S’agit il véritablement d’une demande de pardon ? Donner le pardon sans qu’il y ait eu demande instaure un déséquilibre entre les deux parties. L’offensé ne peut plus être entendu, ni justice être faite. « Je me suis excusé » dirait alors l’offenseur, considérant que le pardon est ipso facto acquis par la simple prononciation d’une formule. Ce faisant, il oublie qu’il n’est pas juge de l’offense dans l’affaire, mais l’une des parties et uniquement cela. Le pardon divin passe également par le changement effectif du comportement incriminé. Ainsi, il ne suffit pas de demander le pardon, mais bien de renoncer aux actes répréhensibles. Sans cela, il n’y aurait que répétition de la situation, et le pardon perdrait tout son sens. Une fois le comportement modifié, et le pardon demandé, l’amélioration de la situation est totalement entre les mains de celui à qui le pardon est demandé . Ainsi, afin que la situation s’améliore il est nécessaire de simultanément améliorer son comportement – ici ne plus médire – et d’autre part prier pour obtenir le pardon divin. Le retard mentionné plus haut, dans la survenance des conséquences de la médisance, peut s’exprimer comme le refus de pardonner immédiatement de la part de Dieu. Certes, la promesse de Rédemption n’est pas remise en cause, mais le pardon est d’autant plus long à venir que le niveau de médisance est important.

III. Chapitre 3 - La médisance comme frein au progrès[modifier | modifier le code]

Et lorsque ont été étudiés nos comportements et scrutées ces fautes, il apparaît qu’elles sont les principales causes de la durée de notre exil. On en trouve beaucoup. Néanmoins, le péché commis par la langue en est la raison la plus importante. D’une part, étant donné que c’est la cause fondamentale de notre exil, ainsi qu’il est montré dans la guemara de Yoma et dans le Talmud de Jérusalem, comme il est rappelé plus haut ; dans ce cas, si l’on ne s’emploie pas à redresser ce péché de quelque façon, comment sera t-il possible d’être délivré, vu le tort qu’il a causé ? Comme c’est à cause de lui que nous avons été exilés de notre terre, a fortiori, c’est à cause de lui que nous n’arrivons pas à y rentrer. D’autre part, n’est-il pas connu qu’il avait décidé de nous infliger l’exil depuis longtemps, depuis l’épisode des explorateurs ainsi qu’il est dit (Ps 106, 26-27) : « il a étendu sa main sur eux pour les disperser … parmi les nations, et les disperser dans les pays », et ainsi expliquent Rachi et Nahmanide à ce sujet dans le Pentateuque section Shelakh (Nbr 13, 1) . Et ce péché des explorateurs n’était-il pas la médisance comme l’explique le Talmud (traité Arakhin, page 15) ? S’il en est ainsi, nous sommes contraints de corriger ce péché, préalablement à notre libération. De plus, on trouve un commentaire qui stipule que cette faute a fait qu’Israël serait exilé avec dureté, sur la base des versets de l’Exode (2, 14) : « ainsi la chose est connue », consulte l’explication qu’en donne Rachi . De plus, on trouve un commentaire dans le Midrash Rabba – section Tetze (86, 14) : « Le Saint Béni Soit-il, dit : ‘dans ce monde ci, parce qu’il y a de la médisance, je retirerai ma Shekhinah de parmi eux, mais dans le futur viendra etc.’ » Et par ailleurs, l’Ecriture expose dans la section zot haberakha (Deut 33, 5) : « Et ainsi devint-il roi de Yeshouroun, les chefs du peuple étant réunis, les tribus d’Israël unanimes », et Rachi explique ici (il suit l’explication du Sifré Deutéronome) « quand est-il roi de Yeshouroun réellement ? lorsque les tribus d’Israël sont unanimes et ne forment pas de nombreux clans. Il est connu que ceci va de pair habituellement avec la médisance. »

Il suffit de s’interroger : comment les bénédictions du Saint-Béni-Soit-Il peuvent elles venir sur nous étant donné que, parmi nos nombreuses transgressions, nous avons pris l’habitude de commettre ce péché ? N’y a t-il pas à ce sujet une malédiction expliquée dans la Tora (Deut 27: 24) : « Maudit soit celui qui frappe son prochain dans l’ombre » ? Or cela concerne la médisance ainsi que l’explique Rachi sur ce verset. De même les autres malédictions qui s’y trouvent s’y appliquent aussi, ainsi qu’il est expliqué plus loin à la fin de l’introduction, voir ci-dessous.

De même, n’est-il pas connu à partir de la guemara du traité talmudique Arakhin (page 15) qui est mentionnée ci-dessus, que ce péché augmente infiniment, jusqu’à ce qu’on dise du fautif qu’il est un impie (litt. Négateur de la racine : qopher ba’yqar), à Dieu ne plaise. De plus, il est dit dans le Talmud de Jérusalem, traité Pea (ch. 1, loi 1) que l’on reçoit une punition à cause de ce péché dans ce monde ci et infiniment plus dans le monde à venir.

1) Médisance et progrès futur[modifier | modifier le code]

Meïr Kagan ne se contente pas de relire l’histoire juive. Il complète cette analyse par l’élucidation de ce qu’il considère comme le rapport entre la condition juive à une époque donnée et la réalité de la médisance qui peut se constater. Après avoir montré comment la médisance oriente l’histoire, et constitue l’un de ses mécanismes profonds et essentiels, il détaille la gravité de la faute et la durée de ses conséquences. Son propos vise à montrer que la médisance est un frein à l’émancipation des juifs, et que l’avènement des temps messianiques passe par l’élimination de la médisance. Le futur du peuple juif dépend pour Rabbi Kagan de sa capacité à éliminer toute forme de médisance de ses propos.

a) La mémoire de la médisance[modifier | modifier le code]

Le tort causé par la médisance ne peut être annulé rapidement. Certaines fautes ne peuvent être effacées rapidement et un temps minimum doit s’écouler avant qu’elles ne soient oubliées ou pardonnées. Il y a une dimension temporelle à la médisance qui doit être analysée comme un processus qui se déroule dans le temps. Effectivement, la médisance est un acte qui a ensuite des répercussions, et qui peut revenir à l’envoyeur sous une forme ou une autre, que celui-ci ne peut vraiment contrôler. En filigrane, se pose la question de savoir s’il est possible de tout pardonner et avec quel délai ? Un dommage grave peut ne jamais être résolu, une broutille peut l’être immédiatement, entre les deux, le délai dépend de la gravité. Les extraits bibliques et talmudiques donnés par Israël Méïr Kagan montrent que la médisance a eu, d’après la lecture rabbinique du texte biblique, des répercussions à long terme. Indépendamment de la croyance en une intervention divine, il est indubitable qu’une mémoire des comportements existe au sein de tout groupe humain. La situation actuelle dans les Balkans, les conflits qui ont suivi l’éclatement de l’ex Yougoslavie et les relations de la Serbie avec ses voisins immédiats est le fruit d’une histoire de plusieurs siècles et permet d’en comprendre une part importante. Ce type de mécanisme serait également à l’œuvre dans les phénomènes de médisance. Si tel était le cas, il devient nécessaire d’analyser la médisance comme un ensemble d’actions et de réactions qui se propagent au sein d’un groupe humain, avec des conséquences négatives.

b) La médisance comme entrave au progrès[modifier | modifier le code]

Comment obtenir la liberté religieuse et politique ? Comment mettre fin à la situation économique et sociable déplorable des juifs de Russie ? Cette question n’a cessé de tarauder Rabbi Kagan, qui a tenté d’y répondre dans le strict cadre de la loi juive. La décision de faire venir le messie et réaliser les temps messianiques est entre les mains de Dieu, mais il est possible d’influer sur elle. Le comportement des juifs peut retarder ou accélérer le processus selon sa conformité à la Tora. En particulier, l’existence ou non de la médisance au sein d’un communauté est, pour Meïr Kagan, critique. La médisance est une malédiction et l’expérience des événements funestes tels que l’épisode des explorateurs relaté dans le livre des Nombres montre à quel point la médisance retarderait la survenance de la libération messianique. Suite à la médisance de 10 d’entre eux, les hébreux errèrent 40 ans dans le désert. Le Psaume 106 qu’il cite introduit une idée plus radicale encore : la médisance des hébreux sur la terre d’Israël aurait amené Dieu à décider dès ce moment là, de l’exil et la dispersion telle qu’elle existe suite à la destruction romaine du deuxième temple, plus de 1000 ans après. Ainsi, l’épisode des explorateurs aurait eu des répercussions à très long terme et aurait amplifié la dureté de la punition divine déclenchée initialement pour une autre raison. La médisance aurait ainsi des conséquences directes à court terme mais également à moyen et long terme de façon indirecte, en se greffant sur une autre faute et en aggravant ses répercussions.

