Utilisateur:AhmedAgoujil

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Introduction :

Que ce soit dans la mythologie grecque avec la quête de la toison d’or, pendant laquelle Jason et ses argonautes vont défier rochers Symplégades, taureaux crachant du feu, guerriers de Spartes et Dragon ou bien avec Hermès le porteur de béliers (hermès criophore), ou bien dans la civilisation égyptienne avec le Dieu Amon, avec des pouvoirs de fécondité, ou alors dans les récits bibliques et islamiques avec Abraham qui voulait offrir son fils Isaac ou Ismaël en holocauste, et qui fut épargné à la dernière minute par un sacrifice. Dans tous ces récits, le bélier et sa laine avaient toujours une place prépondérante dans l’imaginaire de ces civilisations que ce soit primitive ou autre. Une place, certes, sacrée, et qui s’est transmise de génération en génération. Cette sacralité a fait du chemin, jusqu’à ce qu’elle parvienne à nous en tant que rituels et pratiques exécutés de manière consciente ou inconsciente dans le métier de tissage.

En effet, tisser ne signifie pas seulement élaborer des tapis. Mais c’est prédestiner et réunir telles les Moires qui, en filant, nouent le destin. Tisser signifie aussi et surtout créer ; c’est un enfantement, et c’est pour cette raison que les femmes, quand le tissu est terminé, coupent les fils en bredouillant des formules de bénédictions pareilles à ceux de la sage-femme coupant le cordant ombilical du nouveau-né. Le tissage au Maroc, en général, ne fait pas exception, c’est une coutume très ancienne, elle est attestée depuis la haute antiquité berbère, elle est traversée ici et là par des rituels qui viennent de loin, des pratiques enracinées dans la mémoire collective et conséquemment de notre patrimoine culturel immatériel de nos parents, de nos grands-parents et de nos ancêtres.

Dans la région de Beni Mellal - Khenifra, le métier à tisser est une activité féminine par excellence, qui a permis aux femmes d’avoir un rôle dans la société et du coup, aider en quelques sortes les hommes pour subvenir aux besoins quotidiens. Donc, comment les femmes de la région susmentionnée pratiquaient cette activité ? Quelles sont ses étapes et ses outils de travail ? Et par-dessus tout quels sont les rituels qui accompagnent cette activité ?

Pour aborder ces questions nous allons adopter la méthode qualitative, qui va nous permettre de rassembler un grand nombre d’informations, en interviewant de manière directe quelques femmes qui ont pratiqué et pratiquent encore le tissage jusqu’à aujourd’hui. Ainsi que l’observation participante laquelle, à l’opposé de la simple observation, celle-là va nous aider à collecter plus d’informations, puisque le sujet porte sur les rituels et pratiques du tissage.

Tondaison de la laine

Le long processus de tissage commence par tondre la laine du troupeau ; brebis et moutons, c’est une pratique collective se basant sur la notion de (Twiza), elle se fait dans la plupart des cas à la fin du mois d’avril et se prolonge jusqu’à juin. Elle a pour objectif de prendre soin des moutons, et les protéger contre la chaleur tout en leur donnant le temps de faire pousser cette matière pour résister au froid de l’hiver prochain. La tondaison commence très tôt le matin, les tondeurs (Ijalamane) ligotent les brebis afin de les empêcher de bouger, et entament la tondaison du haut vers le bas, avec un grand ciseau façonné pour cette raison, qu’on appelle (Timchrate). Pendant cette activité, les hommes, sur un air joyeux chantent :

Traduction en français Chant en berbère

Oh ! Mon foyer , je suis riche, je me suis fait de l’argent et du bétail ; Dieu m’a gratifié et la Mecque m’appelle. أوا ياتخامتنو ييخام المال أوا يخام إزيار أوا أسا يفرج غيفي ربي أوا تغراييد مكا


Tandis que les femmes s’occupent de préparer les repas, à commencer par le thé à la menthe accompagné d’huile d’olive, miel, beurre et pain d’orge le matin, puis le couscous lors du déjeuner, la journée se termine par un sacrifice, une libation sanglante qu’on appelle (la sadaqa). C’est un sacrifice donné en vue d’obtenir la (baraka) c’est-à-dire la bénédiction.

