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s:W ou le souvenir d'enfance

Georges Perec - Absence d'histoire

Je n'ai pas de souvenir d'enfance. Jusqu'à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j'ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j'ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la sœur de mon père et son mari m'adoptèrent.

Cette absence d'histoire m'a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidence apparence, son innocence, me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer, n'était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente.

"Je n'ai pas de souvenirs d'enfance" : je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L'on n'avait pas à m'interroger sur cette question. Elle n'était pas inscrite à mon programme. J'en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, l'Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps.

Georges Perec (1936-1982) - W ou le souvenir d'enfance (éd. Gallimard 1975).

s:Le Cor

Alfred de Vigny - Le Cor

J'aime le son du Cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu'il chante les pleurs de la biche aux abois,
Ou l'adieu du chasseur que l'écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.
Que de fois, seul, dans l'ombre à minuit demeuré,
J'ai souri de l'entendre, et plus souvent pleuré !
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui précédaient la mort des Paladins antiques.(…)
Ames des Chevaliers, revenez-vous encor?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor ?
Roncevaux ! Roncevaux ! Dans ta sombre vallée
L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée ! (…)
Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois !

Alfred de Vigny (1797-1863) – Le Cor (Poèmes antiques et modernes) [1]

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s:Le Printemps

Rémy Belleau - Le Printemps

(…)Fais donc, Seigneur, que nos provinces,
Nos temples, nos feux et nos princes,
Se couplent d'un lien si doux
Que la paix demeure entre nous ;
Que les querelles domestiques
La vengeance ni la rancœur,
Ou quelque autre importun malheur
N'offense plus nos Républiques,
Afin que nous puissions, heureux,
Sans guerre, sans peur, sans envie,
Tirer le fil de notre vie
Hors de ces troubles orageux,
Et, qu'en cette saison nouvelle,
Nous voyions la gente hirondelle,
La terre et le ciel et les ans
Nous ramener un beau printemps.

Rémy Belleau (1528 – 1577) [2]

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s:Madame Bovary

Madame Bovary

Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement. Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l'horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu'à elle, vers quel rivage il la mènerait, s'il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargé d'angoisses ou plein de félicités jusqu'aux sabords. Mais, chaque matin, à son réveil, elle l'espérait pour la journée, et elle écoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s'étonnait qu'il ne vînt pas; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste, désirait être au lendemain.

Le printemps reparut. Elle eut des étouffements aux premières chaleurs, quand les poiriers fleurirent.

Dès le commencement de juillet, elle compta sur ses doigts combien de semaines lui restaient pour arriver au mois d'octobre, pensant que le marquis d'Andervilliers, peut-être, donnerait encore un bal à la Vaubyessard. Mais tout septembre s'écoula sans lettres ni visites.

Après l'ennui de cette déception, son cœur de nouveau resta vide, et alors la série des mêmes journées recommença.

Gustave FlaubertMadame Bovary ( I; 9) (1857)

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s:Tu chercheras mon visage

John Updike - Drippings

Mais le plus étrange avec les drippings de Zack (= Jackson Pollock), c'est que, en dépit de la violence des détails, des éclaboussures, des mélanges pâteux, l'ensemble dégage une impression de calme.(...) Oui, il y avait une véritable paix, un équilibre, une quiétude dans ses toiles, dans lesquels je ne peux voir que le reflet de son humeur quand il était là-bas, dans le froid de la grange, loin de moi, loin des experts de la critique, loin de ces rosses de femmes pleines aux as et de ces étrangers méfiants qui dirigeaient les galeries, délivré même de son besoin de boire : il était en paix, superposant ses motifs les uns sur les autres, jusqu'à ce qu'il doive s'arrêter et attendre que la peinture sèche. Et puis il y a une telle innocence dans cet homme en train de danser et de s'agenouiller autour de la toile par terre, une telle capacité enfantine à s'absorber dans l'action pure, que j'ai envie de le serrer dans mes bras et de lui demander pardon de l'avoir amené sur un terrain où il pouvait terrasser la beauté et d'être restée incapable de lui montrer comment retirer un bonheur durable d'une telle expérience.

John UpdikeTu chercheras mon visage (éd. du Seuil, 2006) (p.111)

s:L'Appel de Cthulhu

H. P. Lovecraft - L'Appel de Cthulhu

Cthulhu lui aussi vit encore, je suppose, dans ce gouffre de pierre qui l'abrite depuis le temps où le soleil était jeune. Sa cité maudite est engloutie, une fois de plus le Vigilant est passé sur les lieux mêmes, après la tempête d'avril. Mais ses ministres sur terre continuent à mugir, à caracoler et à tuer dans les lieux solitaires, autour des monolithes couronnés de son image. Il a dû être piégé par le naufrage alors qu'il se trouvait dans sa noire citadelle, sinon, à l'heure qu'il est, le monde entier hurlerait de terreur. Qui peut prévoir la fin? Ce qui a surgi peut disparaître, et ce qui a sombré peut surgir à nouveau. L'abjection attend son heure en rêvant au fond de la mer, et la mort plane sur les cités chancelantes des hommes. Un jour viendra - mais non, je ne dois ni ne puis y penser! Si je ne survis pas à ce manuscrit, fasse le Ciel que mes exécuteurs testamentaires, préférant la prudence à l'audace, s'assurent qu'il ne tombera pas sous d'autres yeux..."

H. P. Lovecraft (1890-1937) - L'Appel de Cthulhu (dernier §) (éd. Pocket) [3]