2) L’extension de la responsabilité[modifier | modifier le code]

Cette question du temps dans les conséquences de la médisance permet de définir plus précisément la conception de Israël Méïr Kagan de la responsabilité. Celle-ci doit être analysée sur deux axes complémentaires : les générations successives et la collectivité juive.

a) Responsabilité individuelle[modifier | modifier le code]

L’élection signifie responsabilité, comme nous l’avons vu. Celle-ci est d’abord individuelle, et les fautes sont sanctionnées, dans la tradition rabbinique, par l’accès ou non de chacun au « monde à venir ». Il s’agit de la vie après la mort, qui représente l’une des croyances fondamentales du judaïsme. Le médisant sera sanctionné après sa mort selon sa conduite. Cet aspect de la responsabilité est mentionné par Israël Méïr Kagan mais sans qu’il y mette l’accent, par rapport aux autres aspects de la punition ou de la récompense pour ses actes. Ceci est de toute évidence un choix délibéré car on trouve une sentence dans le Talmud qu’un érudit comme Israël Méïr Kagan ne pouvait ignorer : Rabbi Eléazar le Modaï dit : celui qui profane les choses saintes, qui ne respecte pas les fêtes religieuses, humilie son prochain en public (Ha-malbin peney havero barabim),qui refuse la circoncision (hamefer brito shel Abraham avinou ‘’alav hashalom), qui donne des interprétations de la Tora contraires à la halakha (megalle panim ba-Tora she-lo ke-halakha), même s’il tient dans sa main un rouleau de la Tora (sepher Tora) et a à son crédit de bonnes actions, il n’a pas part au « monde à venir » Or, la définition que donne Meïr Kagan de la médisance est justement « un propos qui humilie son prochain en public ». Il ne fait malgré tout pas le lien ici entre les deux explicitement et passe rapidement sur cette question. La question de la punition dans le « monde à venir » est un élément mineur dans sa démarche de pensée. Il préfère insister sur les conséquences historiques. En cela, Meïr Kagan se départit de la tradition du moussar et en particulier d’un des textes fondateurs d’Israël Salanter, « Epître du moussar » (Iggeret hamoussar) publié en 1858, qui articule l’essentiel de son discours moral autour de la question du châtiment divin après la mort, et de la nécessité du respect des lois éthiques pour le minimiser. Les premières lignes du texte sont explicites à cet égard : L’homme est libre par son imagination, et contraint (assour) par sa raison. Son imagination l’entraîne insidieusement sur la voie de son désir, sans qu’il ne craigne le futur inévitable, lorsque Dieu le punira pour tous ses actes, et il sera châtié sévèrement, sans que personne ne puisse se substituer à lui. Lui seul récoltera le fruit de son péché. Celui-là même qui a commis la transgression et la faute, il en subira la punition. Le ton de Israël Méïr Kagan est très différent, non pas quant à la question de la punition divine pour les fautes et la nécessaire « crainte des cieux » (yirat shamaïm), mais quant à la façon dont justice sera faite. Alors que Israël Salanter fait redouter le jugement après la mort, Israël Méïr Kagan insiste sur les conséquences sur l’avenir du peuple juif et son bonheur futur. Alors qu’Israël Salanter introduit des conceptions psychologiques dans les questions de respect des lois éthiques, Israël Méïr Kagan adopte un point davantage sociologique, politique et historique. Il est plus concerné par les équilibres à long terme et le devenir du peuple juif, tel qu’il existe depuis la révélation du Sinaï. Israël Méïr Kagan est beaucoup plus traditionnel dans son argumentation qu’Israël Salanter, chez qui l’influence de la psychologie et de la pédagogie naissantes est manifeste . Israël Méïr Kagan se place d’un point de vue normatif, ce que ne fait pas Israël Salanter. Ce dernier considère que la loi est connue et explicite sans qu’il soit besoin de revenir dessus. En revanche, il vise à obtenir le respect de la halakha par tout juif et ainsi, propose un modèle de fonctionnement du psychisme et des méthodes d’éducation propres à obtenir l’obéissance à la loi rabbinique. Israël Méïr Kagan s’inscrit en fait davantage dans la lignée les ouvrages médiévaux qu’il cite, tels que « Le livre des pieux » et « Les portes du repentir ».

b) Responsabilité d’une génération à l’autre[modifier | modifier le code]

La punition de la médisance qui survient dans l’histoire, dans « ce monde-ci » pour reprendre l’expression talmudique, est l’expression de la punition collective, et surtout de la responsabilité intergénérationnelles pour les fautes . La Bible est contradictoire sur ce point, puisque l’idée d’une répercussion des actions des générations antérieures sur la vie des enfants se trouve dans Ex. 34,7 « Il sanctionne la faute des pères sur les enfants. » et d’un autre coté, Deut. 24,16 dit : « les enfants ne mourront pas à cause des pères. » Ce point a suscité de nombreux commentaires visant à réconcilier les versets, de source directement divine d’après la tradition juive. Les rabbins du Talmud avancèrent des explications sans conclure réellement, preuve de l’embarras que cette opposition des versets a toujours suscité et de l’impossibilité de fait de résoudre de façon totalement satisfaisante une telle question. Ce problème n’est même pas sous-entendu ou implicite chez Meïr Kagan, il va de soi pour lui, que les fautes des pères se répercutent sur les enfants, ou plutôt que le peuple d’Israël est redevable des transgressions de ses ancêtres. Il bénéficie également de ses bonnes actions ; ce thème est également très présent dans la littérature midrashique. Il y eut en fait des Amoraïm qui tentèrent de répondre à la question : « jusqu’à quand le mérite des pères opéra-t-il ? »Certains attribuent à Rabbi Hiyya l’opinion que le bénéfice du mérite ancestral cessa sous le règne de Yoahaz ; Samuel dit qu’il continua jusqu’à l’époque d’Osée. Rabbi Yehoshoua ben Lévi dit « jusqu’aux jours d’Elie », et Rabbi Yehoudah dit « jusqu’à l’époque d’Hézéquias ». C’est le point de vue de Rav Aha qui fut accepté, à savoir que « le mérite des pères perdure à jamais, car « YHVH ton Dieu est un Dieu miséricordieux… et Il n’oubliera pas l’Alliance de tes pères » (Dt 4 :31) » Israël Méïr Kagan s’inscrit dans cette conception du rapport à Dieu, notamment lorsqu’il affirme la patience divine à l’égard d’Israël qui a abandonné la Tora .

c) Croyance en une liberté individuelle et un destin collectif[modifier | modifier le code]

Pour la tradition juive, il existe une responsabilité collective. La faute de certains entraîne le malheur de tous. Cette vision n’est pas contradictoire avec celle de l’autonomie ou de la responsabilité individuelle. Elle ne fait que la compléter et se surajoute. Cette notion de responsabilité collective pose de nombreux problèmes moraux et logiques, il n’empêche, elle est présente et développée dans le Talmud puis les commentateurs rabbiniques ultérieurs. Sur ce sujet, comme pour le précédent, les rabbins du Talmud n’ont eu de cesse de tenter de justifier ces conceptions extensives de la responsabilité. Le groupe social possède une identité et une responsabilité propre indépendante, quoique fortement liée, à celles de chacun de ses membres. L’expression Klal Yisrael a pour fonction de nommer l’ensemble des juifs au niveau symbolique et en fait une entité propre, collectif des individus, doté d’une personnalité propre. Ainsi que le développe Ephraïm Urbach : L’élection fut celle d’un peuple entier et l’Alliance fut contractée à la condition que les Israélites seraient garants les uns des autres (Yisra’el Aravin ze la-ze)[…] Israël est devenu une «  nation une » en vertu de l’Alliance, et nul ne peut se réjouir lorsqu’une partie de la collectivité est châtiée ou affligée, contrairement à ce qui se produit parmi les autres peuples. Ces derniers, même s’ils sont membres d’une même foi, n’est sont pas moins divisés en nationalités dressées les unes contre les autres. Cette responsabilité mutuelle entraîne le châtiment collectif, sans qu’aucune protestation ne soit possible […]car cette responsabilité collective ouvre la possibilité de la réparation et garantit le maintien de la relation particulière d’Israël à son Dieu. [… ]La garantie mutuelle, qui entraîne le châtiment sur la totalité du peuple porteur de la responsabilité du péché, implique aussi la garantie qu’Israël retournera sur la voie de la rectitude et, du même coup, est une assurance du retour de la nation à son existence éternelle . Ainsi, Israël Méïr Kagan développe une vision sociologique, voire anthropologique du judaïsme. Pour lui, le peuple juif est un symboliquement et se définit par rapport à une constitution, la Tora et des ancêtres dont il descend en droite ligne : les patriarches. Chaque membre du groupe, présent ou passé, est susceptible de répondre des actes de tout autre membre, présent ou passé.