Le lavage de la laine :

Le lendemain de la tondaison, les femmes ramassent la laine et se dirigent vers la rivière la plus proche, où elles vont laver cette toison des salissures. Il est à signaler que cette pratique se faisait autrefois avec une plante qu’on appelle (Tighecht), l’alun (الشبة) et la cendre, mais aujourd’hui on utilise la lessive.

Le travail commence par jeter sept pierres à la rivière afin de ne pas subir la malédiction des esprits de la rivière, puis les femmes construisent un bassin contenant de l’eau douce courante tout en y plaçant un grand galet plat, sur lequel on place la laine qui va être rossée par des coups de gourdin appelé (Tazdoute) après avoir prononcé ‘’Bismillah (au nom de Dieu). Dans la plupart des cas ce travail se fait de manière collective et partagée, et au fur et à mesure du blanchissage, d’autres femmes se préoccupent de faire sécher la laine à la chaleur du soleil, presque toute la journée. Le soir, quand le travail est fini, les femmes ramassent la laine et rentrent à la maison, et détalent la laine sur le toit de la maison durant quelques jours pour avoir la certitude que la laine est bien desséchée.


La transformation de la laine :

Parce que le tissage est un devoir astreignant, les femmes tisserandes, dès que le ménage est terminé, se retirent dans un coin bien préparé et bien nettoyé où elles vont travailler la laine avec deux peignes (إِسِكَان المشط -) qui séparent vigoureusement la laine retenue prisonnière de leurs dents métalliques. Cette étape donne à la laine une apparence mousseuse et touffue, avant de la passer au cardage avec deux planchettes en bois hérissées de clous appelées crades (« Ikarchalene ») pour démêler les fibres de la laine. Cette opération est accompagnée dans la plupart des cas de chants que les femmes fredonnent entre elles au rythme du frottement des cardes. Durant cette besogne de répétition, laine, crades et tisserande se combinent dans une seule et unique entité spirituelle, qui s’anime dans un mouvement énergique de va-et-vient. Le résultat de cette opération est un ensemble de lingots de laine que la tisseuse va cacher loin des regards pour préparer l’étape prochaine pendant laquelle on va transformer ces lingots en fils via la quenouille (تَارُّوكَا) et le fuseau avec sa toupie (izdiالمغزل- ) que les femmes font tourner rapidement soit entre l’index et le pouce, ou bien en le roulant sur le pied et de l’autre main, elles raccordent la mèche tirée du lingot de la laine. Les fileuses façonnent les fils selon le type de tissu désiré ; un vêtement imperméable exige des fils très fins, alors qu’une couverture se contente d’un fils épais.

Monter le métier à tisser :

Après des mois de travail, quand le processus de filage est terminé, les femmes abordent l’installation du métier à tisser selon le même principe vu durant l’étape de la tonte à savoir (Twiza), parce que ce travail a besoin au moins de trois femmes. Elles plantent trois piquets autours desquels elles enroulent les fils. Le piquet du milieu est nommé l’âme du métier parce qu’il empêche l’emmêlement et l’enchevêtrement des fils. Et parce que cette étape est très délicate, les femmes l’entament avec un rituel ancestral, en présentant des dattes ou le sucre dans un tamis à ceux qui sont présent lors du montage afin que le métier soit (حلو), tout en faisant attention que les jeunes filles ne passent pas en dessus des fils, parce que ceci attire des ennuis au mariage (التقاف), et si par hasard une fille passe en dessus, elle doit rebrousser chemin immédiatement et par la même place. Parmi les rituels pratiqués durant cette étape, si un homme passe tout près, les femmes le frappent avec la pelote de fils ce qui l’oblige à poser quelques pièces ou du moins un morceau de bois cassé dans le tamis qui contient les dattes ou le sucre (البياض) pour dévier le sortilège et l’éloigner.