3) La médisance altère le rapport à Dieu[modifier | modifier le code]

a) La médisance éloigne la protection divine[modifier | modifier le code]

Médire ne fait pas que nuire à autrui. Elle n’est pas uniquement une mauvaise manie dont il faut se débarrasser. Israël Méïr Kagan y voit une violence faite à autrui dans l’anonymat. Effectivement, la médisance est agression, puisqu’elle est faite de propos humiliants pour la personne visée. L’humiliation s’en prend à l’être même d’autrui, à sa dignité et sa personnalité. Critiquer des actes permet de progresser. Il n’y a pas d’apprentissage sans ce type de critique. En modifiant la façon de faire, la critique n’a plus lieu d’être ; la critique peut même être contestée et discutée. L’acte est sous la responsabilité de celui qui agit, libre à lui de refuser ou accepter la critique. Quelle que soit sont attitude, son intégrité d’être humain est respectée. En revanche, l’humiliation n’apprend rien. Elle sabote les fondements mêmes de l’être et ne permet pas le progrès. Il s’agit d’une agression d’autrui avec la parole. La gravité de cette agression est renforcée par l’anonymat, l’agresseur reste « dans l’ombre » puisqu’il agit sans se faire connaître de la victime, en son absence. L’agressé ne peut se défendre, et l’agresseur n’est pas identifié comme tel. Etre victime de médisance a ceci de terrible qu’il est souvent impossible de connaître l’auteur de l’agression. Il n’est pas présent, il n’y a pas d’interlocuteur possible, le règne du « on dit sur toi que » s’instaure. La médisance est une voix sans sujet, qui pour cette raison se pare du vêtement de l’objectivité. Puisque le propos n’a pas d’auteur identifié avec certitude, il ne serait pas un point de vue personnel sur une personne, mais un avis partagé par beaucoup, donc d’autant plus vrai. Après tout, « il n’y a pas de fumée sans feu », dit une soi-disante sagesse populaire, qui, en définitive, ne fait que présumer coupable un accusé. Pour ces raisons, Israël Méïr Kagan considère que le médisant étant maudit, il ne reçoit plus les effets bénéfiques de l’élection. Il est rejeté par Dieu, qui ne le protège plus. Il n’attire plus le bon « influx » divin sur lui, mais également sur l’ensemble de la communauté. Cette bonne présence divine est manifestée par la Shekhina, concept d’origine talmudique. Quelles que soient les pérégrinations du peuple juif, où qu’il soit dans le monde, Dieu est près de lui au travers de la Shekhina. Elle n’est pas le lieu où trouver Dieu mais sa présence manifeste ou cachée. Dieu est incorporel ; une distance incommensurable le sépare de la création et de l’homme en particulier. Or Dieu est présent dans l’histoire juive, il se cache et s’éloigne par moment, mais il est derrière le cours des événements pour le judaïsme à partir du Talmud. La Shekhina (de la racine Shakhan : résider) comble ce vide et résout cette question, en signifiant une émanation divine bienfaisante. Le Midrash a toujours associé la présence de la Shekhina avec le mérite individuel et collectif. La médisance éloigne donc Dieu, c’est-à-dire sa Shekhina, qui ne reviendrait qu’à la fin des temps, lors de la Rédemption .

b) La médisance comme négation du divin[modifier | modifier le code]

Meïr Kagan poursuit en plaçant sur le même rang le médisant, l’impie et celui qui est « sans foi ni loi ». L’expression talmudique qui désigne une telle personne : « Qopher ba-‘iqar », signifie littéralement « le négateur de la racine ». Un médisant, de par sa parole médisante rejette et refuse le divin en tant que source de vie et d’action autant que de sens. Le Qofer Ba-‘iqar est celui qui s’est coupé du monde de la Tora et des commandements, dans un mouvement de refus de Dieu. Dans cette optique, le médisant ne rejette pas Dieu dans un mouvement intellectuel général, mais considère qu’il n’y a pas de jugement de l’homme ni du monde par Dieu. Le Qofer Ba-‘iqar ne respecte pas les commandements vis-à-vis de son prochain, il lui prête à intérêt, il le vole et il médit, parce qu’il considère que Dieu ne le voit pas et qu’il ne sera pas jugé pour ses actes. Cette personne a rejoint les ennemis du judaïsme, les Apiqorsim – hébraïsation du terme Epicurien, qui désigne les philosophes grecs, en ce qu’ils nieraient que le monde ait été créé et qu’il existe un jugement divin après la mort.

IV. Chapitre 4 - Médisance et fonctionnement de l’univers[modifier | modifier le code]

Et plus loin dans l’introduction du présent ouvrage ainsi que dans le livre « La préservation de la langue  », nous avons exposé toutes les paroles du Talmud, des commentateurs et du saint Zohar qui traitent de ce sujet. Qui s’en soucie et s’en inspire pour son bien verra ses cheveux se dresser sur sa tête au vu de la gravité de la transgression. La raison de cette sévérité systématique de la Tora à l’égard de cette faute semble simple : elle réveille le grand accusateur de la communauté d’Israël qui, à cause d’elle, a tué énormément d’hommes dans de nombreux états. Et c’est le propos du saint Zohar, section Peqoudey (p 264) : « Il y a un esprit dédié à la médisance. Dès que les hommes commencent à médire, le mauvais esprit impur d’en haut, appelé Sakhsoukha, se met en branle. Il porte son attention à l’agitation de médisance que les hommes ont laissé aller, et cause, par cette activité de médisance, la mort et la tuerie dans le monde. Malheur à ceux qui réveillent ce Mauvais Coté et ne surveillent ni leur bouche ni leur langue, et n’ont pas de crainte en la matière. Ils ne savent pas que l’agitation en bas conditionne l’agitation en haut, bonne ou mauvaise... Tous [les serpents d’en bas] médisent sur le monde, pour agiter le grand serpent et le faire médire sur le monde . Tout ceci est provoqué par l’agitation de la médisance qui se produit en bas. » Et nous pouvons dire que telle est l’intention de la guemara du traité talmudique Arakhin mentionnée ci-dessus : toute personne qui fait de la médisance fait monter ses transgressions jusqu’aux cieux ainsi qu’il est dit ( Ps. 73, 9) : « Ils mettent leurs bouches dans les cieux, et leurs langues vont sur la terre. » Ce qui signifie, que certes sa langue va sur la terre, mais sa bouche repose dans les cieux . Et ainsi, on trouve dans le Tana devei Eliyahou (ch. 18) que la médisance exprimée monte jusque tout contre le Trône de Gloire. Il est donc possible de saisir l’importance de la destruction que provoquent les maîtres en médisance (ba’aley halashone) au sein de la communauté d’Israël.

Une raison supplémentaire de l’importance du dommage commis par l’intermédiaire de cette faute, vient du fait que l’homme corrompt, par des propos interdits, l’ensemble de ce qu’il dit. Après cela, il empêche toute parole sainte qu’il prononce de monter vers les mondes supérieurs. Et telle est la parole du saint Zohar (section Pequoudei) : « et de ce mauvais esprit dépendent plusieurs tisserands (en araméen : gardinin), qui sont en charge de fusionner le mauvais mot ou un mot impur qui sort de la bouche d’un homme et les mots saints que celui ci prononce ensuite, malheur à eux et malheur à leur vies. Malheur à eux en ce monde et malheur à eux dans le monde à venir ! Car ces mauvais esprits prennent le mot impur, et lorsque l’homme prononce des mots saints, le mauvais esprit place les mots impurs d’abord et pollue le mot saint, et cette personne n’en retire aucun mérite, et la force de sainteté est comme affaiblie. » N’apparaît il pas clairement du saint Zohar que toutes les paroles de Tora et notre prière se tiennent dans l’espace des cieux sans monter jusqu’au monde supérieur et qu’elles ne nous sont d’aucune aide pour la venue du Messie, ainsi qu’il ressort de tout cela .

Et lorsque l’on approfondit le sujet, on trouve encore davantage : non seulement cette faute est criminelle en elle-même ainsi qu’il est rappelé plus haut, mais elle accroît également la corruption de tous les mondes . Elle obscurcit et réduit leur lumière par l’habitude qu’ont tant d’hommes de la répéter plusieurs centaines de milliers de fois au cours de leur vie. En effet, même une petite faute lorsqu’elle est multipliée de nombreuses fois devient en fin de compte comme les traits d’un chariot ainsi que le crie Isaïe (Is 5, 18) : « Malheur à ceux qui tirent la transgression avec les câbles du mal et le péché comme avec les traits d’une voiture », et cela ressemble aux fils de soie lorsqu’ils sont multipliés plusieurs centaines de fois. Il en est exactement de même avec cette faute, qui est aggravée ainsi jusqu’à devenir très lourde. Et de très nombreux hommes ont l’habitude de transgresser cet interdit plusieurs milliers de fois au cours de leur vie, et ils refusent le principe de s’en préserver. Sans aucun doute, les dégâts dans le monde d’en haut sont sans limite.

L’auteur poursuit son analyse par l’explicitation de la manière dont la médisance se traduit en conséquences pour le peuple juif. En effet, le passage de la parole à des conséquences historiques n’est pas immédiat.

1) La médisance comme processus[modifier | modifier le code]

La conception de l’univers dont il s’agit, est héritée de la mystique du Zohar et de la cabale lourianique. La Cabale constitue une littérature parallèle à toute la littérature rabbinique halakhique. Elle est foisonnante et multiple ainsi que l’a montré Gershom Scholem au travers de ses recherches. Il n’existe pas une mais des mystiques juives . La cabale offre une cosmologie en répondant à des questions qui ne pouvaient être traitées de manière satisfaisante dans le cadre strict des conceptions monothéistes juives. La Bible donne l’histoire du peuple juif, et surtout, permet de le constituer en tant que peuple autour d’une colonne vertébrale : la Tora. Malgré tout, le texte biblique est extrêmement sibyllin en ce qui concerne le fonctionnement de l’univers, la façon dont Dieu interagit avec sa création, l’existence du mal et de la souffrance, etc. or analyser la médisance oblige à poser ces questions. Dès lors que la médisance a les impacts décrits plus hauts, Israël Méïr Kagan se trouve face à la question des processus déclenchés par la médisance, et qui aboutissent aux conséquences catastrophiques décrites. La médisance relève du domaine de la conversation. Elle n’est faite que de paroles. Malgré cela, elle serait la cause de catastrophes terribles et orienterait le cours de l’histoire. Comment expliquer ce pouvoir ? Comment articuler cela avec la conception monothéiste ? Comment Dieu, transcendant absolument, agit il sur le monde ? Comment la médisance agit-elle sur lui ? Pour répondre à ces questions, Israël Méïr Kagan considère la médisance comme un événement qui déclenche une série d’actions dans le temps, qui donnent elles même un résultat. Tel est d’une manière plus générale, sa conception du fonctionnement de la création. Le texte du Zohar donné en référence exprime cette idée dans le langage de la mystique juive.

2) Cabale et structure du monde[modifier | modifier le code]

Entre le monde des cieux et la création matérielle, la mystique juive a conçu des mondes intermédiaires. Ceux-ci sont peuplés de créatures, au premier rang desquelles figurent les anges et les démons . Ces créatures sont entre autres, des voix qui influent sur les décisions divines, ou plutôt qui rapportent, questionnent, et accusent dans le cas du satan. En effet, la racine hébraïque STN signifie accuser. Un tribunal céleste se tient en permanence afin de juger les hommes, et toutes les créatures. Le juge n’est autre que Dieu lui-même. Les avocats, témoins et parties civiles sont les créatures célestes qui peuplent les mondes intermédiaires. Le plaignant, qui peut se défendre et se faire entendre, n’est autre que l’homme lui-même. La médisance ici bas agite, selon le Zohar, un esprit en haut : le grand accusateur, ce qui provoque la mort et la destruction chez les hommes. La symbolique est précise et chaque personnage représente une étape du processus qui commence avec la médisance et s’achève en catastrophe. Le serpent symbolise la mort et sa venue, le récit de la faute d’Adam et Eve dans la Genèse en témoigne. Il représente également la souillure et la déchéance humaine, ainsi que le rappelle Israël Méïr Kagan dans la suite du texte. Qu’il soit associé aux conséquences de la médisance est cohérent. Dans la Bible hébraïque et sa lecture juive, il pervertit la vision des choses et entraîne indirectement la déchéance, la destruction. En cela, Israël Méïr Kagan s’inscrit dans la tradition ésotérique juive telle que l’a décrite Charles Mopsick : A travers l’efficacité des observances religieuses sur le monde divin, celui ci n’apparaît plus comme une structure figée mais comme un système relationnel interactif dont le dynamisme est réglé par les actes des hommes. Ces interactions sont complexes, le processus n’est pas déclenché par une seule parole médisante mais par leur multiplication. Par ailleurs, la médisance perturbe et modifie tout l’équilibre de la société, y compris dans son cours historique et son développement, avec toujours une dimension collective et temporelle primordiale. Ce processus est malgré tout « commandable », pour utiliser un terme utilisé en ingénierie des systèmes et d’automatique. Le résultat du processus peut être contrôlé par l’homme, via le contrôle de ses propos. Chaque être humain ne contrôle pas chacun des éléments du système dont il fait partie, malgré tout, il agit et réagit avec eux, avec des conséquences. L’éthique serait, dans cette optique, le moyen de garantir que le système ne va pas détruire ses propres éléments, les êtres humains. Cette conception est traditionnellement qualifié de théurgique, et s’écarte radicalement de la philosophie moderne de la raison. La condamnation de Kant à ce sujet est sans ambiguïté : La théurgie est cette folie mystique qui se figure avoir le sentiment d’êtres supra-sensibles et de pouvoir agir sur eux. Il n’est pas étonnant que, d’une part les premiers lecteurs modernes des textes de la cabale les aient considérés comme un fatras d’élucubrations sans intérêt, et que d’autre part, la tradition juive orthodoxe nourrie des textes cabalistiques ait superbement ignoré la philosophie.

3) La communication entre les mondes[modifier | modifier le code]

Israël Méïr Kagan voit des effets supplémentaires à la médisance, qui altère la qualité du lien entre les hommes et Dieu. La médisance a les impacts sur l’histoire juive détaillés ci-dessus, mais pas seulement, elle empêche la bonne circulation des flux dans les deux sens. L’impact négatif sur la liaison dans le sens de Dieu vers les hommes a été mentionné par Israël Méïr Kagan plus haut. Il s’agit maintenant de voir que l’altération porte également sur les communications qui vont des hommes vers Dieu. La médisance empêche la prière d’être entendue et corrompt les propos saints, et les souille avec les paroles impures, tel est le propos du Zohar. Enfin, les mondes intermédiaires sont obscurcis. Il s’agit ici d’une référence à la tradition cabalistique qui considère que les transgressions des juifs affaiblissent les mondes intermédiaires entre celui dans lequel il vit et celui de Dieu. L’ensemble du cosmos, y compris les différents mondes qui le composent, aspire à extraire le mal du monde. Pour cela, le peuple juif a pour fonction de renforcer les mondes intermédiaires par sa prière et ses actions. La médisance pollue l’action des israélites et par conséquent, affaiblit les mondes immédiatement supérieurs, première étape vers l’infini divin . Charles Mopsick a donné une description précise et détaillée de ces processus et leurs variantes au sein des différentes écoles de la cabale. Si Israël Méïr Kagan fait abondamment référence aux sources cabalistiques, son objectif est d’enrichir les conceptions mystiques en insistant sur la médisance, chose que n’ont pas fait – pour autant que je sache – ses prédécesseurs. La cabale théurgique insistait surtout sur la prière quotidienne et plus généralement sur les bonnes actions en général. Israël Méïr Kagan effectue un tournant en considérant la médisance comme un paramètre régulateur de la communication avec les mondes supérieurs. Il s’agit là d’une vision originale et personnelle de la structure du cosmos. Elle ne remet certes pas en cause les conceptions classiques de la cabale quant à la nécessité de la prière et des mitsvot pour finir l’œuvre divine, mais elle ajoute une dimension supplémentaire, celle de la qualité et la fluidité des voies de communication avec les sphères célestes qui dépend de la qualité des propos prononcés par les juifs.

V. Chapitre 5 - Réfutation d’une objection éventuelle[modifier | modifier le code]

Et j’ai conclu que beaucoup d’hommes ignoraient en fait cet interdit. J’y ai vu plusieurs causes, pour la multitude d’une part et pour les hommes instruits d’autre part. La multitude ne sait pas en général qu’il est interdit de tenir des propos médisants même véridiques, et les maîtres de Tora – même ceux à qui cela a été expliqué et démontré que la médisance, même vraie, est interdite – il y en a que le mauvais penchant a fourvoyé. Le mauvais penchant et ses idées influencent et soufflent, à celui qui est en train de considérer l’homme prononçant des flatteries sur autrui, que c’est une obligation (mitzva) de corriger les hypocrites et les méchants. Et parfois il lui dit : Untel n’est -il pas le roi de la dispute (mahloquet) et n’est -il pas permis d’être médisant à son égard ? Parfois il néglige l’avertissement d’autrui, voire celui de son Maître et, sous le coup de la colère, il se laisse aller à prononcer des propos médisants que lui dévoile le mauvais penchant (cf Principes 2, 3 et 8). Parfois, il est imprudent dans la nature de son propos et considère que celui-ci ne rentre pas dans la catégorie de la médisance. C’est par exemple le cas pour beaucoup d’hommes qui ont l’habitude, entre autres nombreuses transgressions, de médire de quelqu’un qui n’est pas un sage . Nous expliquons cela plus bas dans la partie « Principes 5 ». Pour résumer la chose, le mauvais penchant agit d’une de deux façons, ou bien il suggère que ce propos ne rentre pas dans la catégorie de la médisance, ou bien que pour une personne comme celle-là, la Tora ne nous a pas interdit la médisance. Et si le mauvais penchant voit qu’il n’arrive pas à triompher de l’homme en la matière, il le trompe par invalidation de l’interdit. Il durcit l’interdit de médisance jusqu’à ce qu’il semble à l’homme que tout relève de la médisance et dès lors, il devient impossible de vivre une vie normale en la matière sauf à se retirer complètement des affaires du monde. C’est comme la diffamation du rusé serpent qui dit (Gen 3:1) : « Est-il vrai que Dieu vous a dit : Vous ne mangerez rien de tous les arbres du jardin ? » En outre, beaucoup d’hommes ignorent totalement qu’il est interdit d’accepter d’écouter la médisance et même seulement d’y croire en son for intérieur, sauf dans les cas où la prudence s’impose . Beaucoup d’autres sujets vont avec celui-ci à propos de l’acceptation de la médisance et du ragot. Il m’est impossible de les expliquer ici. Par ailleurs, on ne sait pas comment redresser le propos si on a transgressé l’interdit de prononcer des paroles médisantes et des ragots, ainsi que de les écouter. Et à coté de ces raisons, le sujet s’aggrave lorsque, de lui-même, l’homme est habitué à parler avant de réfléchir et de ne pas tourner 5 fois la langue dans sa bouche, au risque que son propos rentre dans une catégorie de la médisance. D’ailleurs, nous nous sommes tellement habitués à cette faute parmi toutes nos nombreuses transgressions, qu’à cause de cela, aux yeux de beaucoup d’hommes, une telle parole n’est pas du tout considérée comme une faute, même si on a dit quelque chose qui ressemble en tout à de la médisance et à du complet ragot. Par exemple, celui qui dit du mal de son prochain et l’accuse en fin de compte en lui faisant honte, lorsque un autre lui demande : pourquoi as tu tenu ces propos médisants et ces ragots ? Il considèrera en son for intérieur qu’il s’est comporté en juste et en pieux (tzadik vehassid) , et n’acceptera pas du tout ces remontrances alors ce dernier voit que cette parole constitue une manière d’agir irresponsable, parmi nos fautes nombreuses. Toutes ces raisons s’expliquent par le fait que la question de la médisance et du ragot n’est pas traitée en un seul endroit, où seraient expliquées la nature et les questions dans leur généralité ainsi que leurs détails, mais elles sont dispersées dans le Talmud et les premiers rabbins médiévaux ; même Maïmonide dans le chapitre 7 des « lois sur les opinions » (hilkhot deot) et notre maître Yona de Gérone dans « Les portes de la repentance », qui ont été pour nous une voie exploratoire pour cette question, ont été extrêmement brefs à la façon des premiers rabbins médiévaux et il y a aussi beaucoup de lois qui ne rentrent pas dans leur propos, comme le verra le lecteur dans le présent ouvrage. Pour cette raison, j’ai rassemblé mes forces et mon courage, et me suis engagé avec l’aide de Dieu béni soit il, qui accorde à l’homme la connaissance. J’ai réuni toutes les lois sur la médisance et le ragot en un livre ; je les ai puisées dans tous les passages qui les expliquent dans le Talmud et les décisionnaires, ainsi que dans le détail de Maïmonide et de Moïse de Coucy et « Les portes de la repentance » de Rabbeinou Yona de Gerone de mémoires bénies, car ils ont éclairé pour nous les questions concernant cette législation. J’ai également puisé des lois que j’ai trouvées dans les responsa de Joseph Qaro et les principales responsa qui se rapportent à ce sujet. […]