Lorsque la mise en chaîne est terminée on remplace les piquets par deux longues traverses en bois, celle d’en bas est féminine, appelée (Afgag nwakal) tandis que celle d’en haut est masculine, elle est nommée (Afgag n’ogna ou bien Tighdwine) qui vont être supportées par des piliers appelés (Timdwines), c’est comme si cette activité de tissage est un accouplement entre ciel et terre, c’est une procréation. Et parce que cette besogne est fatigante, les femmes font la prière suivante :

Traduction en français Prière en berbère

Que Dieu épargne ma fille d’être présente le jour du montage du métier à tisser et le jour de sa coupure. اور اسحضار ربي إيلينو اس نَتْكُورِي نوسطى

إ واس نُبُويْ نوسطى

Il est à signaler que les outils du métier à tisser ne se prêtent pas, ils sont hérités de mère en fille, et quand on ne travaille pas avec, ils sont suspendus sur un mur ; il ne faut ni les séparer ni les poser par terre.

Parmi les chansons fredonnées lors du tissage on trouve :

Traduction en français Chanson berbère

Le prophète m’a dit de sortir du métier à tisser Le prophète m’a dit que je t’aiderai le soir. إنايي النبي فغد الان نوسطا تورو طيت انايي النبي نمعاوان اسطا تدكات

C’est-à-dire que le tissage est strictement interdit le soir parce que les anges se préoccupent de cette tâche à notre place pendant la nuit, et c’est la même chose le vendredi ainsi que les jours de fêtes religieuses. C’est pour cette raison qu’il faut couvrir le métier à tisser par une couverture tout au long de ces périodes. Le long processus de tissage se termine par une opération strictement interdite aux hommes c’est la section du tapis, opération insolite et délicate en même temps, parce que les rituels accompagnant cette besogne suggèrent la vie et la mort en même temps ; d’abord la mort du métier à tisser et ce n’est pas par hasard si les femmes parlent du métier comme si elles parlaient d’un être vivant qui a une chaire et une âme, il nait et grandit. Mais cette mort va engendrer une naissance ; la naissance du tapis et c’est pour cette raison que les femmes fredonnent les prières suivantes en passant un bout de laine mouillé sur la place qui va être coupée : Traduction en français La prière en berbère Je témoigne qu’il n’y a point d’autre divinité qua Allah et que Mahomet est son Envoyé (x3) لا إلاه إلا الله محمد رسول الله لا إلاه إلا الله محمد رسول الله لا إلاه إلا الله محمد رسول الله

C’est une relation paradoxale qui, par l’égorgement du métier à tisser qui a une âme et qui a grandi suffisamment pour donner naissance à un autre être qui n’est autre que le tapis ou autre.


Conclusion :

Le tissage est une coutume très ancienne, elle est attestée depuis la haute antiquité berbère. Il a permis aux femmes d’avoir un rôle au sein de la famille auprès de leurs maris. C’était une pratique qui jouait un rôle social en tissant un esprit de cohabitation entre les membres de la communauté en se basant sur la notion de Twiza qui a toujours existé dans les tribus amazighes entre les divers domaines. Il a aussi permis de nouer une certaine relation entre les différentes autres civilisations que ce soit musulmanes, juives, berbères et autres…. Ainsi, le tissage est l’exemple le plus frappant d’un esprit de tolérance. C’est pourquoi depuis la tondaison jusqu’à la coupure du tissu, cette pratique se nourrit de toute une série de rituels et de pratiques. Par conséquent, la laine est traitée jadis avec soin et travaillée selon un rituel qui se transmet de génération en génération ; de mère en fille. Malheureusement, dernièrement on ne donne pas la même importance et la même valeur à cette matière pour plusieurs raisons, parmi lesquels on peut citer ce que Frantz Fanon appelle l’aliénation ou l’acculturation, car à force de changer d’identité dans un environnement sauvage de machinerie de technologie et d’envahissement économique sur tous les niveaux, le risque est celui de la perdre.