1) Raisons de la légèreté constatée en matière de médisance[modifier | modifier le code]

Une objection aux thèses développées par Israël Méïr Kagan peut être émise ; si la médisance est grave à ce point, pourquoi est elle si répandue ? Par ailleurs, les rabbins n’ont eu de cesse, depuis l’époque de la Michna, de scruter, analyser, discuter, approfondir les obligations et interdits. La Michna a été compilée entre le 1er et le 2ème siècle de l’EC, il s’est donc écoulé 1700 ans avant que Israël Méïr Kagan souligne la centralité et l’importance des interdits relatifs à la médisance. Comment a-t-il pu être négligé à ce point, tant par les rabbins que la majorité des juifs ? L’importance de la médisance serait elle réellement celle que lui donne Israël Méïr Kagan ?

2) Réfutation de l’objection[modifier | modifier le code]

La première cause résiderait dans la nature de l’humain, d’une prédisposition à la médisance, sorte de penchant psychologique à parler d’autrui sans se soucier du tort éventuel que cela pourrait causer. Il s’agirait alors d’une inconséquence et une légèreté dans le propos, considéré abusivement comme innocent et sans conséquence. Israël Méïr Kagan distingue deux cas, selon qu’il s’agit de gens ignorants des textes classiques, ou d’érudits. Ceux qui ignorent les textes et la loi juive ne le savent tout simplement pas, car l’accent est souvent mis sur différents aspects mais pas sur la médisance. Au-delà du cadre de la loi juive, qui envisage réellement la question de la médisance comme un problème clé de l’éthique ? De plus, rares sont ceux qui conçoivent qu’écouter des propos médisants l’est également et doit être proscrit. La médisance chez les érudits et savants relève d’un autre problème. Persuadés que médire d’un ignare, d’une personne peu vertueuse, n’est pas critiquable, ils s’y laissent aller. Dans cet esprit, la médisance ne serait condamnable que lorsqu’elle vise à une personne vertueuse. La vertu ou l’intelligence d’une personne n’entre pas en ligne de compte. Ce serait introduire des différences de droits entre les humains, entre ceux qui sont dignes de respect et ceux qui ne le sont pas. Il y a là mécompréhension de l’interdit, inconditionnel dans tous les cas de figure, quelle que soit la personne. De plus, considérer que la médisance est un moyen d’éduquer est une erreur, ainsi que nous l’avons déjà vu plus haut. Enfin, la dernière raison qui expliquerait la négligence est purement technique : le sujet n’est pas traité en seul endroit dans le Talmud, ni de façon exhaustive par les très grands codificateurs de la loi qui ont précédé Israël Méïr Kagan. Ce point est indiscutable. Un juif observant suit un code de loi entériné par la tradition rabbinique. Dès lors que ceux-ci ne mentionnent le sujet que de façon épisodique et lapidaire, ils n’y apporteront pas une attention considérable et ne le mettront pas au premier rang des obligations à respecter.

VI. Chapitre 6 - Médisance et interdits de la loi juive[modifier | modifier le code]

Introduction aux lois

Avec l’amour de Dieu, que soit béni son peuple Israël. De plus, Dieu désire ardemment le bien de chacun, au point qu’il les appelle des noms de « fils » et « part de l’Eternel » et « héritage ». Plusieurs noms affectueux nous apprennent la grandeur de son amour pour Israël, ainsi qu’il est dit (Malachie 1,2) : « Je vous ai aimé, dit l’Eternel etc. ». C’est pourquoi, on doit éviter les mauvais comportements et en particulier la médisance et le ragot car ils mènent les hommes à la querelle et au conflit. Combien de fois cela a-t il mené au meurtre, ainsi que l’écrit Maïmonide dans « lois sur les opinions » (hilkhot deot) (chap. 7, loi 1) : « bien qu’il n’y ait pas de punition liée à cet interdit, c’est un grand péché qui a entraîné la perte de nombreuses vies au sein d’Israël », pour cela il s’appuie sur (Lev 19 :16) « Tu ne resteras pas indifférent au sang de ton prochain ». Va et apprend ce qui est arrivé à Doeg l’Iduméen et à Nob la ville des prêtres (Sam. I, 22 ) . De plus, de nombreux maux terribles sont advenus en raison de cette attitude ignominieuse. Ainsi, il est connu que le péché du serpent fut, à la base, la médisance tenue sur le Saint Béni Soit il, ainsi qu’il est dit (Genèse Raba 19 :4) : « De cet arbre Dieu a mangé et il a créé le monde, et de la sorte le serpent a séduit Eve » , de la façon dont l’ont décrite les Rabbins du Talmud (traité Shabbat 146a) : « Le serpent vint vers Eve, eut une relation sexuelle et la souilla, c’est ce qui créa l’union prohibée. Cela entraîna également la mort pour l’ensemble du monde, ceci c’est le meurtre.  » Cela amena, chez le premier homme et Eve, la transgression de la volonté du Saint Béni Soit il. De toute façon, celui qui médit contribue par son comportement à la destruction de la création . De plus, la principale raison de l’exil d’Israël en Egypte fut a priori celle-là, comme il est dit (Gen.37 :2) : « Joseph allait rapportant leurs calomnies à leur père ». A cause de cela, la punition du ciel fut de même nature (mida bemida) et le peuple d’Israël fut livré en esclavage. En effet, il est dit qu’ils appelaient leurs frères esclaves ainsi qu’il est expliqué dans le midrash (Genèse Rabba ch. 4,7) et dans le Talmud de Jérusalem au traité Pea (ch. 1, loi 1). Par ailleurs, il y avait une raison qui autorisait la médisance de Joseph ainsi que l’expliquent les commentateurs. Avec tout cela, vois que l’autorisation ne lui a été d’aucune utilité. Notre exil présent trouve sa source uniquement dans ce qu’ont fait les explorateurs , ainsi qu’il est écrit (Ps. 106 : 26 – 27) : «  Et il a levé la main sur eux afin de les faire mourir dans le désert, de rejeter leurs descendants parmi les nations et les disperser dans leurs pays » et c’est l’explication de Rachi sur ce passage, conforme à ce qu’a écrit Nahmanide sur l’épisode des explorateurs dans le Pentateuque (Nbr 14 : 1)  ; il est dit dans le traité talmudique Arakhin que le fondement de la faute des explorateurs fut la médisance car ils ont prononcé des calomnies sur la terre d’Israël. Et parce qu’ils ont versé des larmes gratuites, ils furent condamnés aux larmes des générations futures. Egalement, combien de maux innombrables nous ont été amenés par ce péché très grave, car tous les sages d’Israël qui furent tués au temps de Shimon ben Shetah, beau-frère de Ianaï le roi, le furent à cause de Ianaï, mais tout autant à cause des ragots, ainsi que c’est expliqué dans le traité talmudique Qidoushin (p.66), s’y reporter. L’assassinat du Tana Rabbi Eliezer haModaï, qui fut aussi la cause de la destruction de Betar, fut causé par le ragot qu’ils avaient prononcé devant Ben Koziba , ainsi que c’est expliqué dans Lamentations Rabba (ch. 2, 4). Et à cause de l’importance des maux que l’on trouve dans cette disposition ignoble, la Tora nous met tout particulièrement en garde contre cela dans l’interdit « ne va pas colportant le ragot etc. » (Lev 19, 16) ainsi que je l’explique plus bas. Néanmoins, ce n’est pas du même ordre que la colère, la cruauté et le cynisme et les autres dispositions mauvaises bien qu’elles aussi pervertissent la pureté de l’âme et sa forme. La Tora fait aussi allusion à elles à plusieurs reprises ainsi que l’expliquent les Rabbins du Talmud. Comme pour elles, il n’existe pas au sujet de la médisance et du ragot d’interdit explicite dans les 613 commandements . De plus, la raison de la mise en garde de la Tora sur ce sujet de la médisance semble simple. En effet, si nous analysons avec sincérité cet ensemble de commandements concernant la médisance et le ragot, on se rend compte que, en peu de lois, sont réunis tous les interdits et commandements positifs que l’on peut trouver concernant la relation entre l’homme et son prochain , et beaucoup de ceux entre l’homme et Dieu, ainsi que ce sera expliqué, si Dieu veut. C’est pourquoi la Tora nous a mis en garde explicitement, afin que nous ne soyons pas pris dans ce piège du mal. Et dans le futur, j’expliquerai cela avec l’aide de Dieu, qu’il soit béni, et on en tirera au passage un grand profit pour de nombreuses autres lois. De même, peut être par ce moyen, sera vaincue la pulsion, au vu de la grandeur du trouble et de la confusion engendrée par la parole. Cela, je le commencerai pour l’homme pieux avec l’aide du miséricordieux.

En premier lieu, il est nécessaire de connaître les catégories de ces lois, car la médisance et le ragot sont interdits même s’ils sont vrais, comme il sera expliqué plus bas, si Dieu veut, d’après tous les versets ; (la médisance se produit lorsque l’on tient des propos faisant honte à son prochain, et le ragot lorsque l’on répète ce qu’a dit une personne sur son prochain en mal ou ce qu’il lui a fait de mal). De plus, il est interdit de médire et de ragoter aussi bien en présence qu’en dehors de la présence de l’intéressé. Par ailleurs, écouter par accident le propos médisant ou le ragot d’autrui, en y accordant crédit en son for intérieur, même sans le conforter par sa parole, rend le Nom de Dieu vain accidentellement et celui qui se trouve dans ce cas transgresse l’interdit (Ex. 23:1) de « ne pas rendre mon nom vain » . Pour chacun de ces cas généraux, il y a des racines et des ramifications comme dans toutes les autres parties de la Loi. Dieu nous fera triompher par sa connaissance sur les ignares.

1) De l’obligation de ne pas médire[modifier | modifier le code]

Les lois de la médisance ont été, jusqu’ici, mises en regard des questions de la rédemption et de l’équilibre de la création dans son ensemble. Il s’agit d’impacts indirects à moyen ou long terme. Indirects car la médisance fait agir d’autres parties prenantes de la création, qui agissent sur le bien être des juifs en général. Ces arguments sont à même de convaincre tout être en tant que membre d’un groupe, qui considère qu’il est dans son intérêt d’agir dans l’intérêt du groupe. Une telle hypothèse n’est pas nécessairement remplie. Ce qui est vrai pour la majorité ne l’est pas pour chacun des membres. Comment montrer, pour quiconque pense ainsi, qu’il doit lui aussi, respecter les interdits de médisance et s’y conformer ? Pour répondre à une telle question, une autre approche est nécessaire, plus psychologique, plus directement causale, et en phase avec l’obligation faite à tout juif de respecter les mitsvot. D’un point de vue strictement halakhique, il n’est pas obligatoire d’adhérer au point de vue exposé par Israël Méïr Kagan dans l’introduction, ni à ses conceptions kabbalistes. Celles–ci entraînent le lecteur dans des contrées ou peu de juifs osaient s’aventurer à l’époque de la publication de l’ouvrage. Si la cabale fait l’objet depuis quelques années d’une vulgarisation certaine, et parfois outrancière de par les simplifications qu’elle opère au point de la vider de son contenu, et d’une grande popularité auprès d’un large public, ce n’était pas le cas à l’époque, bien au contraire. L’accès à la cabale était le fait d’érudits maîtrisant le Talmud et les commentaires bibliques. Tout juif n’était pas à même de comprendre, ni d’adhérer à de telles thèses. Indépendamment de la fonction de la médisance dans l’équilibre globale des mondes créés, il faut montrer que l’interdit de médisance ne ressort pas du registre homilétique mais bien légal. La Cabale ne permet pas de déterminer une obligation ou une interdiction halakhique. Elle permet d’en donner le sens et de l’enrichir, mais pas plus. Or, dès lors qu’il s’agit d’obligations, il est indispensable de montrer comment les interdits de médisance s’intègrent au cadre légal existant et ce, pour chaque juif.

2) La médisance concerne tout le monde[modifier | modifier le code]

Un juif religieux, attaché au respect scrupuleux des obligations de la halakha, n’est pas tenu d’aller au-delà de la stricte règle de la loi. Dès lors faire entrer la médisance dans le domaine de la loi est crucial pour Israël Méïr Kagan afin qu’elles soient respectées par tous. Or le rattachement n’est pas directement issu du corpus de la Michna, et ne fait pas partie des lois qui en ont été déduites explicitement. Ecrire que les lois de la médisance ne font pas partie des 613 commandements constitue une reconnaissance de ce fait. La médisance est interdite de par la démonstration de sa mise en équivalence avec deux interdits les plus stricts et fondamentaux du judaïsme : le meurtre et les unions prohibées. Ces interdits sont incontournables et ne peuvent être transgressées sous aucun prétexte, au risque de leur préférer la mort. Une part importante du propos de Israël Méïr Kagan vise à ramener l’interdit de médisance à ces interdits de base. Il ne s’agit plus d’agir positivement sur le monde et la création comme précédemment, mais désormais de déduire du corpus législatif existant, les interdits ayant traits à la parole, afin de leur donner force de loi. Dans la tradition juive, deux comportements sont mis en exergue comme exemples à suivre : le juste (Tsaddik) et le pieux (Hassid, pluriel Hassidim). Le juste respecte la loi, sans chercher à aller au-delà du cadre de obligations qui lui incombent, alors que le pieux n’a de cesse de vouloir en repousser les limites afin de se rapprocher de la sainteté et atteindre le niveau de la prophétie, état de grande proximité avec Dieu. La non médisance était jusqu’à présent l’apanage des Hassidim. Israël Méïr Kagan mentionne « Le livre des pieux » (Sefer Hassidim), ouvrage du XIIIème siècle, écrit en Allemagne par Yehuda le Pieux, qui eut - et a encore - une influence très forte sur la religiosité juive . L’un des traits distinctifs de la Hassidut médiévale allemande réside dans « un altruisme fondé sur des principes et poussé à l’extrême » . Le « Livre des pieux » constitue une prolongation de la halakha dans un sens éthique très fort, faite du souci de l’autre, du détachement des satisfactions matérielles et d’un renoncement à soi-même allant bien au-delà de ce qu’exige la halakha. Dans l’esprit des Hassidim médiévaux, cette loi n’a vocation à s’appliquer qu’au Hassid, être exceptionnel. Israël Méïr Kagan dans son action et sa vie s’apparente à maints égards à la Hassidut médiévale allemande. Malgré tout, il diverge de cette tradition puisque, la non médisance concernait le Hassid dans l’ouvrage de Yehuda le pieux, et pas tout juif. Israël Méïr Kagan étend le domaine de la halakha jusqu’aux questions de médisance et de honte faite à autrui. De ce fait, les interdits de médisance concernent tout un chacun sans exception, qu’il soit Hassid ou pas. Il faut malgré tout noter qu’il utilise l’expression « je commencerai pour le pieux », preuve que dans son esprit, cette question touche d’abord et avant tout les pieux, qui l’écouteront naturellement et accepteront facilement sa législation, même si elle ne concerne en fin de compte pas qu’eux.

3) Médisance vaut meurtre[modifier | modifier le code]

Pour ce faire, Israël Méïr Kagan montre comment la médisance a pour conséquence indirecte le meurtre, les unions illicites ou l’exil. Il s’agit de faire de la médisance une cause mécanique de la transgression de la loi, sans passer par la médiation de l’histoire ou des créatures célestes, comme dans l’introduction de l’ouvrage. Il n’est pas besoin de recourir à la Cabale et sa conception du fonctionnement de l’univers. Le propos est plus simple et direct, sans référence à une tradition littéraire ésotérique comme le Zohar, dont la connaissance et l’étude étaient réservées à quelques uns. Le Midrash Rabba et le Talmud qu’il cite ici, font partie de la littérature exotérique largement répandue. La médisance entraîne le meurtre et la mort. Tous les exemples qu’il donne, tirés du texte biblique, de l’histoire juive ancienne pour l’épisode de la révolte de Bar Kokhba, ou de la somme halakhique de Maïmonide, le Mishne Tora, vont en ce sens. Israël Méïr Kagan insiste sur ce lien car il y voit la raison suffisante à elle seule pour proscrire et s’abstenir de toute médisance, fut-ce en y prêtant son oreille. Au-delà du lien direct qu’il montre avec le chapitre 22 du premier livre biblique de Samuel, Israël Méïr Kagan fait le lien avec les unions prohibées, entre humains et animaux en l’occurrence, puisqu’il établit cette équivalence via la lecture du récit de la faute d’Adam et Eve que donne le Midrash Rabba. Ce recueil des commentaires des rabbins du Talmud n’a pas de valeur législative en lui-même, néanmoins il donne l’élément qui permet de passer de la médisance à la transgression sexuelle, puis au meurtre indirect du serpent. La faute d’Adam et Eve n’est pas pour la lecture juive d’avoir eu une relation sexuelle, acte qui n’est pas chargé d’une connotation négative, contrairement à certaines lectures chrétiennes. Leur désobéissance à l’injonction divine est en fait la cause et constitue le nœud du problème. Cette désobéissance trouve son origine dans la médisance du serpent concernant l’interdit divin. Ceci ne pose guère de problème. Elle provient d’une lecture directe et d’une compréhension du texte tel qu’il se donne à lire. Le passage de la médisance au meurtre lors de la faute d’Adam et Eve demande une lecture attentive aux détails et la forme même du texte. Chaque mot a sa raison d’être et sa nécessité. Dès lors que Dieu a formulé le texte sous la forme qui est sous nos yeux, il est parfaitement logique et rien n’y est jamais superflu. Les incohérences ne sont qu’apparentes et sont un indice permettant d’accéder à une part de la sagesse et la volonté divine. Il s’agit du pshat ou commentaire littéral qui est trop souvent confondu avec une paraphrase ou une explication de texte. Le pshat constitue le mode de lecture juif par excellence, le sens provient de la résolution des contradictions apparentes, du rapprochement entre versets utilisant le même terme, et des sens possibles d’un même mot. Les rabbins du Talmud ne lâchent pas la piste une fois celle-ci trouvée mais l’explorent et l’approfondissent. Le serpent séduit Eve, et l’entraîne à transgresser, mais puisque séduction il y a, celle-ci ne se serait pas arrêtée là, et aurait aboutie à l’union interdite entre Eve et le serpent. Telle est la raison profonde et réelle du passage au stade de mortel, conscient de son statut, chez l’être humain. La médisance séduit et entraîne la transgression sexuelle, qui à son tour introduit la mort. La médisance constitue, une fois encore, une forme de crime. C’est comme si le serpent avait, grâce à la médisance, pris un ascendant psychologique sur Eve et l’avait ainsi entraînée à sa perte. Ainsi, et par voie de conséquence, le serpent a indirectement commis un meurtre sur la personne du genre humain, au moyen de la médisance. Dans le même ordre d’idée, l’épisode des explorateurs relate une médisance sur la terre d’Israël. Celle-ci entraîne l’errance de 40 ans dans le désert des Israélites, mais aussi, la mort de la génération qui a vécu la sortie d’Egypte, et à qui il ne fut pas donné d’entrer en terre promise. Une fois encore, la médisance entraîne la mort. Tous les exemples qui sont donnés vont dans ce sens, y compris l’épisode de la vente de Joseph en esclavage, qui faillit être mis à mort par ses frères. En fin de compte, le statut de l’interdit de médisance est particulier, puisqu’il ne figure pas parmi les commandements explicites unanimement reconnus par les rabbins, alors que par ailleurs, il est fondamental au vu des mises en garde de la Tora écrite, le Pentateuque. De plus, la médisance synthétise les « commandements vis-à-vis de son prochain » pour reprendre la terminologie rabbinique. Il s’agirait donc d’un commandement clé régulant l’ensemble des rapports entre les humains. Pour le dire autrement, la médisance constituerait la clé de voûte de l’éthique.

CONCLUSION[modifier | modifier le code]

La médisance pourrait de prime abord, être considérée comme une modalité de l’éthique. La question serait alors de définir la parole éthique, et constituerait l’application de l’éthique au domaine de la parole. Kant, dans la « Métaphysique des mœurs » situe la question en ces termes, puisqu’il range la médisance dans les « vices qui portent atteintes au devoir de respect envers les autres hommes », au même titre que l’orgueil et la raillerie. Le texte de Israël Méïr Kagan va bien au-delà et adopte une perspective totalement différente. Il s’agit ici véritablement d’une éthique de la parole. Il ne s’agit plus d’un vice, rattaché à la morale par le biais du respect d’autrui comme impératif catégorique de notre raison, mais du fondement même de la morale. Ce faisant, l’éthique dont il s’agit, centre la question sur celle de la nature du lien entre les êtres humains, sa forme et son contenu ainsi que leur action/réaction ayant des conséquences pour tous. L’ensemble du texte repose sur le caractère impératif de la Tora pour tout juif. Il est malgré tout possible d’étendre la démarche à tout être humain, juif ou pas, sans nécessairement ancrer la réflexion dans la croyance monothéiste telle qu’elle s’exprime dans et par le judaïsme. La démarche repose sur la vocation au bonheur, la paix et la liberté du peuple juif et sa responsabilité tant vis-à-vis de Dieu que de son environnement. Une telle vocation et aspiration au bonheur n’est pas spécifique au peuple juif mais fonde l’existence humaine. De même, l’humain est par définition un être de parole. L’approche proposée et détaillée par Israël Méïr Kagan peut par conséquent, s’étendre à l’ensemble du genre humain sans qu’il soit nécessaire d’en modifier substantiellement la logique. L’éthique dont il s’agit, entend permettre le bonheur de tous en régulant l’interaction verbale entre les êtres humains. Paradoxalement, les questions éthiques rejoignent ainsi les réflexions les plus récentes de la science. Depuis 1945 environ, de nombreux mathématiciens et scientifiques ont pris conscience que la compréhension et la modélisation du fonctionnement des systèmes complexes, qu’ils soient informatiques, mécaniques ou le vivant ne peuvent être correctement effectuées qu’en procédant à l’analyse des objectifs du système, de l’information qui s’échange entre ses différentes parties, et de la façon dont chacune d’elles réagit à l’information qu’elle reçoit. Ainsi, Israël Méïr Kagan aurait exprimé dans un langage religieux, au moyen de symboles tirés d’une tradition aux antipodes de la recherche scientifique, une éthique qui pourrait s’analyse à partir des théories modernes des systèmes bien avant que celles-ci ne se constituent. Sans doute faut il y voir la marque d’un homme exceptionnel, tant par ses qualités personnelles que la puissance de sa réflexion, par une capacité rare à conjuguer l’utilisation et l’approfondissement des outils intellectuels à sa disposition avec l’analyse du monde qui l’entoure, et la volonté de l’améliorer. Il correspond à tous égards, à la définition de l’intellectuel engagé et mérite, à ce titre, l’admiration et le respect dont il a toujours fait l’objet.

Annexes[modifier | modifier le code]

ANNEXE I : GLOSSAIRE[modifier | modifier le code]

Shekhina[modifier | modifier le code]

Ce terme désigne la présence divine dans le monde et est utilisé pour signifier une manifestation divine en lieu précis. La shekhina protège Israël lorsqu’il est vertueux et pieux et se retire lorsque Israël n’est pas fidèle à la parole divine. Le terme est apparu à l’époque de la mishna et n’est pas employé dans la Bible. (voir Ephraïm Urbach, “les sages d’Israel”, chap III)

Guémara[modifier | modifier le code]

Voir Talmud.

Hayim Vital[modifier | modifier le code]

Rabbin qui vécut en Israël de 1542 à 1620 où il nacquit, sans doute à Safed. Il fut l’un des plus grands kabbalistes palestiniens et principal disciple de Rabbi Isaac Louria jusqu’à la mort de ce dernier. Il s’attela ensuite à la rédaction des enseignements de Louria. Son ouvrage le plus connu est “L’arbre de vie”, qui expose la doctrine kabbalistique de Louria. “Les portes de sainteté” est son principal ouvrage éthique qui expose les moyens d’atteindre la perfection spirituelle et religieuse.

Maïmonide ou RaMBaM (acronyme de Rabbi Moshe Ben Maïmon)[modifier | modifier le code]

Maïmonide est le rabbin, décisionnaire, philosophe, médecin et astronome le plus éminent du judaïsme médiéval. Il vécut au XIIème siècle ; né à Cordoue en Espagne en 1135 ou 1138, il vécut en Afrique du Nord et au Caire où il mourut en 1204. Son code juridique “mishneh Tora” (répétition de la Tora) est l’une des compilations majeures de la loi juive. Chaque volume regroupe les lois traitant d’un sujet en particulier : organisation des tribunaux rabbiniques, fêtes, etude, opinions, etc... Son autre ouvrage majeur “Le guide des égarés” représente un sommet de l’aristotélisme médiéval. Il constitue l’ouvrage le plus important de la philosophie juive au moyen-âge.

Mishna[modifier | modifier le code]

Ce corpus regroupe les enseignements et conclusions orales des premiers rabbins (tannaïm), principalement en matière de halakha. Il fut compilé au IIIème siècle en Palestine. La Mishna représente le document religieux le plus important pour le judaïsme après la Bible et constitue le socle de base du Talmud. La Mishna est divisée en six ordres, chacun d’eux comportant plusieurs traités. Une référence à la Michna s’effectue en indiquant le traité, le chapitre et le numéro de la Mishna, qui est reprise dans toutes les éditions.

Midrach[modifier | modifier le code]

Le midrach est une forme de commentaire biblique ayant pour but d’expliciter le texte dans un sens homilétique ou juridique en usant de la parabole, de l’association de mots entre versets ou de légendes. Les rabbins de l’époque de la gemara rédigèrent un commentaire verset par verset de la Bible appelé Midrach Rabba. Il reste aujoud’hui sept livres de ce commentaire ; il est d’usage de les désigner plus précisément par le livre commentés : Genèse Rabba, Lamentations Rabba, Exode Rabba... Le Sifré est un midrash juridique et homilétique des livres des Nombres et du Deutéronome. Il fut rédigé à l’époque de la Michna. Le Tana devei Elyahou a été rédigé plus tardivement au cours de la période qui va de la conquête musulmane (env. 640) jusqu’à la fin du Xème siècle.

Nahmanide ou RaMBaN (acronyme de Rabbi Moshe Ben Nahman)[modifier | modifier le code]

Rabbin espagnol (1194 – 1270) de premier plan, auteur d’un commentaire biblique contenant des éléments philosophiques, homilétiques avec des éclairages mystiques.

Rashi (acronyme de Rabbi Shlomo Ytzkhaki)[modifier | modifier le code]

Rabbin français du XIème, auteur du commentaire de la Bible le plus connu dans le monde juif. Son commentaire constitue la base du commentaire juif de la bible et constitue, depuis sa publication, une référence incontournable pour interpréter la Bible.

Section du pentateuque (sidra ou parasha en hébreu)[modifier | modifier le code]

L’ensemble de la Tora écrite, le pentateuque, est lu dans son intégralité en un cycle annuel. La lecture se fait à la synagogue selon un découpage en 52 sections. Il est d’usage, dans la tradition juive, de faire référence à un verset par le nom de la section dont celui-ci fait partie. Ce nom est l’un des premiers mots du premier verset de ladite section. Nous avons préféré conserver le nom hébraïque de chaque section, en le translittérant. En effet, ce système de référence au texte n’est utilisé et n’a de sens que dans son usage en hébreu, et la lecture du pentateuque dans cette langue.

Responsa (Teshouva en hébreu)[modifier | modifier le code]

Ce terme latin – sing. Responsum – désigne les réponses écrites concernant des problèmes de loi et d’érudition juives apportées par des experts du Talmud à des questions soulevées par des collègues, des laïcs ou des communautés. Les responsa ont constitué depuis la période talmudique un ensemble de précédents et de décisions rabbiniques faisant jurisprudence.

Talmud[modifier | modifier le code]

L’étude de la Michna se poursuivit assidûment après sa compilation, dans les deux centres de Palestine et Babylone pendant une période de sept siècles, depuis environ 200 av. EC jusqu’à environ 500. Celle-ci est appelée période de la Guemara, de l’araméen guemar qui signifie “ce que l’on apprend de la tradition”. Pour des raisons sociales et politiques, les rabbins de Palestine furent obligés de consigner une fois de plus la loi orale. Vers 425 EC, la première édition du Talmud vit le jour, regroupant la Mishna et sa discussion la Guemara. Comme elle était le fruit des travaux des centres de Palestine, elle fut appelée (improprement) Talmud de Jérusalem. Les académies babyloniennes continuèrent leurs travaux d’approfondissement au delà de leurs homologues en Palestine. On estime que cette deuxième version de la Guemara fut compilée aux alentours de 500 EC, pour constituer, avec la Mishna, le Talmud de Babylone. Le centre religieux et spirituel s’étant progressivement déplacé en Babylonie, le Talmud de Babylone fit autorité dans le monde juif par la suite. Lorsqu’on l’on fait référence au Talmud sans préciser, il est implicite qu’il s’agit du Talmud de Babylone. En tant qu’ouvrage de référence, la pagination du Talmud de Babylone a été fixée par l’édition Bomberg de 1520-1523. Chaque folio est repéré par un numéro. Celui-ci comportant deux faces, le recto est désigné par un a et le verso par un b. Toutes les éditions reprennent ce découpage. Une référence au Talmud commence toujours par l’indication du traité, puis du folio et l’indication recto ou verso pour le Talmud de Babylone, ou un chapitre et une loi pour le Talmud de Jérusalem.

Tora[modifier | modifier le code]

Il n’existe pas de définition univoque du mot Tora commune à l’ensemble des textes et ouvrages rabbiniques, ni la tradition juive en général. Le “Dictionnaire encyclopédique du judaïsme” (article ‘Tora’) distingue plusieurs sens : 1. le pentateuque en tant que ces livres sont selon la tradition juive la parole divine telle qu’elle a été dictée par Dieu à Moïse lors de la révélation sinaïtique ; 2. l’ensemble des livres bibliques tels que fixés dans le canon juif par extension ; 3. le canon biblique et son explication, interprétation légale donnée par la “loi orale”, c’est à dire par la mishna et le Talmud. Pour la tradition juive, en effet, le canon biblique ne peut être compris, étudié et mis en oeuvre indépendamment de ces deux derniers textes. La distinction est alors faite entre Tora écrite (Tora shebikhtav) et Tora orale (Tora shebe’alpe) ; 4. Par extension, peut parfois désigner l’ensemble du corpus légal et homilétique de la Bible, de la mishna et du Talmud jusqu’aux responsa et interprétations rabbiniques Rabbi Israël Méïr utilise ce terme dans le sens 3 ci-dessus et plus précisément par rapport à l’ensemble des commandements. Il distingue cependant la Tora des ouvrages rabbiniques ultérieurs (essentiellement médiévaux) et n’entend pas le mot au sens du 4. Trône de gloire Le monde du trône de gloire désigne le monde supérieur où Dieu et ses créatures se tiennent. Cette expression d’origine biblique, et plus particulièrement des visions du prophète Ezéchiel a été développée par la littérature mystique (cf Gershom Scholem, “les grands courants de la mystique juive”, ch.2). Zohar Ouvrage majeur de la mystique juive et texte fondamental de la kabbale, le Zohar commente de façon ésotérique le pentateuque. Attribué traditionnellement à un rabbin du Talmud Rabbi Shimon Bar Yohaï l’ouvrage fut vraisemblablement rédigé en Espagne au XIIIème siècle, par Moïse ben Shem Tov de Leon. Il est souvent considéré comme un livre canonique au même titre que la Bible et le Talmud.

ANNEXE II : BIBLIOGRAPHIE[modifier | modifier le code]

Haphets Hayim ; édition Merkaz Hasefer ; 1999 ; Jérusalem Lester Samuel Eckman “Revered by all – introduction to the life and work of Rabbi Méir Kagan Hapetz Hayim” ; 1974 ; Shengold publishers New-York Article “Israel, Méïr kagan ” ; Encyclopedia Hebraica ; Jerusalem (en hébreu) Immanuel Etkes “Rabbi Israel Salanter and the Mussar movement - seeking the Torah of truth” ; 1993 ; The jewish publication society ; Philadelphie Charles Mopsick “Les grands textes de la Cabale – les rites qui font Dieu” ; 1992 ; Editions Verdier –Lagrasse Charles Mopsik « La cabale » ; 1997 ; Editions Bayard ; Paris « Dictionnaire Encyclopédique du judaïsme » ; collectif traduction de Sylvie-Anne Goldberg ; 1997 ; Editions Laffont ; Paris Gershom Scholem « Les grands courants de la mystique juive » ; 2002 ; Editions Payot ; Paris Gershom Scholem « la kabbale et sa symbolique » ; 2003 ; Editions Payot, Paris, traduction de l’allemand de Jean Boesse Adin Steinsaltz « La rose aux treize pétales : introduction à la Cabbale et au judaïsme » ; 2002 ; Editions Albin Michel ; Paris La Bible hébraïque avec les commentaires en hébreu « Miqra’ot Guédolotes » La Sainte Bible traduction Louis Segond ; 1991 ; American Bible Society Maïmonide, Rabbi Moshe Ben Maïmon dit RaMBaM « Mishneh Tora » (en hébreu) ; sections « Hilkhot Deot », « Hilkhot Yessodei HaTora » ; Jérusalem ; Hayim Vital « Cha’arei Qedoucha » (en hébreu) ; Jérusalem Yona Ben Abraham (Rabbi Yona miGerondi) « Cha’arei techuva » ; Edition bilingue ; Jérusalem Jehudah ben Chemouel le Hassid « Le Guide des Hassidim : Sefer Hassidim » traduction d’Edouard Gourévitch ; 1998 ; Editions Le Cerf Talmud de Babylone ; Edition Steinsaltz ; Jérusalem Ephraim Urbach, « Les sages d’Israel », éditions du Cerf- Verdier, traduction de l’hébreu par Marie-José Jolivet, Paris 1996 Ryvon Krigier « La loi juive à l’aube du XXIème siècle » ; 1995 ;Editions Messer ; Paris Joel Roth « The halakhic process : a systemic analysis » ; 1986 ; Editions du Jewish Theological Seminary, Moreshet Series, New York Kant « Métaphysique des mœurs » ; 1986 ; Œuvres complètes Tome III - Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, traduction de l’allemand de Joëlle Masson et Olivier Masson Kant « Sur un prétendu droit de mentir par humanité » ; 1986 ; Œuvres complètes Tome III, Paris, Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, traduction de l’allemand de Luc Ferry Kant « Critique de la raison pratique » ; 1952 ; Editions Vrin Paris Ludwig Von Bertalanffy « General System Theory » ; 1969 ; Editions George Braziller Inc ; New-York Norbert Wiener « Cybernetics : or control and communication in the animal and the machine » ; 1961 ;Editions MIT press, Boston Massachussets Simon Doubnov (ou Dubnow) « Précis d’histoire juive » ; 2002 ; Editions le Cerf ; Paris , traduction de Isaac Pougatz Simon Dubnow “History of the jews in Russia and Poland: From the Earliest Times Until the Present Day (1915)” traduction en anglais de Israel Friedlaender, 2000 , Editions Avoteynu Raphael Draï “Le mythe de la loi du Talion” ; 1996 ; Editions Economica ; Paris Emmanuel Lévinas « Lectures talmudiques » ; 2005 ; Editions de Minuit ; Paris Moise ben Jacob de Coucy « Sefer Mitsvot Gadol », 1991 ; Edité par Alter Pinḥas Farber ; Jérusalem